Néo-harkis : la dialectique du maître et de l’esclave telle que pensée par Hegel (I)
Il est dangereux de réduire les tensions entre l’Algérie et la France qu’on observe aujourd’hui comme de simples querelles diplomatiques. Alors qu’elles répondent à des logiques géopolitiques évidentes, elles sont l’expression d’une psyché ou d’une conscience refoulée, aussi complexe que mal comprise. En effet, l’Algérie, par sa position stratégique, son potentiel énergétique et son imaginaire insoumis, dérange l’empire sionisant, et l’Algérie-bashing est forcément orchestré par cet empire. Cependant, lorsqu’on observe les méthodes, et surtout les agents mobilisés dans l’Algérie-bashing, on entre dans un registre plus trouble : celui de l’intime, du psychique, du narcissisme blessé.
Derrière les prises de position publiques et les postures assurées, se rejouent en silence des drames intérieurs, des arrachements non assumés, des blessures identitaires mal cicatrisées qui remontent à «l’Algérie française». Le rapport à l’Algérie, dans ces cas-là, relève moins de l’analyse géopolitique que de la projection inconsciente, moins de la stratégie que de la réparation illusoire d’un conflit intérieur. Chez certains, cette fixation peut même prendre une forme psychotique, tant elle est chargée d’affects violents, de ressentiment, voire de fascination inversée. Et c’est précisément cette dimension intime, inconsciente, non résolue, que les dominants exploitent habilement dans leur projet.
L’Algérie-bashing n’est pas seulement orchestré sur le plan médiatique ou diplomatique : il est alimenté par des agents porteurs de fractures profondes, qui deviennent d’autant plus utiles qu’ils parlent avec la voix de la blessure, une voix qui porte plus loin et frappe plus fort et plus juste. Pour dévoiler ces mécanismes aussi toxiques et pernicieux que dangereux, il n’y a pas mieux que de disséquer de plus près le profil de ces agents de l’Algérie-bashing. Parmi ces figures, on retrouve principalement trois catégories. La première est celle des enracinées dans la tradition de la droite coloniale française, aujourd’hui muées en ce qu’on peut appeler le courant national-sioniste (Eric Zemmour, Éric Ciotti, Bruno Retailleau, etc.) La deuxième est celle de ces Algériens porteurs d’une surdose de colonisabilité bennabienne (Boualem Sansal, Chawki Benzehra, etc.) A ces deux catégories qui sont une survivance de l’ère coloniale, s’est invitée une autre catégorie, moins attendue, mais à y réfléchir elle est le produit dérivé du néocolonialisme le plus toxique, le plus grotesque et le plus repoussant, j’ai nommé le Makhzeni.
Vaincre l’Algérie-bashing c’est comprendre ses ressorts, et comprendre ces derniers c’est faire l’effort de comprendre la psychologie d’une créature aussi repoussante que le néo-harki Chawki Benzehra ou que celle du sur-assimilé Eric Zemmour, ou encore celle d’un baboucholatre comme Tahar Benjelloun. Ces figures répugnantes incarnent trois archétypes, chacun jouant un rôle précis, souvent inconscient, mais toujours prédéfini par les dominants. Pour comprendre le rôle que chaque agent joue dans cette mécanique mortifère, il faut aller au-delà du commentaire politique. Il faut convoquer l’histoire longue, débusquer les soubassements psychologiques, cartographier les assignations identitaires, remonter les traces laissées par un siècle et demi de colonisation de peuplement. Il faut pouvoir profiler ces agents, comprendre leur fonction, leur dialectique intérieure, leur place dans un dispositif de domination qui a su se réinventer sans se renier.
C’est ce que tente de faire le présent article : proposer une grille d’analyse philosophique et historique, fondée sur les grands jalons de la dialectique du maître et de l’esclave, telle que pensée par Hegel, puis radicalisée par Fanon. Car c’est bien de dialectique qu’il s’agit : une relation de forces, de regards, de statuts. Une scène fondatrice où tout commence par une lutte pour la reconnaissance, au sens fort que lui donne Hegel, c’est-à-dire une lutte pour être reconnu comme sujet libre, digne, porteur d’une identité pleine et autonome. Pour Hegel, la conscience humaine ne se réalise pleinement qu’en passant par le regard d’une autre conscience, dans une tension à la fois conflictuelle et réciproque. Etre reconnu, c’est exister comme libre, comme légitime.
C’est dans ce cadre que se déploie la célèbre dialectique du maître et de l’esclave : deux consciences s’affrontent, chacune exigeant de l’autre qu’elle la reconnaisse. L’une accepte de risquer sa vie pour s’imposer, l’autre, par peur, se soumet. Le maître l’emporte, mais il se retrouve paradoxalement dépendant de l’esclave, car seule la reconnaissance d’un autre libre peut faire exister sa supériorité. L’esclave, quant à lui, accède progressivement à une conscience plus haute, à travers le travail et la discipline. A terme, c’est lui qui dépasse le maître, car il se transforme, façonne le monde, et conquiert son autonomie par son travail. Hegel conclut que la dialectique du maître et de l’esclave est une étape nécessaire vers la véritable liberté qui ne se trouve ni dans la domination ni dans la soumission, mais dans la reconnaissance réciproque. Elle illustre le développement de l’esprit vers la liberté et l’universalité.
Mais dans le cas colonial, cette dynamique est bloquée, car elle se mue en un système de négation radicale. Le colon ne reconnaît pas le colonisé comme sujet. Il le réduit à l’état d’objet à dominer, à civiliser, à exploiter. L’animalisation du colonisé devient le socle de la légitimation du colon, le fondement de son identité. Ainsi, la dialectique, au lieu d’aboutir à une réciprocité, s’effondre dans un rapport de domination brutale et laisse le colonisé enfermé dans une position d’humiliation structurelle. Le colonisé n’est plus un autre dans le dialogue : il est un objet dans un monologue narcissique du colon – le roman L’étranger de «l’humaniste» Albert Camus est une illustration aussi révélatrice qu’ironique.
Le colonialisme de peuplement est, par essence, un acte de négation. Cette négation ne se limite ni au champ matériel ni au cadre administratif : elle est ontologique. Elle infiltre les représentations, altère les affects, façonne les inconscients. Elle engendre, chez le colon, une psychologie singulière, marquée par une arrogance défensive, un imaginaire impérial et une obsession de grandeur. La formule «l’Algérie création française» ou «l’Algérie n’a jamais existé» n’est pas juste un slogan d’un nostalgique névrosé ; elle est un acte fondateur. Une tentative de sceller l’effacement de l’autre. Israël en offre une illustration tragique : un projet génocidaire doublé d’une dissonance cognitive abyssale. Elle produit, chez le colonisé qui abdique, une structure d’aliénation, une tension entre la haine de soi et le désir mimétique d’épouser les traits du maître.
En conclusion, le colon ne se construit pas par la soumission de l’autre, comme dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, mais par sa soustraction : Il nie pour exister, vampirise pour s’affirmer, en somme, pour légitimer sa perversion narcissique. Sa domination n’est pas une confrontation, mais une soustraction. Le colonisé, lorsqu’il abdique, ne devient même plus un sujet aliéné, mais un «non-être» : une forme creuse, un écho sans voix, le regard du colon logé en lui. Il parle avec des mots qui ne sont pas les siens. Fanon évoquait un «masque sans visage», Kateb et Mammeri, «un corps habité par une parole étrangère». La dialectique colon/colonisé n’est pas, comme chez Hegel, une tension féconde vers l’élévation de l’esprit : c’est une impasse, une anomalie philosophique. Elle ne produit ni synthèse ni dépassement. Elle enferme l’esprit dans une boucle close, un monologue narcissique, où l’un écrase pour ne pas douter, et l’autre s’efface pour ne pas souffrir.
C’est sur cette scène que Frantz Fanon intervient. En revisitant Hegel à la lumière de la colonisation, Fanon montre que la dialectique colon/colonisé ne peut se résoudre par le travail, ni par la patience ni par le compromis. Le colonisé, nié dans son humanité, ne peut se libérer que par une violence fondatrice. Une violence qui n’est pas seulement militaire ou physique, mais ontologique : un geste de reprise de soi, une réappropriation du corps, de l’histoire, de la parole.
La Révolution algérienne est sans doute l’expression la plus intense de cette logique (voir article publie dans Algeriepatriotique : Révolution algérienne : une méthode scientifique. Elle fut bien plus qu’une guerre d’indépendance : elle fut un moment dialectique, un basculement collectif où le colonisé a arraché son statut d’objet pour redevenir un sujet inscrit dans l’histoire. Ce surgissement a été saisi avec une justesse poignante par Mouloud Mammeri, qui voyait dans les premiers instants de l’insurrection le cri ultime d’un peuple au bord de l’effacement, happé par la langue de l’autre, broyé par le rouleau compresseur d’une francisation implacable. Il a fallu puiser dans le souffle profond d’une mémoire meurtrie, silencieuse et millénaire, pour stopper cette machine de négation et d’effacement. Et de ce silence, un cri est né. Le colonisé ne s’est pas relevé comme un vaincu, mais comme un revenant, dressé tel un sphinx, portant dans son regard l’énigme des peuples qu’on n’a pas su faire disparaître. Ce moment de rupture s’est incarné dans plusieurs figures essentielles, qui traduisent les différentes dimensions du dépassement fanonien. Ali La Pointe, expression brute et instinctive de la révolte ; Abane Ramdane, incarnation de sa traduction politique ; Malek Bennabi, qui en a proposé l’architecture intellectuelle et civilisationnelle.
Ali La Pointe, c’est le corps insurgé, la colère retournée en courage, la dignité retrouvée dans la révolte. Il est la version brute, instinctive, immédiate du dépassement fanonien. Il ne discute pas : il agit. Il ne se plaint pas : il résiste. Il ne négocie pas : il affirme. Pourtant, cette figure héroïque n’a jamais été reconnue à sa juste valeur. Pire, certains lui reprochent, avec un mépris insidieux, un passé de maquereau, de marginal, comme si cela annulait ou souillait son engagement révolutionnaire. Cette disqualification traduit l’incompréhension profonde de la dialectique colon/colonisé : elle ignore que la grandeur d’Ali La Pointe réside précisément dans sa trajectoire, celle d’un homme sans capital, sans instruction, sans statut, qui, par la seule force de la révolte, traverse la guerre cognitive coloniale et en ressort debout (symboliquement parlant bien sûr). J’ai envie de crier à ces incultes : «Ce mec est un dieu !» Il est la preuve que la dignité n’est pas un héritage, mais une conquête intérieure. Ce que le colon ne pouvait prévoir, c’était un indigène sans complexe, un insoumis sans maître, un sujet sans masque, un fellaga émasculant. Il a achevé sa part du dépassement : la reprise du corps et du territoire.
Abane Ramdane, lui, représente la structuration politique de cette libération, de ce dépassement de la dialectique colon/colonisé. Là où Ali s’était réapproprié le territoire par le sacrifice, Abane cherche à fonder la patrie. Il donne à la révolte un cadre, une stratégie, une voix, une légitimité. Pour lui, la révolution n’est pas seulement destruction – elle est fondation. Il est l’intellectuel organique de l’insoumission, celui qui comprend que libérer le sol ne suffit pas, qu’il faut bâtir une souveraineté collective consciente, durable, organisée.
Malek Bennabi, enfin, incarne la troisième et ultime dimension du dépassement : celle de la réappropriation identitaire et civilisationnelle. Il ne se contente pas de rejeter le colon ; il s’attaque au vide qu’il a laissé et à la toxine qu’il a inoculée. Il comprend que le combat postcolonial ne se gagne ni sur les champs de bataille ni dans les seules institutions, mais dans les profondeurs de la psyché collective. Pour Bennabi, le vrai piège n’est pas l’occupation, mais l’état de réceptivité à cette occupation (sa fameuse «colonosiabilité»). Il appelle à une refondation morale, intellectuelle, spirituelle ; un nouveau souffle civilisationnel.
Ces trois figures ne sont pas seulement complémentaires : elles dessinent une séquence, un chemin de libération à plusieurs étages. Ali réinstalle le colonisé dans son corps, Abane dans sa patrie, Bennabi dans son esprit. Ensemble, ils forment une tentative historique – sans équivalent dans le monde postcolonial – de répondre au colonialisme non par la mimésis ou la soumission, mais par une affirmation existentielle totale.
Mais cette tentative, aussi radicale fût-elle, n’a pas suffi à clore la dialectique. Elle a ouvert une brèche, posé un jalon, mais le fantôme colonial n’a pas été exorcisé. Car la colonisation ne se termine pas avec le retrait des troupes ou un drapeau hissé : elle laisse des cicatrices profondes, des reflets inversés, des postures héritées. Elle continue de produire des agents ambivalents, des figures piégées, des consciences fracturées.
C’est ce que nous verrons dans la seconde partie : comment le présent reste peuplé de personnages échappés de cette scène coloniale, qui rejouent, souvent à leur insu, les rôles que l’histoire leur a assignés. Rôles de zélotes, de néo-colons, de révoltés impuissants ou de gardiens nostalgiques. Comprendre ces figures, c’est comprendre que la colonisation n’est pas finie : elle a simplement changé de langue, de costume… et de terrain.
F. B.
(Suivra)
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