Lettres de l’autre partie de la planète : réalité et connaissance
Par Kaddour Naïmi –Suite à une première partie sur la spiritualité en Chine, en voici une seconde sur la connaissance de manière générale.
Qui ne connaît pas le symbole taoïste, ce dessin en noir et blanc, qu’on appelle, aussi, le symbole du yin-yang ? Mais combien de personnes, hors d’Asie, savent de quoi il s’agit ?
Voici quelques informations substantielles. Elles sont moins le reflet d’explications données par d’autres, que le résultat de lectures et de conclusions personnelles. Donc, sujet à caution. Evidemment, dans le cadre d’un article, elles constituent uniquement une très brève introduction, nécessitant un approfondissement par la personne intéressée.
Précisons, d’abord, que ce symbole du yin-yang remonte à une conception antique, plus de 2 500 ans auparavant, cependant bien documentée par des livres de l’époque.
Ce symbole concerne la réalité objective et la connaissance que l’être humain peut avoir à son propos. En passant, notons qu’ici les termes «Occident» et «occidental» désignent la partie géographique de la planète située à l’ouest du territoire chinois, par conséquent elle comprend non seulement l’Europe (par extension l’Amérique) mais également le Moyen-Orient et l’Afrique.
Yīnyáng (阴 阳)
Pour employer un langage occidental, le dessin taoïste représente, d’une part, les forces «obscures» et, d’autre part, les forces de «lumière» existant dans l’univers. Celui-ci comprend, évidemment, la planète Terre et tout ce qu’elle contient, comme matière vivante, et matière dite, de manière erronée, inerte.
L’«obscur», c’est ce que les Chinois appellent yīn. Le caractère correspondant est : 阴. Il est composé de deux images : à gauche, un mur ; à droite, la lune. Donc le yīn concerne tout ce qui lunaire, nocturne, humide, froid. Par extension, c’est tout ce qui est «féminin», parce qu’il reçoit quelque chose, notamment le sperme, source de vie.
Le «clair», c’est ce que les Chinois appellent yáng. Le caractère correspondant est : 阳. Il est composé de deux images : à gauche, un mur ; à droite, un soleil. Donc le yáng concerne tout ce qui est lumière, diurne, sec, chaud. Par extension, c’est tout ce qui est masculin, parce qu’il fournit quelque chose, notamment le sperme, source de vie.
Ces deux forces, yīn et yáng, ont plusieurs caractéristiques.
Ces deux forces (ou énergies) sont en lutte permanentes entre elles, chacune cherchant à dominer en éliminant l’autre. Nous constatons, ici, une équivalence avec une conception occidentale. Elle est formulée de deux manières. L’une est laïque : la «lutte des contraires, entre le positif et le négatif» ; l’autre est religieuse : la «lutte entre le bien et le mal».
Noir dans le blanc, blanc dans le noir
Voici où la conception chinoise est spécifique, notable. Dans le dessin du symbole, on constate une petite portion de couleur noire dans la partie «blanche» et, réciproquement, une petite portion de couleur blanche dans la partie noire. En voici l’explication. Les deux parties antagonistes, blanche et noire, ne sont pas totalement et uniquement d’une couleur unique. Traduisons ce fait dans le domaine du processus de la connaissance humaine. Dans toute couleur «blanche» (vérité, positivité, lumière) existe une part de «noir» (erreur, négativité, obscurité). Et, vice-versa, dans toute partie «noire» existe une part de «blanc».
Nous nous trouvons, alors, totalement à l’opposé de la conception occidentale qui se formule par ce qu’on appelle le dualisme absolu. Il affirme l’existence d’un «positif absolu» et d’un «négatif absolu» (dans le domaine laïc), ou d’un «mal absolu » et d’un «bien absolu» (dans le domaine moral et religieux).
Plus de vérité ou moins d’erreur ?
Ajoutons ceci. Ne considérons pas la conception religieuse affirmant une «vérité absolue» existant de toute éternité. Cette vision est en totale opposition avec la conception taoïste, laquelle est, comme on vient de l’exposer, plus nuancée, relativiste.
Examinons la conception laïque et scientifique. Pendant très longtemps, en Occident, cette dernière a considéré le processus de connaissance comme un progrès vers plus de vérité. Puis, à l’époque moderne, les scientifiques (et les philosophes sérieux après eux) ont fini par reconnaître le contraire : la connaissance (si l’on veut la vérité concernant la nature dans le sens le plus général) est un processus vers la découverte de moins d’erreur.
Apparemment, il semblerait identique d’affirmer ceci : la connaissance va toujours vers plus de vérité, ou de dire : la connaissance va toujours vers moins d’erreur. En fait, pas du tout. En effet, croire d’aller vers toujours plus de vérité, c’est supposer acquise définitivement une vérité, pour, ensuite, découvrir une autre. Or, l’expérience montre le contraire : le processus cognitif va toujours vers moins d’erreur, car il consiste à corriger ce qu’on croyait être une vérité. En voici deux exemples significatifs.
Le premier concerne Galilée. Les autorités ecclésiastiques refusèrent, au nom d’une «vérité biblique», d’admettre sa découverte ; elle affirmait que la Terre tourne autour du Soleil (et non pas le contraire, déclarée dans l’Ancien Testament). Suite à cette découverte d’une erreur d’appréciation, le scientifique fut … menacé du bûcher s’il ne se rétractait pas. On connaît la réponse qui lui fut attribuée, après s’être vu contraint, pour sauver sa vie, à se rétracter : «Eppure, si muove !» (Et pourtant, elle tourne !)
Dans le domaine scientifique, accorder la priorité à une «vérité» a mené, également, au dogmatisme allant jusqu’à la répression. Le cas le plus significatif est celui de Trofim Lyssenko. Durant la dictature stalinienne, ce technicien agricole imposa ses vues «scientifiques» ; cependant, elles étaient conditionnées par l’idéologie. Les résultats concrets révélèrent que ces vues étaient erronées, et avaient entraîné des dommages matériels importants.
Dans le domaine social-politique, un phénomène semblable existe. Voici le plus significatif. Karl Marx (avec Frederich Engels) a cru découvrir les règles absolues du fonctionnement social. Il a ainsi formulé le matérialisme historique, le matérialisme dialectique, le socialisme «scientifique» (1), la dictature du prolétariat comme transition pour accéder au communisme, considéré comme phase ultime du salut universel. L’expérience pratique a cependant démontré les graves limites dogmatiques et idéologique (2) de ces diverses théories, notamment par les tragédies que furent le bolchévisme léniniste-trotskyste et ses diverses variantes. Actuellement, nous avons affaire à l’idéologie dite «libérale». Elle affirme le capitalisme comme unique «vérité», conforme à la «natur » humaine. Par conséquent, toute contestation decette conception serait utopie, charlatanerie et désordre social, à combattre par tous les moyens, y compris illégaux (voir les agissements des services secrets des régimes capitalistes).
Tào (道)
Retournons au symbole yīn et yáng. Il est généralement associé à la conception spirituelle de ce qu’on appelle le taoïsme. Ce mot vient du fait que cette conception a comme concept central le tào (ou dào). (道). C’est un terme polysémique. Il signifie tout à la fois voie, méthode, but.
Voici mon interprétation de l’association du symbole yīn et yáng avec le concept dào. L’existence des forces antagonistes yīn et yáng (obscurité/lumière, erreur/connaissance, négativité/positivité, destruction/construction, anéantissement/création) et de leurs luttes incessantes pour l’hégémonie, cette figuration donc représente : 1) la voie (la manière) dont se comporte l’existant universel ; 2) nous montre la méthode pour l’affronter positivement ; 3) afin d’atteindre le but ultime qui est la connaissance. Celle-ci demeure, toutefois, la moins erronée, donc susceptible de correction par une découverte nouvelle qui diminue la part d’erreur.
Ceci étant dit, faut-il s’étonner de découvrir que l’ancêtre de la conception anarchiste, dans sa signification la plus sérieuse, est peut-être un sage taoïste ayant vécu voilà environ 2 400 ans ? Il se nommait Zhuāngzǐ (3).
Universalité et humanité
Longtemps, parce que né en Occident (Algérie), mes connaissances étaient limitées à la production intellectuelle de cette partie de la planète. Et cela, malgré deux faits : d’une part, le conseil musulman «demande la science, même en Chine» et, d’autre part, mon adhésion juvénile au maoïsme. Ce n’est qu’en parvenant à l’âge adulte que je me suis rendu compte de mon effarante ignorance de l’essentiel de la production intellectuelle de la Chine, que j’ai compris l’insensée vision qui croit posséder la connaissance «universelle et humaine» parce qu’elle connaît uniquement celle de l’Occident.
Se pose alors la question : comment s’explique l’ignorance abyssale des Occidentaux en ce qui concerne la culture chinoise ? Des motifs principaux me semblent l’expliquer.
Le premier : l’isolement géographique. Déjà, dans l’antiquité, Alexandre dit «le Grand» parvint, dans ses conquêtes, jusqu’en Inde, sans jamais arriver en Chine. Les impérialistes romains, non plus, dans leur extension coloniale, n’arrivèrent jamais jusqu’en Chine, bien que les deux empires, romain et chinois, semblent avoir eu des contacts par l’intermédiaire de représentants «diplomatiques»(4).
Deuxième motif : l’extension territoriale de la Chine lui a toujours permis de vivre de manière autarcique. Il y eut, dans le passé, une fameuse tentative d’élargir la présence chinois à travers une expédition maritime constituée par une impressionnante flotte. Mais, pour des raisons diverses, cette entreprise prit rapidement fin.
Troisième motif : jusqu’au XVIIIe siècle, la Chine se suffisait à elle-même, produisait des découvertes scientifiques et techniques(5) et même se permettait d’être une puissance exportatrice de certains denrées. Vint ensuite l’écroulement, l’affaiblissement. Il permit aux puissances coloniales nouvelles, occidentales européennes, de se jeter sur cet espace immense, en opérant ce que tout impérialisme fait : envoyer des armées pour massacrer la population, asservir les survivants, s’emparer des ressources matérielles du pays et, éventuellement, installer des colons.
Ainsi, à l’ignorance occidentale de la culture chinoise s’ajouta l’idéologie impérialiste. Pour justifier sa mainmise sur le pays, elle distilla, par l’intermédiaire de ses «intellectuels organiques» (selon l’expression de Gramsci), tous les préjugés imaginaires sur la «race jaune» fainéante, fourbe, jouisseuse, méchante, barbare, à laquelle l’Occident chrétien devait porter la civilisation et la religion de Dieu. Les impérialistes britannique allèrent jusqu’à la pire des infamies imaginables : ils s établirent la culture de l’opium. Cette pratique eut deux avantages : procurer aux rapaces propriétaires un immense profit, d’une part, et, d’autre part, plonger le peuple chinois dans la dépendance de l’opium, et donc dans la servilité la plus dégradante.
Enfin, vint le sursaut, à partir des années 1920. Il fut, notons-le, d’abord culturel, animé par des groupes d’intellectuels patriotes intelligents et solidaires. Puis ce fut la guerre sociale jusqu’à la victoire des maoïstes. Enfin, nous assistons à la phase actuelle, capitaliste à la chinoise ; elle est entrée en concurrence économique mondiale avec l’impérialisme états-unien actuellement hégémonique, mais économiquement affaibli.
Cette guerre commerciale est, encore une fois, le prétexte pour les idéologues occidentaux, «intellectuels» et journalistes, pour diffuser les clichés sur le «péril jaune» et la «barbarie» asiatique. Le représentant le plus notable de cette idéologie est Samuel Huntington avec sa théorie du «choc des civilisations». Décidément, ce dernier terme, employé depuis l’antiquité par tout aspirant à l’impérialisme, semble encore fonctionner pour tromper sur les intentions criminelles réelles.
Il reste aux «Occidentaux» qui tiennent à connaître la réelle universalité de l’espèce humaine, de prendre la peine de connaître la culture chinoise. Alors, ils découvrent quelles carences limitent et appauvrissent leurs connaissances de ce qu’est l’humanité.
Pour leur part, les musulmans connaissent depuis longtemps la fameuse invitation «atloub al’îlma walaou fi sîne» (demande la science même si c’est en Chine). Mais combien de ces Musulmans pratiquent cette recommandation ? Et leurs tragédies ne proviennent-ils pas, notamment, de l’ignorance de cette sage recommandation ?
K. N.
(1) Par respect de la vérité, notons que le premier à utiliser cette expression «socialisme scientifique» fut Joseph Proudhon. A notre connaissance, Marx reprit l’expression mais sans signaler ce fait, s’attribuant ainsi la paternité de la formule.
(2) L’ironie de l’histoire a voulu que le pourfendeur de l’idéologie tombe dans des vues idéologiques à son insu.
(3) Il avait écrit : le monde «n’a pas besoin d’être gouverné ; en fait, il ne devrait pas être gouverné», «le bon ordre résulte spontanément quand les choses sont laissées à leur cours». Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Tchouang-tseu#cite_note-6
(4) Toutefois, dans le nord-ouest de la Chine, existe une localité où les habitants ont d’étranges ressemblances physiques et coutumières qui rappellent les Romains de l’antiquité.
(5) Les Occidentaux ignoraient ce qu’était un livre, quand les Chinois possédaient des bibliothèques !
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