Mémoire courte et coopération longue : la réponse au garde des Sceaux français
Une contribution du Dr A. Boumezrag – Ah, le printemps ! Saison des fleurs, des hirondelles… et des amnésies diplomatiques. Cette année, en avril 2025, c’est le ministère français de la Justice qui nous offre le plus beau bouquet : «La coopération judiciaire et la circulation des personnes sont les deux piliers de la relation franco-algérienne», annonce-t-on, d’un ton solennel. Et puis, comme une cerise sur un couscous froid : «Le passé est le passé, la France n’a pas à regretter ni à s’excuser auprès de l’Algérie.» Rideau.
Comprenez bien : deux siècles d’histoire coloniale peuvent désormais se plier en quatre et aller gentiment se ranger dans une armoire à archives – celle qu’on n’ouvre jamais, sauf quand il s’agit de brandir la grandeur de la République en costume d’apparat.
Deux siècles rayés d’un trait de plume
1830–2025 : effacés, oubliés, pulvérisés sous l’élégance bien-pensante d’une phrase de communiqué. Comme si la France n’avait jamais conquis, jamais colonisé, jamais massacré. Comme si l’Algérie s’était, un beau matin, réveillée française par amour du camembert et des préfectures.
Pas un mot sur les millions de morts, pas une allusion aux terres confisquées, aux langues interdites, aux identités broyées. La colonisation ? Une parenthèse touristique. La guerre d’indépendance ? Une péripétie administrative. Les massacres de Sétif, les camps, les enfumades ? Détails.
Coopération, «tu veux ou tu veux pas ?»
Mais attention, on ne veut pas parler du passé – non, on est tournés vers l’avenir. Un avenir radieux où les Algériens peuvent librement circuler (vers les prisons, les centres de rétention ou les métiers invisibles), pendant que les juges des deux rives s’échangent des dossiers dans une ambiance postcoloniale décomplexée. Le tout sans rancune – enfin, surtout sans rancune française.
Quant à l’Algérie indépendante ? Elle a hérité, comme par miracle noir, de l’appareil répressif français : mêmes lois, mêmes prisons, même obsession du contrôle. On ne colonise pas un territoire pendant 132 ans sans que ça laisse des traces profondes – sauf, bien sûr, dans la mémoire des chancelleries.
La page blanche du livre noir
«Le passé est le passé», disent-ils, comme si tourner la page suffisait quand on a refusé de lire le livre. On dirait un pyromane qui refuserait de s’excuser parce que «la maison, après tout, est reconstruite».
Soixante ans après l’indépendance, c’est donc ça, le bilan : une mémoire chloroformée, une Algérie sommée d’oublier pendant qu’elle continue, bon gré mal gré, à envoyer ses enfants reconstruire les trottoirs d’une République aveugle au ciment de ses fondations.
Alors oui, ce printemps 2025 est décidément très doux à Paris. Et tant pis si, de l’autre côté de la Méditerranée, il reste un léger parfum de poudre et d’histoire non digérée.
Un silence qui crie très fort
Dans les salons feutrés du Quai d’Orsay, on parle de «reconstruction», de «nouvelle ère», de «coopération renforcée». On évite soigneusement certains mots : colonisation, spoliation, répression, racisme d’Etat. Trop lourds, trop accusateurs, trop… vrais. Le silence est devenu une stratégie diplomatique. Plus c’est lourd, moins on en parle. Plus c’est sanglant, plus c’est abstrait.
Le vocabulaire officiel a troqué la mémoire pour le «dialogue constructif». Ce qui est très pratique : on peut construire sur les ruines, à condition de nier qu’il y ait eu destruction. C’est un peu comme repeindre une maison écroulée, sans fondations, en disant : «Regardez comme c’est moderne !»
Un passé qui colle aux semelles
Ce que l’on nomme «relations franco-algériennes», c’est un vieux couple toxique. Un ex-colon dominateur qui jure qu’il a changé et une ex-colonie qui tente de reconstruire son identité en portant toujours le poids de l’autre. L’histoire ne passe pas – elle s’infiltre partout : dans les banlieues, les manuels scolaires, les contrôles de police, les accords migratoires, les regards méprisants et les rendez-vous diplomatiques.
Et pourtant, la France s’obstine à croire qu’un bon silence vaut mieux qu’un mauvais aveu. L’idée qu’il faudrait demander pardon ? Sacrilège républicain. La repentance, ce mot honni, est traitée comme une maladie honteuse qu’il ne faudrait surtout pas attraper dans les couloirs du pouvoir.
La mémoire : un luxe réservé aux vainqueurs ?
La France aime l’histoire, tant qu’elle est celle de la Résistance, des Lumières, des droits de l’Homme. Mais quand elle regarde dans le miroir algérien, c’est tout de suite plus flou. Elle s’y voit colonisatrice, autoritaire, parfois barbare – et ça, c’est inconfortable. Alors, on éteint la lumière.
Mais en Algérie, la lumière est toujours allumée. Parce que l’héritage colonial n’est pas un chapitre, c’est le livre entier. L’Etat algérien post-1962 n’a pas hérité d’un vide, mais d’un système : une langue imposée, une administration copiée-collée. Même l’urbanisme, les cartes, les routes racontent l’obsession d’un contrôle français sur les corps et les esprits.
Et comble du paradoxe : après l’indépendance, c’est encore vers la France que l’on se tourne – pour étudier, travailler, fuir. Comme si l’ancien maître avait confisqué les clés de l’avenir.
Non, la France n’a pas à s’excuser, dit-on. Et pourquoi pas ? Après tout, l’histoire est écrite par ceux qui tiennent la plume. Et ceux-là n’aiment pas qu’on leur rappelle qu’ils ont un jour trempé la plume dans le sang.
Mais qu’on ne vienne pas parler d’«avenir commun» sans passer par la case mémoire. Un couple ne se reconstruit pas sur le déni. Surtout quand l’un des deux n’a jamais rendu les clés de la maison qu’il a occupée de force.
Printemps 2025. La coopération est à la mode. La mémoire, elle, reste en quarantaine. Et l’Algérie, elle, attend toujours une reconnaissance. Pas une charité, pas une aumône de mots. Juste un regard franc, sans faux-semblants. Ça aussi, ce serait un vrai pilier des relations bilatérales.
La mémoire ou l’art de trier les cadavres
A force de refuser de regarder dans le rétroviseur, la France s’imagine qu’elle roule vers l’avenir. Mais sans mémoire, on ne fait pas de route commune. On tourne en rond, prisonnier de ses propres silences. Et dans ce cercle vicieux, c’est toujours l’ex-colonisé qui paie l’essence.
Alors non, ce n’est pas «le passé est le passé» ; c’est «le passé ne passe pas». Et tant qu’il ne sera pas reconnu, dit, assumé, les relations franco-algériennes resteront ce qu’elles sont depuis 1962 : un divorce mal digéré, où l’un continue à faire comme si l’autre devait encore des comptes.
Et pour ceux qui pensent qu’on peut enterrer l’histoire sous les accords de coopération, une seule réponse suffit, celle d’Aimé Césaire : «Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.»
Moralité
En ce printemps 2025, les relations franco-algériennes ressemblent à une pièce mal rejouée : la France fait semblant d’avoir oublié, l’Algérie fait semblant de pardonner, et tous deux signent des accords pendant que l’histoire ronge le dessous de la table.
On coopère à défaut de se comprendre, on circule sans jamais vraiment se rencontrer et on parle d’avenir, surtout pour ne pas regarder derrière.
Ainsi va la diplomatie : on enterre les mémoires à coups de sourires, on refait le monde sans jamais réparer celui qu’on a brisé.
A. B.
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