Interview exclusive du président de la Fondation Islam de France
Le successeur de Jean-Pierre Chevènement à la tête de la Fondation Islam de France estime, dans cet entretien exclusif à Algeriepatriotique, que «notre responsabilité, à nous tous, est de voir en quoi un discours de type religieux peut avoir un impact mobilisateur sur des esprits criminels». Il prône un débat sur «le fait islamique dans un cadre serein et apaisé». Interview.
Algeriepatriotique : Votre désignation à la tête de la Fondation Islam de France a coïncidé avec le malheureux événement de Strasbourg. Quel commentaire faites-vous de l’attentat qui a fait plusieurs victimes ?
Ghaleb Bencheikh : C’est que, malheureusement, l’hydre de Lerne terroriste continue de sévir. Mais nous en viendrons à bout. C’est un engagement de tous les jours, de chaque instant. Nous ne nous accommodons pas de cette ignominie. Je ne suis pas de ceux qui disent «halte à l’amalgame !» puis ne font rien. Certes, des voyous et des repris de justice ont trouvé dans leur allégeance à Daech un moyen d’assouvir leur vengeance et d’exprimer leur ressentiment contre la société, mais notre responsabilité, à nous tous, est de voir en quoi un discours de type religieux peut avoir un impact mobilisateur sur des esprits criminels. L’entreprise est gigantesque et la tâche est immense et ardue. Mais nous les menons avec beaucoup de résolution, déterminés que nous sommes à en finir avec tout ce qui flétrit et avilit la tradition islamique.
Vous succédez à Jean-Pierre Chevènement. Votre mission s’inscrit-elle dans la continuité de son travail ou comptez-vous «réformer» l’institution ?
Il n’y a pas lieu de réformer une institution qui fonctionne bien, en dépit de tout ce qu’on a pu raconter. Nous savons tous gré à Jean-Pierre Chevènement d’avoir mis la Fondation sur orbite avec une gestion saine de ses finances. Et je lui rends un hommage appuyé. Des programmes sont en cours, ils seront poursuivis et consolidés, d’autres seront mis en place très vite.
Bien sûr, il y a la poursuite de l’aide aux doctorants en islamologie fondamentale et appliquée, parce que nous avons besoin de jeunes étudiants intelligents, tenant un discours rationnel sur le fait islamique, afin de redonner à l’islamologie – discipline de prestige – ses lettres de noblesse. Il faut savoir que pas moins de 300 000 euros ont été alloués pour aider les étudiants en thèse. Nous continuons, ensuite, à aider les futurs imams sur le plan universitaire, à compléter leur formation religieuse par un cursus «profane» sur la laïcité, le fonctionnement des institutions, les valeurs républicaines.
En troisième lieu, nous allons poursuivre, consolider et enrichir tout le travail autour du campus numérique, une sorte d’université virtuelle appelée Lumières d’islam. Elle dispose d’une centaine de vidéos enregistrées et d’une quarantaine déjà en ligne. Elle sera augmentée de la mise en place d’une WebTV et des espaces de formation en ligne.
En termes de projets, nous comptons créer une université populaire itinérante pour lancer des débats comme une thérapie par la parole. Son but est de réconcilier les citoyens autour de la question de l’islam en France. Cette université permettra aux musulmans et aux non-musulmans de s’exprimer sur le fait islamique dans un cadre serein et apaisé. Ce sera l’occasion de débattre calmement sur des sujets cruciaux afin de désamorcer les craintes et d’apprivoiser les peurs pour assoir les fondations d’une société commune. Cette université populaire itinérante ira de pair avec l’organisation de colloques internationaux pour dirimer les thèses fondamentalistes et mettre en exergue les grandes lignes de la réforme de la pensée en contexte islamique.
La France traverse des moments difficiles, une vague de contestations jamais vécue depuis mai 1968 ajoutée à un risque d’attentats terroristes élevé. Quel rôle la Fondation peut-elle jouer pour atténuer ce risque, sachant que le tout-sécuritaire ne pourra pas venir à bout du phénomène de l’extrémisme violent ?
Le tout-sécuritaire est nécessaire mais il n’est pas suffisant. Ce sera, alors, pour la Fondation d’assumer une responsabilité d’éveil des consciences, avant tout, et la préparation du citoyen avec le souci de la personne et l’émancipation du sujet humain. C’est la mission qui lui est assignée. C’est par l’éducation, la culture, la connaissance et l’acquisition du savoir et par le fait de sensibiliser des jeunes gens, garçons et filles, à la beauté, à l’intelligence, aux beaux-arts, aux belles lettres, à la musique, à la poésie, à tout ce qui élève les sens, qu’on pourra venir à bout de l’extrémisme religieux. On doit contrecarrer le salafisme et son emprise sur la jeunesse par toute action qui l’émancipe de la domination d’un discours religieux culpabilisant, axé uniquement sur l’obsession de la norme religieuse et sur l’approche infantilisante binaire : licite et illicite. Libérer l’esprit et élargir l’horizon en s’affranchissant des causeries religieuses aliénantes relatives à la promesse du paradis et à la menace de l’enfer. Cette délivrance est un enjeu de civilisation. Les maîtres-mots dans la résistance à l’offensive fondamentaliste islamiste demeurent toujours l’éducation, la culture, l’esthétique et la connaissance ainsi que l’ouverture sur le monde et l’importance de l’humanisme et de l’altérité, notamment confessionnelle.
Quelles relations la Fondation que vous présidez entretient-elle avec les institutions religieuses algériennes ?
Pour l’instant aucune, parce que, tout simplement, la Fondation est une institution laïque reconnue d’utilité publique avec la participation de l’Etat français. Elle n’a pas vocation à agir dans le champ strictement religieux. Elle œuvre dans le domaine de la culture, de la science et de la connaissance. Elle vise la prise en charge éducative de la jeunesse, notamment par l’aide à des projets culturels et sociaux. Mais cela n’empêche pas de trouver des canaux de coopération avec des institutions similaires travaillant pour les mêmes objectifs.
Comptez-vous renforcer la coopération avec les pays du Maghreb dans vos efforts de dé-radicalisation ?
Assurément oui. La question de la radicalisation religieuse n’est pas qu’une affaire exclusivement française. Elle concerne toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, épris des causes justes de par le monde et, tout particulièrement, au Maghreb où les populations pâtissent d’une religiosité aliénante qui dégénère vite en radicalisation fanatique…
Les Français s’inquiètent de la montée de l’extrémisme en France qui n’a pu être jugulé par les différents gouvernements. A quoi cet échec est-il dû, selon vous ?
Parce que cette épineuse question est complexe. Ici, l’adjectif «complexe» ne relève pas d’une rhétorique marquant le caractère justement compliqué de la situation que, le plus souvent, on convoque par défausse. Ainsi, par paresse intellectuelle, n’aura-t-on pas à entreprendre l’œuvre d’éclaircissement et d’explication. C’est le sens premier de ce qui est complexe qui est voulu, c’est-à-dire un système délicat et malaisé à décrire de prime abord. Ses nombreux éléments interagissent entre eux de manière non nécessairement déterministe. C’est le cas de la «fabrique» terroriste. Elle requiert comme décryptage le fait de ne pas s’arcbouter sur une seule lecture simpliste. Plusieurs décodages ont fait concurrence avec une accumulation de strates d’analyse.
La distinction de toutes ces strates est nécessaire. Elle passe par la couverture de tout un spectre interdisciplinaire. La gamme s’étale depuis l’analyse sociologisante jusqu’à l’approche théologique, en passant par l’étude psychanalytique, la représentation apocalyptique et l’évocation nihiliste sans oublier l’examen politique et l’observation géostratégique. Tout en reconnaissant que chacune de ces analyses puisse avoir sa pertinence propre, aucune n’épuise, à elle seule, complètement le sujet. A cet égard, il faut avoir une vision globale, panoptique, des causes et des effets. Les avis et points de vue des experts sont divergents. Chacun veut pondérer ses propos par des éléments propres à sa discipline et à son champ de compétence.
Les sociologues trouvent aisément de quoi étayer leurs thèses. Les arguments sont très nombreux. Ils s’entrevoient très vite dans le déni de citoyenneté opposé à toute une jeunesse laissée pour compte, dans l’échec scolaire, dans le racisme et la ségrégation de fait. Les déterminismes sociaux résistent et verrouillent tout espace d’évolution, même pour les plus diplômés.
Les politistes ont de quoi présenter la problématique épineuse de l’hyper-terrorisme comme une résultante de tensions dans les rapports internationaux et géostratégiques avec des répercussions internes aux Etats. Des puissances régionales se font la guerre par phalanges terroristes interposées.
Les économistes posent, entre autres, le postulat de la nouvelle économie conjuguée à l’ultralibéralisme. Elle a permis des gains importants avec ses espérances excessives ayant conduit à former la bulle internet, au détriment de nombreux groupes humains poussés vers le nihilisme fou et affolant.
Les psychanalystes traitent de cas relevant de la psychiatrie et expliquent les pulsions meurtrières par des perversités pathologiques violentes. Le manque de repères avec l’absence du père et les carences affectives reviennent le plus souvent dans les études cliniques.
Les historiens énoncent que des mouvements millénaristes entraînent ceux qui sont en rupture dans leurs sociétés d’une manière cyclique. Il suffit de faire miroiter des utopies avec leurs parts d’illusions et de mirages pour que les humiliés et les opprimés sur la terre suivent et s’insurgent, rêvant toujours de justice.
Les philosophes trouvent dans la déshérence culturelle et l’indigence intellectuelle à l’ère 3.0 des bouleversements générateurs de faits et d’actions empreints d’inhumanité.
Les théologiens vont arguer du retour du religieux radical et teinter les présupposés de la question d’une coloration confessionnelle, islamique en l’occurrence, afin de résister à la déchéance des sociétés dépravées, sinon il faut hâter l’apocalypse.
Nous pourrions passer en revue chacune de ces approches, en développant davantage les argumentations qui militent pour leur bien-fondé.
Quant à moi, je demeure convaincu, en dépit des réserves formulées par certains analystes, que la strate théologique présente sérieusement une grille de lecture appropriée. La contre-attaque doit se faire au niveau de la pensée religieuse. La riposte est au premier chef d’ordre théologique, tout en tenant compte, bien entendu, des autres réponses et de leurs intrications.
La béatification de dix-neuf religieux catholiques à Oran s’est déroulée dans d’excellentes conditions, de l’aveu même du pape François, Roger Hanin a été inhumé à Alger avec les honneurs. Pourtant, on continue d’accuser l’Algérie de porter atteinte aux religions autres que l’islam. A quoi cela est-il dû, à votre avis ?
Je pense que cette cérémonie émouvante de béatification, la première en contexte islamique, a signé un temps fort, faisant entrer définitivement l’Algérie dans l’ère de la pluralité religieuse et l’ouverture à l’altérité confessionnelle. L’église algérienne est une réalité qui constitue une richesse pour l’Algérie. A la société algérienne, dans son ensemble, de consacrer les valeurs pérennes d’accueil, d’hospitalité et de générosité édictée par la spiritualité qui est au cœur du monothéisme abrahamique judéo-islamo-chrétien. Cela passe aussi par le dialogue interreligieux et interculturel. Les imams algériens doivent enseigner cela du haut de leur chaire dans les mosquées et ailleurs.
Bien que le terrorisme frappe en France et en Europe en général, certains continuent de semer le doute sur les auteurs des massacres en Algérie dans les années 1990. Que vise cette désinformation qui dédouane les groupes islamistes armés ainsi innocentés par les zélateurs du «qui tue qui ?» ?
Je ne sais pas. Et, je ne comprends pas. Il me semble que, en dehors de l’onomatopée, «qui tue qui ?» est une question qui n’a pas lieu d’être posée. Parce que le second «qui» est identifié, c’est une victime innocente d’un assassinat abject, c’est un crime haïssable et punissable, et le premier «qui» est le plus souvent revendiqué et assumé dans des communiqués authentifiés. C’étaient les sicaires des GIA et des membres l’AIS, puis par la suite les terroristes du GSPC. De toutes les façons, les prêcheurs de haine et les idéologues de l’action violente armée au nom de la religion islamique sont responsables, comptables et coupables de crimes et d’assassinat ainsi que de perversion de la religion devant l’histoire. S’ils ne comparaissent pas devant le tribunal des hommes, ils n’échapperont pas au tribunal céleste.
Interview réalisée par Karim B. et Mohamed El-Ghazi
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