Musiciens d’expression kabyle : des chanteurs entrepreneurs aux repreneurs de chansons

Musique kabyle
Les aigles de la chanson kabyle ont laissé place à des repreneurs. D. R.

Une contribution de Khider Mesloub – Parmi la nouvelle génération de musiciens d’expression kabyle, l’inspiration semble avoir pris du plomb dans l’aile. En tout cas, la chanson kabyle a perdu de sa virtuosité musicale et de sa créativité poétique. Cette perte de virtuosité et de créativité artistique est générale et, surtout, générationnelle.

Les aigles de la chanson kabyle, réputés pour leurs sublimes poésies ailées et pour leurs célestes mélodies de haute volée, ont laissé place à des repreneurs tout juste capables de pasticher les vétérans de la musique kabyle, de réciter leurs chansons.

Pour rappel, les aigles sont des animaux qui vivent la plupart du temps au-dessus de la terre, dans le ciel. Depuis le ciel, les aigles, ces guides spirituels pour certains peuples, symboles de liberté, surveillent le monde grâce à leur vision perçante. Nos anciens chanteurs algériens étaient les aigles de l’Algérie, à la fois guides spirituels et visionnaires. Avec leur verbe et verve mis en musique, ils apaisaient l’âme tourmentée et enchantaient l’esprit des Algériens.

Dans une société kabyle dépourvue d’une littérature écrite, la chanson a suppléé à l’absence de la lecture. Et les chanteurs d’expression kabyle ont incarné le rôle «d’écrivains et philosophes musicaux». Ce furent nos Baudelaire, Hugo, Voltaire et Sartre d’expression orale.

En Kabylie, la chanson a toujours rimé avec poésie et philosophie. Tout chanteur devait avoir l’étoffe du poète et la bosse de la philosophie (du moraliste). Ce n’est pas un hasard si la majorité des chanteurs kabyles sont auteurs et compositeurs. Ils se voulaient maîtres de leurs œuvres. A la fois concepteurs et exécutants de leurs créations poétiques musicales. Une chose est sûre, l’artiste kabyle avait la triple casquette : auteur, compositeur et interprète.

L’œuvre de ces chanteurs nous renseigne sur les conditions de vie des Kabyles de cette époque. Sur leurs déboires et espoirs. Elle demeure encore aujourd’hui une véritable mémoire de la société kabyle, la «bibliothèque culturelle» de la Kabylie.

En revanche, de nos jours, la nouvelle génération de musiciens a troqué les envolées lyriques contre les musiques rythmiques endiablées. Le bercement musical contre le déhanchement frénétique. Les multiples et divers instruments de musique classiques contre l’unique synthétiseur électrique.

Aujourd’hui, avec la musique kabyle, on est passé de la période des chansons de crise à la phase de la crise de la chanson.

En effet, longtemps la musique kabyle était réputée pour sa production de chansons abordant toutes les thématiques relatives aux crises. Toutes les crises, à caractère politique, social, culturel, familial, personnel, psychologique ou moral, ont été mises en chansons par des artistes de talent. Ces multiples crises ont su trouver leur traduction musicale grâce à des chanteurs ingénieux.

De l’indépendance, époque de son éclosion et de son épanouissement, jusqu’à la fin des années 1990, la chanson kabyle a tenu une place fondamentale dans le cœur des Algériens berbérophones. Portée par des maquisards de la musique, la chanson kabyle s’est imposée comme la voix des sans-voix. La voie de la libération poétique pour certains, de l’émancipation politique pour d’autres.

Par sa puissance poétique, la chanson kabyle est devenue le moyen musical d’expression des sentiments les plus nobles.

La chanson kabyle s’est d’emblée assignée la mission d’être, non pas un simple divertissement, mais une source d’enrichissement culturel. Non pas un trivial refrain sociétal, mais un authentique reflet de l’histoire de l’Algérie.

La chanson kabyle s’est, sans jeu de mots, engagée non pas dans une œuvre de travestissement de la réalité, mais un mouvement artistique d’investissement intellectuel de démystification des contradictions de la société algérienne.

La chanson kabyle a toujours cultivé le genre réaliste. Et ses interprètes se sont distingués par leur détermination quasi militante à dépeindre la réalité lumineuse ou ténébreuse de la société algérienne.

Un demi-siècle durant, la chanson kabyle a été le miroir des moments heureux et malheureux de l’Algérie. Elle a réfléchi et reflété, par ses riches paroles et ses diverses mélodies, toutes les crises existentielles du pays et de ses habitants. Elle a su se faire l’écho de l’allégresse et de la détresse des montagnards et citadins kabyles de l’intérieur du pays et de l’exil.

Dans les années 1970 et 1980, à une époque où la culture berbère était politiquement bannie, la chanson kabyle, bravant la censure et la répression d’un régime autoritaire, a même revêtu une dimension militante et engagée assumée, portée par plusieurs valeureux chanteurs et de multiples groupes de musiciens audacieux dotés d’une conscience politique aiguë.

C’était les années d’or de la musique kabyle. L’époque où des artistes, tels Cherif Kheddam, Aït Menguellet, Idir, Nouara, El-Hasnaoui, Slimane Azem ou Akli Yahiatène, savaient transcrire musicalement les réalités difficiles du quotidien des Algériens, propulser la chanson régionale kabyle en art universel. D’aucuns sont même devenus les ambassadeurs de la musique algérienne d’expression kabyle dans le monde.

Au cours de ces années 1970-1980, période caractérisée par l’urbanisation des Algériens, la pénétration massive de la radio comme de la télévision dans les foyers a contribué à populariser toute cette génération de chanteurs kabyles. Sans oublier la démocratisation des vinyles (45/33 tours) et des cassettes qui ont permis la diffusion des œuvres musicales de ces artistes kabyles.

Sans conteste, ces chanteurs étaient des artistes accomplis. Ils étaient tout à la fois paroliers, compositeurs et interprètes. Ces grands chanteurs kabyles ont également contribué à enrichir le patrimoine musical national de l’Algérie.

En tout cas, ils ont su influencer quelques artistes contemporains. Et surtout, par leurs poignants textes indémodables et leurs envoûtantes mélodies immortelles, toucher et bercer le public, les mélomanes. Preuve de l’intemporalité de leurs magistrales œuvres musicales tout à la fois populaires et savantes.

De nos jours, à examiner l’état de la musique kabyle, on croirait qu’elle a cessé de respirer depuis le début de notre siècle. La musique kabyle actuelle manque cruellement de souffle, faute d’oxygénation artistique, d’inspiration poétique et d’inventivité mélodieuse.

Aussi la corporation musicale kabyle moderne, dépourvue d’âme mélodique et de spiritualité poétique, nourrie à la musique numérique et synthétique, se cantonne-t-elle à reprendre les chansons de ces anciennes vedettes des années d’or.

Dans le registre artistique musical kabyle, nous n’avons plus affaire à des chanteurs entrepreneurs, mais à des repreneurs de chansons.

A l’instar de la société algérienne rentière, fâchée avec l’activité laborieuse productive, avec la nouvelle génération de musiciens kabyles biberonnés aux réseaux sociaux, nous sommes entrés dans l’ère de la reprise des chansons. De l’exploitation mercantile des anciennes œuvres musicales fabriquées par ces forçats de la chanson kabyle au cours des années 1950-1990.

Force est de relever que, grâce aux reprises des chansons, ces nouveaux artistes à paillettes gagnent beaucoup de royalties. Raison pour laquelle ces reprises de chansons originales sont de plus en plus prisées par les artistes kabyles contemporains. Plusieurs chansons kabyles anciennes sont remises au goût du jour par des artistes dépourvus d’inspiration poétique et de virtuosité musicale.

Dans cette ère de vacuité culturelle et artistique qui frappe la Kabylie, ces autoproclamés chanteurs narcissiques s’accommodent impudemment de leur médiocrité. Il n’est donc pas étonnant qu’ils n’éprouvent aucune honte à ressasser les vieilles chansons.

Certes, dans l’univers musical il y a toujours eu des reprises. Au reste, c’est par la reprise des chansons des pionniers que tout débutant artiste amorce sa carrière. Mais de là à bâtir sa carrière exclusivement sur les reprises, cela devient de l’imposture artistique. De nos jours, huit chanteurs sur dix se contentent, par paresse intellectuelle et incompétence musicale, de construire leur carrière sur les reprises remasterisées.

Cela étant, avec le triomphe de cette génération de chanteurs kabyles à paillettes, assistons-nous à la fin des authentiques artistes de talent, voire à la mort de la musique kabyle noble et savante ?

K. M.

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