De la république égalitaire jacobine à la dictature bourgeoise thermidorienne (2)
Par Mesloub Khider – Ainsi, là où les communes populaires considèrent que «la nation ne déploie véritablement ses forces que dans les moments d’insurrection», les Thermidoriens estiment comme «anarchique» toute initiative populaire qui n’aurait pas été légalisée au préalable par les pouvoirs institués (élitaires bourgeois).
De toute évidence, la conception de la gouvernance différencie radicalement les Jacobins des Thermidoriens. En effet, pour les Jacobins la conflictualité est au centre de leur politique. Les Jacobins considèrent que la République se construit essentiellement sur le combat contre les ennemis du bien commun : les nobles, les aristocrates, les riches. Pour les Jacobins, cette politique d’affrontements de classes est salutaire, car elle renforce la conscience patriotique, affermit la vitalité démocratique. Et Saint-Just n’hésite pas à écrire : «Ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée.»
Au contraire, les Thermidoriens s’attelleront à développer une idéologie consensuelle censée apaiser les antagonismes sociaux. Ils s’attachent à diffuser une politique placée au-dessus des clivages idéologiques, des fractures sociales. Cette approche est exprimée par l’un des Thermidoriens sous cette exhortation : «Que tout ce qui est opinion, depuis le royalisme jusqu’à l’exagération des Jacobins, soit oublié à jamais.» Et la solution réside, selon les Thermidoriens, dans le libre développement du commerce, qui permet l’enrichissement de chacun et donc le bonheur de tous. Traduction : en vérité, l’enrichissement des seuls bourgeois opéré dans un climat social de soumission du peuple tenu en laisse par l’idéologie de collaboration de classes prônée par le pouvoir établi afin d’assurer sa tranquillité, sa pérennité. Deux siècles après, partout, du Venezuela jusqu’en Grèce en passant par l’Algérie, les classes dominantes répandent le même discours consensuel de concorde, de pacification des relations sociales pour perpétuer leur domination, leur exploitation, leur oppression, avec notre consentement, notre contentement.
Et les Thermidoriens de proclamer que seule une élite est capable de détenir le pouvoir. Car elle maîtrise les mécanismes de l’économie (sous-entendu une économie gérée dans l’intérêt de leur classe). Ainsi, ils prônent la république de l’élite, contre celle du peuple établie au cours de la période révolutionnaire jacobine.
De nos jours, rien n’a changé. Juste la sémantique. C’est la république des experts. L’expertise fait foi de leur maîtrise des mécanismes de la gestion politique et économique, justifiant leur domination, et corrélativement l’exclusion du peuple ignorant, inapte à gouverner un pays, un État, une entreprise, une administration. On ne va tout de même pas confier les rênes du pouvoir à des «incapables. On disait la même chose des colonisés, des femmes, ces « êtres inférieurs» maintenus longtemps dans la servitude, persuadés eux-mêmes de leur incapacité à s’émanciper de la domination de leur maîtres, à s’affranchir de la tutelle coloniale ou paternaliste pour se gouverner librement. Pourtant, et le colonialisme et l’asservissement de la femme ont été anéantis, abolis. Qu’attend le peuple pour s’affranchir de sa soumission ? Immanquablement, l ‘Histoire se chargera de les acculer à remplir leur mission historique d’émancipation pour bâtir une société universelle humaine débarrassée de l’exploitation, de l’oppression.
Conséquence logique de cette approche bourgeoise de la politique : le suffrage universel est supprimé dans la Constitution de 1795. Le suffrage censitaire est instauré. Désormais le droit de vote est conditionné à la possession d’une propriété. Un dirigeant thermidorien déclare « que seuls les hommes possédant une propriété sont aptes à gouverner» (au moins les bourgeois de l’époque étaient plus sincères dans leur tyrannie, contrairement aux bourgeois contemporains qui nous font croire que nous sommes un peuple libre en pleine tyrannie).
Dès lors, au lendemain de la contre-révolution thermidorienne, la république perd son caractère populaire. Elle devient résolument aristocratique. L’économie populaire est congédiée. Elle est remplacée par le libéralisme économique outrancier, exploiteur, colonialiste, esclavagiste. Face aux inégalités sociales, la redistribution forcée n’est plus une solution viable.
Selon les nouveaux maîtres du pouvoir dictatorial aristocratique bourgeois, en guise de politique sociale, il faut juste faire appel au « sentiment de fraternité « des riches. Seule la communion fraternelle entre riches et pauvres est susceptible de corriger les inégalités sociales.
De fait, les Thermidoriens prônent une politique de réconciliation nationale, de collaboration de classes.
Ainsi, à rebours de la république sociale appliquée au cours de la période jacobine, matérialisée par la répression de la spéculation, le blocage des prix, la saisie des biens des riches et surtout la redistribution des richesses aux citoyens pauvres, la république thermidorienne instaure une économie libérale favorable aux seules classes privilégiées. Ainsi, au lendemain de la prise du pouvoir par les Thermidoriens, la nouvelle Assemblée nationale met un terme au système d’économie dirigée et à la redistribution sociale (décidément, sous le capitalisme, la reproduction et la reconduction des mêmes politiques antisociales réapparaissent, comme une maladie, sous toutes les époques et tous les pays). Elle adopte de nombreuses réformes libérales (encore une pathologie récurrente gangrenant le corps social depuis deux siècles)
De manière générale, ces mesures plongeront le pays dans une extrême misère. Provoquant des tensions sociales aiguës. Le peuple écarté du pouvoir, les classes fortunées vont s’appliquer à imposer une politique économique favorable à leurs intérêts. L’ère thermidorienne marque le retour en force des classes fortunées, le début d’un véritable changement de paradigme politique (encore des similitudes avec notre époque marquée par la politique économique mise en œuvre actuellement par les gouvernements de Macron et de Trump au profit des riches).
C’est le triomphe du libéralisme débridé. La souveraineté du peuple est définitivement limitée, éliminée, expulsée du pouvoir jusqu’à présent.
Je laisse le soin au lecteur d’établir des corrélations, des similitudes avec la Révolution trahie algérienne. Et d’en tirer les conclusions.
«L’histoire des peuples est l’histoire de la trahison de l’unité.» (Antonin Artaud).
M. K.
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