Distinguer le bon grain de l’ivraie

Naïmi
Kaddour Naïmi. D. R.

Par Kaddour Naïmi – Parler de soi peut être, effectivement, présomptueux. Cependant, loin de me prétendre Marc-Aurèle ou Montaigne, respectivement les Pensées pour moi-même et les Essais ont précieusement nourri mon jardin culturel. Qu’il me soit donc permis de communiquer le résultat d’une expérience de vie aux personnes qui pourraient y trouver des semences pour leur jardin. Il s’agit d’une vérité banale et élémentaire, mais, trop souvent, ce genre de vérité est occulté par ceux qui n’ont pas intérêt à la faire connaître. Et ils sont la majorité, hélas !…

De tout temps et partout mais, surtout, en cette époque mondiale d’obscurantisme dominateur, partout dans le monde. L’Algérie, bien que semblant un cas spécifique, n’est, en dernière analyse, que le résultat d’une histoire mondiale. Au moins pour deux motifs :

  • toutes les révolutions populaires, sans aucune exception(1), ont accouché d’une oligarchie(2) dominant le peuple ; durant la lutte émancipatrice, ce dernier fut, en réalité, uniquement un bras armé exécutif, et jamais un sujet décisionnel ;
  • l’obscurantisme clérical et l’autoritarisme étatique sont un phénomène mondial : il suffit de constater l’influence des sectes «évangéliques» partout, d’abord aux Etats-Unis et à présent au Brésil, sans oublier l’influence déterminante des intégristes juifs en Israël (et aux Etats-Unis).

Cette prémisse étant faite, venons à l’argument de cette contribution. Il est limité au domaine de la connaissance dans le domaine culturel(3).

Depuis mon enfance, j’ai aimé me cultiver, selon l’expression consacrée. Malheureusement, par manque d’enseignants adéquats (à de très rares exceptions), j’ai perdu énormément de mon précieux temps à lire des ouvrages et à voir des films ou des pièces de théâtre qui ne m’ont nullement aidé à devenir plus sensible, plus intelligent et plus solidaire. Ce phénomène fut identique ou plus aggravé même quand j’avais affaire à des productions culturelles prétendant me fournir plus de sensibilité, d’intelligence et de solidarité. J’ai en vue une certaine production tant «libérale» que marxiste. Curieux et étonnant ? Dans une première phase, je le croyais. Ensuite, expérience pratique et réflexion théorique m’ont fait découvrir la réalité. Notre chère planète terre est partout dominée par des oligarchies, chacune arborant une couleur idéologique, bien entendu promettant le bonheur du peuple. Rare, très rare, exceptionnel de voir des détenteurs étatiques dominateurs proclamer leur domination. Quant à la tristement fameuse «dictature du prolétariat», on a fini par découvrir en quoi elle consistait réellement : oligarchie de type inédit.

Donc, j’ai fini par comprendre que dans un monde dominé par des oligarchies, il n’était pas étonnant, mais tout à fait «normal et logique» que la production culturelle dominante soit celle  au service des oligarchies dominantes. Cela, d’une manière ou d’une autre, mais toujours enrobée de promesse de bonheur, évidemment. Là encore, un marchand de produits pourris n’avouera jamais leur nature empoisonnée mais tentera de les vendre en vantant leurs prétendues qualités nutritives ; pour le marchand, l’essentiel est le profit personnel qu’il en tire.

Ce n’est qu’avec le temps et les recherches longues, difficiles et patientes que j’ai découvert les œuvres culturelles qui m’ont permis d’améliorer ma sensibilité, mon intelligence et ma solidarité. Et ces œuvres sont d’une part très minoritaires et, d’autre part, occultées le plus possible par les détenteurs des moyens d’information de masse, parce que contrôlés par des membres de l’oligarchie (privée ou étatique). J’ai, alors, découvert qu’en matière de culture, le grain réellement bénéfique est infiniment peu par rapport à l’ivraie aliénante. Pas étonnant ! Le grain permet de favoriser l’émergence de personnes sensibles, intelligentes et solidaires, tandis que l’ivraie fabrique des personnes qui manquent de ces trois qualités. L’insensibilité de ces personnes va jusqu’à torturer, égorger ou massacrer par des bombardements d’avion, etc., dans l’indifférence sinon l’assentiment de l’«opinion publique». Leur manque d’intelligence va jusqu’à justifier les crimes par des motifs présentés comme «nobles et vertueux» (défense de la «démocratie libérale», de la « dictature du prolétariat» ou de «valeurs religieuses»). Leur «solidarité» se limite à celle des membres de l’oligarchie dominatrice.

Dès lors, la production «culturelle» dominante, parce que médiatisée par les médias contrôlés par des membres de l’oligarchie (privée et/ou étatique), ne peut que produire l’aliénation nécessaire au maintien du peuple dans la servitude (volontaire), la résignation (involontaire) ou la complicité (volontaire). Dans ces conditions, faut-il encore s’étonner que, sur la planète entière, les peuples, et notamment les jeunes, soient drogués idéologiquement, désorientés socialement, inaptes politiquement ? Faut-il se surprendre si les œuvres qui luttent pour s’affranchir de ces fléaux soient  très minoritaires, d’une part, et, d’autre part, très peu connues ? Citons quelques exemples significatifs.

Pendant longtemps, j’ai désiré comprendre pourquoi les révolutions populaires visant à l’émancipation se sont transformées en système conservateur totalitaire, autrement dit oligarchique(4). Dans ce cadre, j’ai lu de nombreux ouvrages, aussi bien « libéraux » (Thomas Hobbes, De Tocqueville) que de Marx, Engels, Lénine, Trotski, Staline, Mao, Che Guevara, etc. Eh bien, le problème que je voulais comprendre me restait obscur !… C’est uniquement par une recherche longue et obstinée que j’ai fini par découvrir un ouvrage qui m’a donné les éclaircissements recherché : La Révolution inconnue de Voline(5).

Concernant l’autogestion, là aussi, j’ai lu de nombreux ouvrages, algériens et étrangers. Et là, encore, cette expérience me restait insuffisamment claire. Jusqu’à ce que j’aie découvert un ouvrage : Espagne libertaire 1936-1939 de Gaston Leval(5).

Cependant, je ne me limitais pas aux livres sociologiques, qui examinent la macro-société. J’ai voulu élargir mes connaissances à la microsociété, avec la lecture de nouvelles, de romans, de poésie, ainsi qu’en regardant des pièces de théâtre et des films. Là encore, ce n’est qu’après avoir longtemps cherché, avec obstination, que j’ai fini par découvrir quelques œuvres qui me furent utiles.

Concernant les nouvelles, j’ai cherché celle qui explique le mieux l’aliénation du peuple dominé ; j’ai fini par la trouver dans Histoire de Ah Q de l’écrivain chinois Lu Xun. A propos de roman, je désirais connaître de quelle manière des travailleurs luttent pour leur émancipation ; j’ai trouvé l’histoire dans La Mère de Maxime Gorki. Au sujet d’un enfant colonisé et de famille pauvre, j’ai cherché à savoir comment il pourrait s’y prendre pour sortir de sa condition de dominé ; Mouloud Feraoun m’a donné la réponse dans Le Fils du pauvre. Il m’a fallu comprendre la nature du pouvoir étatique ; Sophocle, Shakespeare et Bertoldt Brecht m’ont éclairé, successivement par Antigone, Richard III et La Résistible ascension d’Arturo Ui.

Voulant savoir, dans le domaine filmique, comment un peuple a conquis son indépendance nationale, j’en ai trouvé l’illustration dans Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, puis dans La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Quant à voir une lutte exemplaire de travailleurs contre leur patron exploiteur, Herbert J. Biberman m’a offert Le Sel de la terre(6).

Pourquoi tout cet intérêt et l’acharnement obstiné à le satisfaire ?… Pour un but concret précis. Etant né colonisé et enfant d’une famille de prolétaires-paysans pauvres, j’ai voulu savoir comment m’affranchir de cette situation de dominé pour conquérir ma liberté, sans oublier qu’elle est négative si elle ne se conjugue pas par la solidarité avec tous les dominés (y compris les femmes) de la planète.

Ainsi, j’ai fait une découverte. Oui et hélas ! En ce monde dominé par une minorité d’êtres humains − «psychopathes» est le mot adéquat − aux dépens de la majorité, la culture authentique est un effort immense, exigeant énormément de temps, le maximum de patience, la recherche la plus systématique. Seulement ainsi, il devient possible de connaître et de distinguer entre le dominant marécage de l’ivraie aliénante et le très occulté mais vital grain nourricier.

K. N. ([email protected])

(1) Bien entendu, les révolutions authentiquement populaires, où le peuple fut un acteur décisionnel, et pas seulement un instrument aux mains d’un organisme politique de « professionnels » de la révolution, ne sont pas ici considérées. Il s’agit principalement du mouvement des soviets russes (Kronstadt et Ukraine, 1917-1921), de la collectivisation espagnole durant la guerre civile (1936-1969, des mouvements autogestionnaires en ex-Yougoslavie (après la Seconde Guerre mondiale), puis en Algérie (1962-1965).

(2) Pour des définitions concernant les différents types d’État et de gouvernement, voir mon essai La guerre pourquoi ? La paix, comment ?, partie II : pouvoir ou qui commande au détriment de qui ? Et pourquoi. Point 3. Gouvernement ou la lutte pour la possession de l’Etat, gratuitement téléchargeable ici

(3) Dans une contribution précédente, je l’ai définie comme cette forme de connaissance qui permet d’acquérir sensibilité (concernant ce qui est beau), intelligence (concernant ce qui est bon, à savoir utile), et solidarité (de l’individu avec tout ce qui est avec lui en relation sociale et naturelle).

(4) Voir ma thèse ici 

(5) Gratuitement téléchargeable ici

(6) D’autres exemples se trouvent dans les rubriques «sociologie», «nouvelle», «roman», «poésie», «théâtre», «film», dans la partie «œuvres préférées», accessibles ici 

Comment (6)

    MOHAMMED BEKADDOUR
    13 novembre 2018 - 3 h 32 min

    Après lectures des commentaires, et j’ai particulièrement apprécié Voltaire… L’Algérie est un vaste territoire, et tout dépend du lieu où un être se retrouve, si d’aventure il vit un moment dans les zones frontalières, où fourmillent les contrebandiers, (Trabendistes, Trabendo), il devra supporter que la vie culturelle s’y réduit à la lecture des billets, dinar et devises. La wilaya de Tlemcen, par exemple, il faut avoir vécu dans l’univers des Hallabas, ceux qui avant l’heureuse fermeture des frontières, approvisionnaient le roi du Maroc en carburant. Contexte d’une laideur indescriptible ! Voltaire et le siècle des lumières, qui fut une belle réaction contre l’obscurité spirituelle et intellectuelle imposée par l’armée du Vatican, réaction qui a propulsé les Européens, installé un doute fécond, le doute est ce qui permet de distinguer le bon grain de l’ivraie, il se défie de tout, met tout en question, mais la raison dont est doté l’humain, certes variable en puissance d’un individu à un autre, a ses limites, je me souviens qu’un de mes professeurs à l’université de Grenoble avait tenu à nous mettre en garde contre « Le rationalisme morbide »…ETC ! Que faire, dis moi, des « Tout dans la poche, rien dans la tête » !!! Les enfermer dans un asile, dans la foulée de la fermeture des frontières ?

      Ahmed Miloud
      15 février 2022 - 23 h 17 min

      Qu’est-ce que la culture ? J’ai lu des tas de bouquins, de de de Virgile, Platon, Homère à Voltaire, Diderot, Descarte, d’Alembert, Dostoïevski, Tolstoï, sans compter les nombreux auteurs de science-fiction(Isaac Asimov, Ray Bradbury, Rosny Aîné, Jules Verne,etc…). Ces lectures n’ont jamais influencé ma culture d’origine algérienne basée sur le puissant socle de l’Islam. Je suis comme toi ancien élève du Lycée Dr Benzerdjeb de Tlemcen. La France coloniale a tout fait pour aliéner notre identité mais en vain. Pourquoi certains, qui se disent intellectuels, ont tourné le dos à leur culture d’origine, aliénés par celle du miroir aux alouettes occidental ? Je voudrais une réponse de ta part.

    Rayés Al Bahriya
    11 novembre 2018 - 19 h 48 min

    Du moment qu’on distingue l’un de l’autre, autant dire séparer l’un de l’autre .
    L’adage dit , séparer le bon grain de l’ivraie, voilà plus vrai.
    Réviser votre butin de guerre…..

    Ch'ha
    11 novembre 2018 - 10 h 06 min

    Excellente contribution Mr Kaddour Naïmi.
    « Pas étonnant ! Le grain permet de favoriser l’émergence des personnes sensibles intelligentes et solidaires, tandis que l’ivraie fabrique des personnes qui manquent de ces 3 qualités. L’insensibilité de ces personnes va jusqu’à torturer égorger massacrer ….dans l’indifférence sinon l’assentiment de l’opinion publique. Leur manque d’intelligence va jusqu’à justifier les crimes par des motifs présentés comme nobles et vertueux ».
    « La culture authentique est un effort immense ».
    Merci pour votre excellente contribution et de nous transmettre votre expérience parcours de vie plus qu’intéresseant et enrichissant.

    MELLO
    10 novembre 2018 - 21 h 13 min

    Il reste une infime partie de la société Algérienne capable de distinguer le bon grain de l’ivraie. La soumission à pris le pas , la depolitisation est passé par là et la deculturation s’est enrobée d’un gand de velours pour pour rendre nos mémoires amnésiques. De mémoire, nous n’avons jamais vu une société, comme la nôtre qui a perdu ses valeurs culturelles, ses valeurs humaines, ses valeurs intellectuelles mais aussi ses valeurs morales. Les salles de cinéma, les bibliothèques, les librairies ainsi que tant d’espaces culturels ont perdu du terrain, l’espace culturel s’est reduit considérablement. Comment dans cette situation distinguer le bon de l’iraient ?

    Voltaire
    10 novembre 2018 - 19 h 31 min

    Je prônait les mêmes idées bien avant vous, mon cher Naïmi. Les gens ont longtemps cru que j’étais athée quand je disais: « si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Que nenni!. J’étais un DÉISTE.
    La seule chose qu’il e je détestais dans la religion, qu’elle fut chrétienne ou musulmane, ce sont ses conséquences, le fanatisme, l’intolérance.

    Je croyais à « l’éternel géomètre », « l’architecte du monde » :
    « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer
    Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger. »
    Je trouvais par ailleurs une grande utilité à Dieu qui fonde la morale.
    A un ami qui s’étonnait de me voir ôter mon chapeau devant une procession religieuse, je disais: « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. »
    Déiste, et non athée, je pensais que la religion était nécessaire, pour donner des règles de bonne conduite au peuple : « Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets croient en Dieu ; et alors, j’en serai moins volé. ».
    Au lieu de faire appel à Marc-Aurèle le stoïcien dont les historiens n’ont retenu de lui quel fut un empereur quelconque qui, lorsqu’il était dépassé par les difficultés de sa tâche, trouvait dans la philosophie un dérivatif, une consolation. Vieilli et malade, il fut empoisonné par se médecins sur ordre de son fils Commode qui lui succéda et précipita la longue agonie de l’empire romain – sonc au lieu de citer cet empereur, je pense qu’on gagnerait mieux à revisiter ce philosophe du Siècle des Lumières pour faire pièces aux illuminés des ténèbres, affublés de barbes hirsutes.

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