Interview – Jacob Cohen : «Le régime d’Al-Joulani montre son vrai visage» 

Syrie
1 300 civils ont été massacrés par Al-Nosra en Syrie. D. R.

Algeriepatriotique : Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux, montrant des atrocités commises contre les chiites et les chrétiens. Que se passe-t-il réellement en Syrie ?

Jacob Cohen : Il semble que le régime islamiste au pouvoir montre enfin son vrai visage. Ce qui ne devrait pas nous surprendre, vu son passé et ses origines. Tout ce qui n’est pas orthodoxie musulmane sunnite doit être écarté, soumis, voire annihilé. Ceci est vrai aussi bien pour les autres tendances musulmanes qualifiées d’hérétiques que pour les non-musulmans. On pourrait dire hélas : «Chassez le naturel, il revient au galop !»

L’Union européenne se positionne de fait du côté d’Al-Joulani et accuse les Alaouites d’être les auteurs de ce chaos en Syrie. Comment expliquez-vous le soutien moral et financier au nouveau régime islamiste de Damas ?

On ne doit plus chercher de la cohérence ni le sens de la justice du côté de l’Union européenne. Il suffit de mentionner le parti pris sioniste pendant la dernière agression sur Gaza et la répression de tout mouvement de protestation en faveur de la Palestine à l’intérieur de ses Etats. L’UE a tout joué sur la disparition du régime d’Al-Assad, coûte que coûte et par tous les moyens. Il se trouve que c’est Al-Joulani qui a pris sa place, avec la bénédiction de la Turquie et d’Israël, et du parrain américain. Donc, on escamote la réalité des faits, même si ce sont des chrétiens qui trinquent, et on adore ce qu’on a combattu. Et les ministres européens s’y succèdent pour tresser des louanges à ce dirigeant «modéré» et ouvert soudain au respect des minorités et des femmes, à condition de «lui laisser le temps et de lui en donner les moyens».

Les Nations unies, qui étaient promptes à dénoncer ce qu’elles qualifiaient de crimes d’Al-Assad, n’ont pas réagi à l’épuration ethnique qui se déroule en Syrie depuis plusieurs jours. Qu’est-ce qui justifie cette indignation à géométrie variable ?

Il faut faire la distinction entre les organes politiques et le secrétariat général. Ce dernier connaît le vrai rapport de force. Sans l’Amérique, pas de budget et du harcèlement en perspective. Le secrétaire général actuel, on sait de quel côté son cœur balance, malgré ses tentatives pour paraître impartial. C’est visible dès qu’on atteint les questions sensibles. On ne peut pas dire que l’appareil des Nations unies ait mis tout son poids dans la balance pour sauver l’UNRWA ou pour forcer le passage vers Gaza. Le secrétaire général cherche plus à finir en beauté et à ménager un avenir fructueux qu’à imposer des décisions justes mais déplaisantes.

Les Alaouites de Turquie ont manifesté, menaçant Erdogan de désobéissance civile s’il continue de soutenir Al-Nosra qui sévit en Syrie. A quels desseins le président turc sponsorise-t-il ce groupe terroriste ?

Le président turc n’a probablement pas de sympathie particulière pour le nouveau régime syrien, mais tant qu’à faire, ça l’arrange. D’abord, c’est un régime affaibli, qui va donc lui laisser les mains libres pour agir dans le nord de la Syrie, en particulier contre les Kurdes, qui ont fait leur job en combattant les islamistes, mais qui n’obtiendront pas la reconnaissance internationale après laquelle ils courent depuis un siècle. Ensuite, le groupe terroriste remplace un Etat unitaire et nationaliste capable de se défendre et de s’imposer, stimulant ainsi les appétits turcs sur le nord syrien et, au-delà, vers l’est turcophone.

Quel objectif le régime islamiste qui a pris le pouvoir par les armes poursuit-il en Syrie, en commettant de tels massacres ?

Je pense qu’il veut lancer un signal à toutes les minorités et à ceux qui les soutiennent qu’elles n’ont plus leur place dans le pays. Ce n’est pas encore «la valise ou le cercueil», mais il faut qu’elles sachent qu’elles devront se soumettre et raser les murs, et qu’il n’est pas question pour elles d’exiger l’égalité des chances et de l’emploi. Ces massacres ont été un avertissement clair, d’autant que les minorités visées ont bien constaté qu’elles n’ont pas de soutien à attendre de l’extérieur.

La Syrie est devenue le terrain d’affrontement entre intérêts étrangers et d’enjeux géopolitiques et idéologiques qui concernent aussi bien la France, Israël, la Russie, l’Iran, la Turquie que les pays du Golfe. La Syrie est-elle en voie de morcellement ?

En 1982 avait circulé un document israélien préconisant le morcellement de la Syrie. Et le coup d’envoi a été lancé en 2011 sous prétexte de lutter contre la dictature. Le gratin occidental y était convié. Israël, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Amérique, la France, la Grande-Bretagne, pour ne citer que les plus importants. Bachar Al-Assad n’avait aucune chance. Je n’ai eu que peu de mérite à l’avoir écrit en 2013. Aujourd’hui, la Syrie est déjà largement morcelée. Israël a doublé le territoire conquis en 1967 et ne semble pas s’arrêter. La Turquie occupe, directement ou indirectement, une bonne partie du nord syrien et lorgne des villes comme Alep, supposées avoir été des villes sous influence turque.

Selon vous, le système impérialo-sioniste a-t-il réussi à détruire définitivement la Syrie ?

Définitivement, je ne sais pas. On ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Mais, à mon avis, la Syrie historique ne se relèvera pas avant au moins dix ans, sinon le double, peut-être même une génération. D’abord, la Syrie n’a plus d’alliés dans la région. Ensuite, et cela n’a apparemment pas été développé dans les médias, Israël a détruit systématiquement, dans la semaine qui a suivi la prise du pouvoir par les islamistes, tout l’appareil militaire lourd syrien : bases militaires, navires de guerre, avions de combat, réserves de carburant, dépôts d’armes et de missiles, etc., et ne permettra pas leur reconstruction. Et, enfin, les pays de la région n’ont aucun intérêt à voir une nouvelle Syrie se reconstituer comme avant.

Quels sont les prochaines étapes du plan de démembrement de la Syrie échafaudé dans les officines des puissances étrangères, qui ont choisi de porter les terroristes au pouvoir à Damas ?

Se servir déjà sur la bête. Comme les Américains, par exemple, qui pompent le pétrole syrien gratuitement depuis au moins une décennie. Je suppose que les richesses du pays, probabilité de découvrir du gaz au large du territoire, seront exploitées par des intérêts étrangers. Et puis, le territoire syrien deviendra un terrain de jeu et de lutte entre puissances étrangères : former des combattants à elles qui pourront servir ailleurs, utiliser les divers groupes islamistes pour des attentats sous faux-drapeau ou pour punir des régimes arabes récalcitrants.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

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