Les Accords d’Evian ou comment faire la paix sans rendre les clés au propriétaire
Une contribution du Dr A. Boumezrag – En mars 1962, au bord du lac d’Evian, on a signé la paix. Une paix entre guillemets, bien sûr, puisque dans cette histoire, le colonisateur fait mine de s’en aller tout en gardant un double des clés. Et pas qu’un double : il a laissé ses valises sous le lit, gardé un œil sur la boîte à outils, et posé un contrat de location à durée indéterminée.
Oui, la France a quitté l’Algérie. Mais elle a laissé derrière elle des accords savamment ficelés, un droit de regard sur les ressources et une armée prête à camper encore un peu, «le temps de plier». On appelle ça la décolonisation façon gestion locative : tu rends les papiers, mais tu continues à passer le dimanche pour «voir si tout va bien».
Les Accords d’Evian, signés dans la lumière douce des Alpes, ont tout du bon vieux contrat entre amis : un cessez-le-feu, une reconnaissance de l’indépendance et… des conditions. Beaucoup de conditions. Trop pour qu’on parle vraiment de rupture. En réalité, c’était un «on fait semblant de rompre, mais on reste connectés sur WhatsApp».
Et puis, comme si cela ne suffisait pas, en 1968, on a signé un deuxième pacte : celui sur la circulation des personnes. Là encore, dans un apparent geste d’ouverture, on crée un régime spécifique pour les Algériens : un statut à part, ni tout à fait étrangers ni tout à fait bienvenus. Un couloir humanitaire aux allures de sas de contrôle, à travers lequel la France trie sa main-d’œuvre. Une sorte de relation toxique postcoloniale.
Mais soyons justes : la France n’a pas agi seule. L’Algérie, elle aussi, a joué le jeu de cette paix bancale, oscillant entre affirmation souveraine et dépendance structurée. Des élites formées en français, une économie formatée selon les standards hexagonaux et une diaspora comme levier politique et économique. On coupe le cordon, mais on garde la rallonge.
Aujourd’hui encore, ces accords vivent. Dans les mémoires, dans les traités non renégociés, dans les débats sur l’immigration, dans le gaz algérien qui chauffe les foyers français, dans les manuels scolaires trop pudiques. On a mis fin à la guerre, mais pas au lien.
Alors, faire la paix sans rendre les clés ? Oui. C’est même tout l’art de la diplomatie postcoloniale. Un tour de magie républicain : l’indépendance dans les mots, la dépendance dans les marges.
Et le plus drôle ? C’est que tout ça tient encore. Un accord vieux de soixante ans qui continue de structurer les flux, les peurs, les fantasmes. Comme quoi, en matière coloniale, la France ne lâche rien. Pas même les clés du passé.
Mais ne soyons pas injustes : ces accords n’étaient pas une exception. Ils étaient la règle. La norme douce du désengagement fort. L’art diplomatique de tourner la page sans l’arracher. Car la France, grande spécialiste du récit républicain, ne décolonise pas, elle «accompagne la transition», tout en s’assurant que la bascule ne devienne jamais renversement. La paix oui, la perte jamais.
Et puis, derrière le vernis des signatures, le droit est là pour faire joli. Car un traité, c’est comme une promesse électorale : ça a valeur tant que c’est utile. Dès que l’Algérie a montré trop d’assurance – nationalisation des hydrocarbures, discours non-aligné, soutien au tiers-monde – hop, les «accords» sont devenus «souvenirs», sauf les clauses utiles à l’Hexagone, qu’on s’est empressé de «réinterpréter».
Et aujourd’hui, 60 ans plus tard ? Le passé continue de faire de l’ombre au présent. Les clauses d’Evian flottent dans les négociations migratoires, dans les tensions mémorielles, dans les crispations sur les visas, dans les débats sur la repentance, comme un fil invisible tiré à chaque friction.
Quant à l’Accord de 1968 sur la circulation des personnes, il est devenu un totem et un tabou à la fois. Totem, parce qu’il institue un régime d’exception qui arrangeait tout le monde – travailleurs pour l’un, transferts de fonds pour l’autre ; tabou, parce que ce régime spécial rappelle un lien postcolonial qu’aucun Etat ne veut assumer ouvertement. Résultat ? Un texte bricolé, amendé, jamais abrogé, toujours en place, toujours instrumentalisé. L’immigration algérienne dérange mais on ne peut pas la bloquer sans crise diplomatique.
Dans le fond, ces accords sont le reflet parfait d’une époque qui ne passe pas. Une époque où la France voulait bien quitter la scène, mais pas les coulisses. Où l’Algérie voulait bien l’indépendance, mais avec les moyens de l’ancienne puissance coloniale. Où tout le monde a joué au divorce, mais en gardant des doubles des clés, des codes bancaires communs et une boîte aux lettres partagée.
Alors oui, faire la paix sans rendre les clés, c’est exactement ce que les Accords d’Evian ont réussi. Un exploit juridique et politique. Un chef-d’œuvre de diplomatie asymétrique. Et un legs encombrant, qui empêche encore aujourd’hui de penser la relation franco-algérienne autrement qu’à travers la dette, la blessure et le soupçon.
Car derrière les traités, il y a des silences. Et, parfois, les silences pèsent plus lourd que les signatures.
Les Accords d’Evian n’ont jamais été une fin. Ils furent un interlude, un entre-deux, une pause diplomatique dans une relation qui, au fond, ne voulait ni mourir ni guérir. On y a mis des signatures là où il aurait fallu des vérités. On y a glissé des équilibres artificiels là où pesait encore l’arrogance coloniale.
Car faire la paix sans rendre les clés, c’est plus qu’une formule. C’est une méthode. Une tradition française en matière de post-colonialisme : rendre l’apparence de la liberté, tout en gardant l’accès aux coulisses. Et tant que ce système tiendra, il sera impossible de construire une relation franco-algérienne lucide, apaisée, responsable.
Mais peut-être est-ce cela, au fond, le secret du post-empire : une séparation sans rupture, une indépendance sous surveillance, une histoire commune où l’un a les archives et l’autre les cicatrices.
«On ne se libère pas d’un empire avec un traité ; on s’en libère avec la mémoire et le courage de rompre.» (Kateb Yacine).
A. B.