Un événement inattendu renseigne sur les tractations avant la chute de Damas
Par Ali Akika – On croit rêver ! Des émissaires américains et européens ont fait le voyage de Damas (référence au voyage de Saint Paul qui se convertit au christianisme) et rencontré le nouveau «maître» de la Syrie. Faire le voyage de Damas, en langage populaire, veut dire retourner sa veste. Quel avenir peut-il se construire à partir d’un marigot où pataugent le vieux monde et ses petits soldats de la désinformation pour qui la réalité doit se soumettre à leurs fantasmes ? Laissons ce monde fatigué rêvasser debout et regardons les yeux ouverts la tempête qui va souffler sur la Syrie.
L’effondrement du régime syrien ne signifie pas l’abdication du peuple ni la disparition de son pays. La rapidité et l’enchaînement des événements ont surpris mais ne peuvent figer les choses, bien au contraire. Paradoxalement, c’est cet inattendu événement qui nous «renseigne» sur des tractations de l’ombre qui ont «préparé» la chute de Damas. Ainsi, on a vu et entendu, une semaine avant ladite chute, le chef de la diplomatie iranienne déclarer que son pays était prêt à intervenir militairement en Syrie. On a su ensuite que le forum d’Astana regroupant la Russie, l’Iran et la Turquie, s’était réuni à Doha, au Qatar. Ce forum nous ouvre une petite fenêtre pour saisir le film qui permet d’identifier les chacals qui agissent dans l’ombre.
Une fois le départ du président Al-Assad et la chute de Damas confirmés, les ministres de la Turquie et de l’Iran ont fait des déclarations publiques quelque peu différentes à la suite de la réunion d’Astana. En confrontant leurs déclarations, on pouvait déduire que la Turquie, actrice militairement sur le terrain, a joué un rôle décisif à la réunion du Qatar. Membre de l’OTAN, elle avait ses propres renseignements sur ce qui s’est mijoté à Idlib. La Turquie les «partagea» avec la Russie et l’Iran. Ces deux pays pouvaient évidemment contrôler l’authenticité des renseignements turcs sur le processus enclenché à partir d’Idlib. Ainsi, au Qatar, il semble qu’on ait «décidé» que «la bataille de Damas n’aura pas lieu». On a assisté alors au départ du président syrien, à l’arrêt des combats de l’armée syrienne, les Russes déplaçant leurs troupes et matériels dans leur base de Tartous. Quant aux Iraniens, ils ont rapatrié leur personnel militaire et diplomatique par avion à partir de Tartous. Le Premier ministre du gouvernement syrien assura la passation du pouvoir en remettant les dossiers des ministères au nouveau maître de Syrie pour assurer la «continuité du fonctionnement de l’Etat».
J’ai cité Idlib, point de départ de la conquête du pouvoir, car c’est dans cette petite ville que se sont entraînés et se ravitaillaient les groupes armés islamistes et c’est là que les plans ourdis contre la Syrie furent élaborés. Idlib sera-t-elle considérée comme une grave faute politique du régime syrien ? Car, en 2015, les forces gouvernementales avaient repris Alep et la décision politique fut prise d’envoyer les groupes d’opposition et leurs familles dans le nord du pays. Dix ans plus tard, on voit les conséquences militaires et stratégiques de la décision politique de 2015. Idlib est située non loin de la Turquie qui facilitait le ravitaillement des groupes armés et permettait à la Turquie d’avoir l’œil sur les Kurdes installés dans la même région. Les Américains étaient aussi installés à Dar-Zohar où ils volaient le pétrole syrien et protégeaient les Kurdes. Quant au Mossad, il avait son siège de l’autre côté de la frontière, au Kurdistan irakien.
Ajoutons deux informations qui ne doivent pas être étrangères à la chute de Damas. La première, c’est la proposition des Russes faite à Al-Assad quelques mois auparavant pour qu’il rencontre Erdogan. Le président syrien n’a pas répondu à cette invitation. Comme il a refusé, du reste, une offre militaire des Iraniens citée plus haut dès le début de l’offensive partie d’Idlib. Le refus de ces offres publiques des alliés de la Syrie, les historiens en révéleront les raisons. Pour l’heure, on ne peut que spéculer sur l’attitude du président Al-Assad. Sont-ce le vieux et ottoman contentieux historique et l’occupation actuelle de son pays qui ont empêché Bachar Al-Assad d’aller à Canossa chez Erdogan ? Souveraineté et dignité nationales obligent ! L’histoire nous dira si le non à la Russie et à l’Iran ont été une deuxième faute d’Al-Assad ou une appréciation mal calculée du danger qui se préparait contre son pays.
Il faut avoir à l’esprit que l’invasion de la Syrie par des groupes de diverses origines, armés et entretenus par des puissances étrangères, s’est déroulée dans une conjoncture internationale précise. Fin de la mondialisation «heureuse» et ses conséquences, désindustrialisation de l’Europe, menace contre la suprématie du dollar. Emergence de la Chine au rang de deuxième puissance économique. Sur le plan militaire, guerre en Ukraine et en Palestine qui redistribuent les cartes politiques en Europe et au Moyen-Orient. Tous ces bouleversements ne sont pas étrangers aux rivalités Etats-Unis/Russie-Chine qui enterrent les accords de Yalta et ouvrent un nouvel horizon, celui du multilatéralisme dans les relations internationales.
Limitons-nous au Moyen-Orient. Jusqu’ici, cette région était la chasse gardée des Etats-Unis qui ont un allié de l’Etat d’Israël, une sorte de police locale pour surveiller ses voisins. Avec les accords d’Abraham, cadeau généreux de Trump, Israël a réussi son objectif de neutraliser des Etats arabes. Le rêve tant attendu et espéré d’évacuer la Palestine du calendrier et de l’agenda de la région était en train de se réaliser. Le 7 octobre 2023, Israël se réveille et constate que, pour la première fois, la guerre se déroule sur la terre même de Palestine et l’ennemi n’est pas une armée d’une entité étatique mais des organisations émanant du peuple palestinien. Quinze mois plus tard, non seulement la Palestine est revenue en force dans l’agenda des Etats et de l’ONU, Israël, qui jouit d’une impunité octroyé par son oncle d’Amérique, se voit embourber en dépit de sa puissance militaire à Gaza, au Liban et en Syrie, et dans sa fuite frénétique en avant, il a déjà programmé l’Iran dans sa ligne de mire.
Avec sa dernière aventure en Syrie, le champ de bataille s’est agrandi géographiquement et le temps, cet agent d’érosion des moyens et du moral des troupes, lui prépare des surprises. Face à des organisations de résistance qui vont avoir comme renfort les Syriens qui ne vont pas regarder leur pays se faire dépecer, Israël a quelques soucis à se faire. Quinze mois plus tard, la victoire totale se fait attendre à Gaza, malgré l’effroyable saccage des vies et des villes. Au Liban, où l’armée israélienne se battait à quelques kilomètres de ses bases face à la farouche résistance libanaise, l’armée «invincible» se vengeait sur des populations civiles en recourant à son aviation en l’absence d’une défense aérienne de l’armée libanaise.
Trump et la Syrie
Le monde attend avec une certaine inquiétude l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. S’agissant du Moyen-Orient, il a déclaré qu’il n’allait pas s’occuper de la Syrie, en revanche, si les Israéliens captifs à Gaza ne sont pas libérés, c’est l’enfer qui va s’abattre sur cette terre de Palestine. Sauf que l’enfer depuis 15 mois est le quotidien des Palestiniens ! Essayons de raisonner à partir des réalités du terrain et des relations des frères siamois Etats-Unis-Israël. Intéressons-nous à la nouvelle donne en Syrie où les enjeux géostratégiques et économiques sont colossaux.
Les Etats-Unis, quel que soit le président à leur tête, aura à tenir compte des intérêts de leur protégé Israël, faire face aux peuples de Syrie et leurs voisins. Sans oublier les deux puissances, la Russie et la Chine, que l’Oncle Sam aimerait chasser de la région. Une équation à trois inconnues pour un président Trump qui pense que tout s’achète en dollar, même une partie du Danemark, pays ami et allié. Ni les Etats-Unis ni Israël ne peuvent maîtriser le volcan qu’ils ont libéré en s’attaquant à la Syrie. Un pays pivot dans la région entouré de voisins, Liban, Jordanie, Irak, Palestine, Turquie, avec une façade maritime à quelques encablures du canal de Suez et du détroit des Dardanelles de la mer Noire, deux routes maritimes qui relient l’Asie à l’Europe et à l’immense Russie. L’Amérique veut une Syrie neutralisée pour menacer ou garder sous sa coupe les pays voisins cités plus haut. Car ce Moyen-Orient terrestre et maritime est actuellement la région où des routes pour le commerce de demain sont en train de se construire. Pétrole, gaz, routes et ports commerciaux, que de richesses à convoiter et que de guerres pour les faire entrer dans l’escarcelle de l’Oncle Sam.
Quel est le rôle et le poids d’Israël dans ce barnum, cette pagaille, ces guerres qui se préparent ? Puisque Trump s’est engagé à ne pas se mêler de la Syrie, on peut déduire qu’il va confier le travail de stabilisation de la Syrie à Israël. Un travail à sa mesure et à ses «compétences». En occupant tout le Golan, Israël crée le chaos en entretenant le feu de la division entre ethnies et religions, se barricade en exploitant pour lui seul les sources d’eau du Golan. Voler de nouvelles et riches terres agricoles, occuper le stratégique mont Hermon, détruire l’appareil militaire de la Syrie car il n’a pas entièrement confiance en ces groupes armées qu’on a aidé à prendre le pouvoir, voilà l’objectif d’Israël. En dépit de ces gains militaires et territoriaux, ni la grande Amérique ni l’insatiable conquérant de la région, ne sont sûrs d’atteindre leurs objectifs. Déjà, les stratèges israéliens écrivent que l’Etat d’Israël n’a pas les moyens de faire face à une guerre d’usure avec l’Iran. Ces stratèges voient juste quand on sait que leur armée, quinze mois après, n’a pas réussi à empêcher des missiles et roquettes d’être tirés par la résistance de Jabaliya, un quartier de Gaza encerclé et affamé. Israël ne peut cacher les roquettes et les missiles volant dans le ciel, en revanche, il n’ose pas diffuser des pertes sévères dues aux embuscades et accrochages tendus par la résistance pratiquant une guérilla urbaine.
Ainsi, Israël, sous la direction de Netanyahou, son «Alexandre le Grand» court derrière une «victoire» totale. Ce qui lui fait croire à pareille «victoire», ce sont de petites et minables «réussites» tactiques (assassinat de dirigeants et opération de libération d’un seul otage en tuant 300 palestiniens/habitants du quartier) qui, en s’additionnant, ne vont évidemment pas lui assurer une victoire stratégique. Pour des cerveaux reptiliens, la guerre se résume à l’utilisation de la force brute en libérant l’instinct animal du soldat. Confusion entre stratégie et tactique par erreur ou ignorance, «notre» Alexandre le Grand risque d’attendre longtemps avant d’atteindre son objectif. Et ce n’est pas en baladant ses armées de Gaza, au Liban et en Syrie, et en envoyant ses avions au-dessus du Yémen que la victoire sera au rendez-vous. Pareille fuite en avant implique de puiser dans les réserves stratégique en homme et étalement des réseaux de la logistique (ravitaillement, équipements militaire et sanitaire, etc.) Une tâche au-dessus de ses capacités quand on voit qu’il est à la peine et à la honte devant Gaza la rebelle indomptable. La honte se mesure à l’aune de son isolement diplomatique, dans la décision de la CPI et dans l’opinion internationale.
La question que la Syrie pose aux pays du monde arabe. La Syrie, après l’Irak et la Libye, est le troisième pays sur la liste du «futur nouveau» Moyen-Orient à démembrer d’abord et à reformater ensuite, selon Brezinski, conseiller du président Carter. Quel rêve que de pouvoir jouir en toute tranquillité du pétrole et du gaz des Arabes après avoir cassé militairement leurs armées. Et, en temps de paix, les distraire avec des histoires de religion, d’ethnies et de tribus. Voilà ce que pensent des Arabes les nouveaux Laurence d’Arabie made in America biberonnés par Brezinski arrivé de Pologne et découvrant le nouveau monde, son Coca Cola et les esclaves arrachés à leur Afrique.
Oui le temps des conquêtes est révolu et l’Occident découvre l’utilité des mercenaires étatiques ou de sectes pour faire des «révolutions» orange à leurs bénéfices. Ce vieux monde fatigué qui préfère les monarchies féodales depuis la chute de l’empire ottoman et combat les républiques engendrées par les mouvements de libération au lendemain des deux guerres mondiales, il va lui falloir dorénavant confronter les résistances à l’image de la Palestine, du Liban et du Yémen, auxquels s’ajoute aujourd’hui la Syrie. Il finira par apprendre que les chevaux de retour entretenus par les féodalités du Golfe ne peuvent pas lui garantir sa domination éternellement.
Pour mettre en échec le Moyen-Orient de Brezinski, les pays du monde arabe doivent identifier et maîtriser les contradictions héritées de leur histoire, de la nature de régimes féodaux qui traversent leurs sociétés pour les résoudre et empêcher les puissances étrangères de les exploiter à leur avantage. Ainsi, les diversités religieuses, ethniques et culturelles doivent être traitées par la politique, art suprême, selon Aristote et Voltaire. A l’évidence, les visions étriquées du monde alimentées par des idéologies passéistes, réactionnaires, chauvines et mêmes racistes, ne sont pas à la hauteur des complexités engendrées par une dynamique nationale en relation avec le monde d’aujourd’hui.
Quant aux affaires du pays, de la cité, l’adhésion des citoyens à un idéal partagé, construit à partir de la culture, des cultures, qui respecte l’histoire sans insulter l’avenir, est une arme redoutable qui refroidit les appétits les plus voraces de ceux qui pensent que leur système est indépassable ; en un mot, la fin de l’histoire. Une fin de l’histoire, une notion bête et méchante conjuguée au mode de la nostalgie d’un temps qu’ils mesurent à l’aune du crépuscule qui les guette.
A. A.
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