Voici pourquoi les Algériens connaissent la France mieux que les Français
Une contribution du Dr A. Boumezrag – Soixante-deux ans après l’indépendance, il est un fait indéniable qui frappe de plein fouet la conscience collective : l’Algérien connaît la France mieux que les Français eux-mêmes. Et si l’on en croit les mots de Xavier Driancourt, ce phénomène ne relève pas d’un coup de chance, mais bien d’une vision éclairée de la réalité coloniale et postcoloniale. Une réalité où, malgré l’indépendance, l’histoire, les enjeux et les blessures restent plus profondément ancrés du côté des colonisés que de ceux qui se pensent comme les «colonisateurs».
Une histoire à l’envers
«Lorsque l’enfant indigène dessinait la carte de la France les yeux fermés, il n’avait que six ans». Cette image, aussi simple qu’elle soit, résume parfaitement la complexité des relations entre l’Algérie et la France, une relation qui a marqué des générations et qui, aujourd’hui encore, laisse des traces profondes. La colonisation n’était pas qu’une affaire de terres et de ressources. Elle a été un véritable système de domination, mais aussi d’éducation et de culture, un savoir imposé à coups de lois, d’écoles et de discours qui a façonné les perceptions des deux côtés de la Méditerranée.
Prenons un exemple concret : dans l’Algérie coloniale, l’enseignement était structuré de manière à dévaloriser l’histoire et la culture autochtones tout en glorifiant la civilisation française. A l’école, les enfants algériens apprenaient l’histoire de la France en profondeur, tandis que leur propre histoire était souvent réduite à des événements secondaires ou ignorés. Les manuels scolaires français de l’époque consacrée seraient bien plus de pages à la Révolution française ou à la Grande Guerre qu’à la guerre de résistance menée par les Algériens contre la colonisation.
L’Algérien, bien qu’assujetti à un système colonial, s’est trouvé contraint d’apprendre, de comprendre et d’analyser la France dans ses moindres revenus. Il a dû connaître la culture, la géographie, les mœurs et les rouages du pays colonisateur pour naviguer dans un monde qui lui était hostile. L’enseignement du français était un passage obligé, alors que la connaissance de l’arabe ou du berbère était systématiquement dévalorisée, renforçant une fracture linguistique qui perdure encore aujourd’hui dans les relations entre la France et l’Algérie. L’Algérien a donc appris la France de manière forcée, une connaissance de la culture, de la politique et des institutions du colonisateur. Et cette connaissance, il l’a intégrée pour survivre, pour comprendre un monde qui lui était imposé.
Les leçons non apprises
Et les Français, où en sont-ils ? Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, il semble qu’une grande partie de l’Hexagone n’ait toujours pas digéré son passé colonial. Si les Algériens ont été contraints de se plonger dans l’histoire de France, la France, quant à elle, a préféré oublier ou minimiser son propre passé colonial. Les débats autour de la guerre d’Algérie en sont un exemple frappant : il a fallu des décennies pour que la France reconnaisse obligatoirement les massacres de Sétif ou le rôle de l’armée française pendant la guerre d’indépendance. Même aujourd’hui, des lois comme celle du 23 février 2005, qui glorifie le rôle de la colonisation, continuent de semer la discorde.
Les Français ignorent souvent les répercussions de cette guerre dans la société algérienne : les harkis, ceux qui ont combattu pour la France, ont été laissés pour compte après l’indépendance, tandis que la répression contre les combattants algériens pour l’indépendance ont été systématiques et sanglantes. En France, ce passé colonial est encore largement effacé des programmes scolaires et des débats politiques, et les Algériens, eux, continuèrent de porter cette histoire dans leur mémoire collective.
La reconnaissance de cette histoire par la France reste un enjeu fondamental pour permettre une véritable réconciliation. Mais tant que la France continue de minimiser ou d’ignorer les aspects les plus sombres de son passé colonial, elle laissera l’Algérien dans un rôle de mémoire vivante, le forçant à porter à la fois le poids de son passé et la connaissance de l’histoire qui ne lui appartient pas.
Un savoir tacite mais efficace
«Un colonisé ne reste jamais vierge de connaissances coloniales», disait Frantz Fanon. Et il y a là une vérité dure et palpable : l’Algérien connaît la France dans la chair. Il connaît le moindre détail de ses rues, de sa culture, de ses conflits internes et de ses contradictions. Et, surtout, il en connaît la face cachée, celle que la France, elle, a souvent oubliée ou choisi d’ignorer. Après tout, l’Algérien a appris à décrypter les signes, à lire entre les lignes. Si l’histoire coloniale a été un immense jeu de pouvoir, elle a aussi été une école de stratégie pour les colonisés. C’est à cette école que l’Algérien a appris à observer, à comprendre et à interpréter la France.
Prenons un autre exemple concret : lors des manifestations de 2005 en France, la banlieue française a réagi violemment face aux discriminations raciales et à l’exclusion sociale. Ce moment a mis en lumière la fracture invisible qui existe entre les jeunes issus de l’immigration postcoloniale et la société française. Les jeunes issus de l’immigration algérienne, en particulier, ont une connaissance intime de la France : de son racisme institutionnel, de ses hiérarchies sociales et de ses clivages ethniques. Cette connaissance, qu’on pourrait qualifier de «savoir populaire», est profondément enracinée dans les luttes quotidiennes, mais elle reste invisible pour la majorité des Français.
Le paradoxe de l’indépendance
Alors, à quoi rime cette situation ? Après soixante ans de souveraineté nationale, pourquoi l’Algérien connaît-il toujours la France mieux que les Français eux-mêmes ? Peut-être que, derrière cette réalité, il y a l’échec d’une véritable décolonisation, celle des esprits. L’indépendance politique est un processus long et compliqué, mais l’indépendance mentale semble être un défi encore plus titanesque. Pour que l’Algérien et le Français puissent véritablement se rencontrer sur des bases égales, il faut un travail de réconciliation historique et une reconnaissance des savoirs des uns et des autres.
La vraie question reste donc : qui détient réellement le pouvoir de connaître et d’enseigner l’histoire aujourd’hui ? En quoi cette connaissance partagée pourrait-elle construire un avenir commun, plutôt que de perpétuer des dynamiques coloniales, même dans des sociétés prétendument émancipées ?
Une revanche silencieuse
L’Algérien connaît mieux la France que les Français, mais ce n’est pas un savoir qui doit être source de revanche. C’est plutôt un savoir de survie, de résilience et d’adaptation. Un savoir invisible mais omniprésent, qui résiste à l’érosion du temps et des mémoires. Et si Xavier Driencourt avait vu juste en prédisant ce phénomène, c’est que la vraie décolonisation reste un chantier en suspens. Un chantier où, paradoxalement, ce sont souvent les anciens colonisés qui savent encore lire les cartes de leurs anciens colonisateurs.
Bien que le colonisateur détienne le pouvoir politique et économique, c’est souvent le colonisé qui acquiert une connaissance plus intime et plus réaliste de l’oppression et de ses mécanismes. Cela explique pourquoi, même après l’indépendance, l’Algérien connaît la France mieux que les Français, car il a dû observer et comprendre la société coloniale pour survivre, tandis que la France a souvent négligé la véritable connaissance de ses anciennes colonies et de leurs réalités postcoloniales.
A. B.
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