Il était une fois le massacre d’El-Ouffia en avril 1832 : un crime contre l’humanité
Une contribution d’Ali Farid Belkadi – Parmi les nombreux épisodes occultés de l’invasion de l’Algérie, le massacre d’El-Ouffia (situé sur les rives de l’Oued El-Harrach, Alger) survenu dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, occupe une place centrale.
Cette tragédie, perpétrée moins de deux ans après la prise d’Alger, marque l’un des premiers actes de terreur collective exercés par le corps expéditionnaire français contre une population autochtone entièrement civile.
Une scène inaugurale de la violence coloniale
Au lendemain de la prise d’Alger en juillet 1830, les forces françaises cherchent à asseoir leur autorité au-delà de la ville et de sa Casbah. Mais les tribus environnantes restent attachées à leur autonomie et refusent l’ingérence française. La plaine de la Mitidja, territoire fertile et peuplé de tribus sédentaires et semi-nomades, devient l’un des enjeux stratégiques majeurs de la présence coloniale. C’est dans ce contexte que se situe le massacre d’El-Ouffia, village situé à une quinzaine de kilomètres à l’est d’Alger, sur les rives de l’oued El-Harrach.
Une expédition punitive sans préavis
Dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, une colonne française commandée par le colonel Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, ancien ministre de la police de Napoléon, s’avance en secret vers le douar des Ouffia, endormi. À l’aube, les soldats encerclent le campement, puis se jettent sur les habitants désarmés, femmes, enfants et vieillards compris. Le massacre est méthodique : les tentes sont incendiées, les bêtes emportées, les hommes égorgés. Le général de Rovigo avait accusé les Ouffia d’avoir volé du bétail appartenant à des colons, sans aucune preuve formelle ni procès.
Les récits de l’époque évoquent des centaines de morts. Certains témoignages font état de scènes atroces : des enfants frappés à mort, des femmes violées, des corps mutilés. Il ne s’agissait pas d’un affrontement militaire, mais bien d’une exécution collective préméditée, destinée à frapper les esprits.
Conséquences et réactions
Ce massacre provoqua une émotion immense, même dans les rangs français. Quelques voix s’élevèrent pour condamner l’opération, considérée comme barbare, contraire aux lois de la guerre. L’opposition républicaine en France, notamment dans la presse, s’indigna de la violence gratuite exercée contre des civils. Mais l’événement est vite recouvert par le silence des autorités.
Sur le terrain, la violence d’El-Ouffia s’inscrit dans une stratégie plus large : terroriser pour soumettre, exterminer pour coloniser. L’armée française multipliera par la suite les razzias, les enfumades, les prises d’otages et les destructions de récoltes, dans une logique de conquête totale du territoire et d’éradication des formes d’organisation tribales et sociales traditionnelles.
Le silence et l’effacement : une mémoire confisquée
Le massacre d’El-Ouffia n’a laissé presque aucune trace dans les manuels scolaires français. Il est l’un des nombreux actes fondateurs de la colonisation qui ont été méthodiquement effacés ou minimisés. Pourtant, il s’agit là d’un moment promoteur de l’histoire coloniale de l’Algérie : non pas un «accident», mais une politique de la terreur délibérément instaurée.
Les tribus algériennes, confrontées à ce type de violence, ont compris très tôt que la présence française n’était pas une mission de civilisation, mais une entreprise d’appropriation brutale de terres et de ressources. Le souvenir d’El-Ouffia reste vivace dans certaines traditions orales, même si les archives officielles l’ont relégué aux marges de l’histoire.
Une scène primitive de la colonisation
El-Ouffia fut le premier d’une longue série de massacres perpétrés contre les populations civiles algériennes durant 132 ans. Ce drame n’est pas seulement une «tache» sur la «conquête» : il en est le modèle originel. Il montre, dès les premières années, le vrai visage de la colonisation française en Algérie : une entreprise violente, fondée sur la peur, le sang et l’humiliation.
Le marché des corps et l’infamie officielle
A peine deux ans après le débarquement de Sidi-Fredj, l’invasion française en Algérie révélait déjà la nature profonde du projet colonial : domination par la force, appropriation par la terreur, et célébration publique du crime en tant que «victoire militaire».
Le 8 avril 1832, à Alger
Ce jour-là, dans les rues de la capitale occupée par le corps expéditionnaire français, se tint un marché du butin qui allait marquer durablement les consciences – un marché où la barbarie s’étalait à ciel ouvert, légitimée par les autorités françaises elles-mêmes.
Une expédition punitive devenue foire aux trophées
Dans la nuit du 6 au 7 avril, une expédition française menée dans l’arrière-pays avait donné lieu à une série de massacres contre des tribus accusées de résistance ou simplement de non-soumission. Les soldats revinrent chargés de butin, mais ce butin n’était pas fait que d’armes ou de vivres. Il s’agissait aussi, et surtout, de biens arrachés à des morts mutilés, de mains et d’oreilles coupées, de bijoux souillés de sang, et de lambeaux de chair encore accrochés à des ornements d’or et d’argent.
Tout le bétail capturé fut vendu à l’agent consulaire du Danemark, présent à Alger. Ce détail n’est pas anecdotique : il montre que la pratique du rapt et de la vente était non seulement tolérée, mais intégrée à un circuit diplomatique et économique plus large. Ce qui se jouait ici n’était pas un pillage anarchique, mais une organisation de la prédation, structurée, assumée, marchande.
Bab-Azoun : théâtre d’une ignominie
Le reste du butin fut exposé au marché de la porte Bab-Azoun, lieu de passage central entre la Casbah et les quartiers bas d’Alger. Ce jour-là, les étals n’étaient pas seulement chargés de tissus ou d’épices, mais d’objets de mort : des bracelets de femme encore enroulés autour de poignets sectionnés, des boucles d’oreilles pendant à des morceaux de chair, des colliers extraits à vif.
Ce marché de l’horreur fut publiquement accessible, comme une forme d’intimidation symbolique adressée à la population algéroise. Ce n’était pas seulement un acte de commerce, mais un rite de domination, une théâtralisation du massacre comme acte légitime.
La récompense des tueurs
Le produit des ventes fut, selon les documents d’époque, intégralement partagé entre les «égorgeurs», c’est-à-dire les soldats et les officiers français ayant pris part à l’expédition. La logique coloniale se dévoile ici sans fard : tuer, piller, mutiler, puis se partager les restes. Le tout, avec l’aval de la hiérarchie militaire.
Le plus insoutenable, pourtant, se trouve dans l’ordre du jour du général en chef Rovigo, daté du 8 avril 1832. Ce document officiel félicite les troupes pour «l’ardeur» et «l’intelligence» déployées. Aucune mention des exactions, aucune réserve morale. Le meurtre devient vertu, la mutilation, bravoure.
La célébration imposée
Le soir même, la police militaire ordonna aux commerçants algérois d’illuminer leurs boutiques, en signe de réjouissance. Ces Algériens, encore sous le choc, durent suspendre des lanternes à leurs devantures, comme pour saluer leur propre humiliation, leur propre dépossession, sous contrainte policière. C’est là une image qui résume l’essence de la conquête : forcer les vaincus à fêter leur abaissement.
Un précédent fondateur
Le 8 avril 1832 ne fut pas un dérapage, mais bien un précédent fondateur de la logique coloniale française en Algérie. Il signait d’entrée de jeu les règles du jeu : la conquête serait violente, structurée, assumée et maquillée en glorieuse entreprise.
Cette journée maudite, qui vit le sang mêlé à l’or et la chair humaine exhibée en place publique, inaugure un siècle de crimes couverts par l’uniforme et de silences justifiés par le drapeau.
A.-F. B.
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