Résurgence du peuple algérien des geôles de l’histoire
Par Youcef Benzatat – Il n’y a de peuple que si et seulement si une population investit la rue à l’unisson et déclame un intérêt commun et un objectif partagé, en brandissant des slogans dans lesquels tous les individus s’y reconnaissent et où le «nous» devient le sujet principal : le peuple. Un sujet qui s’affirme unique maître de sa destinée. C’est du moins ce qu’a démontré la population algérienne ce vendredi 22 février 2019. Cette date marquera l’histoire de la nation algérienne en validant l’acte de naissance de son peuple.
Si au cours des jours qui ont précédé cette date, les populations des différentes villes avaient manifesté séparément, chacune à un moment décalé, ce 22 février les a vus synchroniser leurs manifestations autour de slogans identiques et d’objectifs partagés avec détermination. Principalement, le rejet catégorique de la prétention au cinquième mandat au profit du président sortant Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier étant le symbole vivant du système de pouvoir qui a marginalisé la population et confisqué l’Etat et ses institutions. C’est donc à tout ce système de pouvoir aussi que s’adresse le rejet unanime de la foule des manifestants. Allant jusqu’à appeler à l’avènement d’un nouvel Etat et d’une nouvelle république, la sienne.
L’émergence du peuple algérien, qui a vu sa naissance ce 22 février 2019, est jalonnée par plusieurs étapes. La première fut celle qui a vu l’Emir Abdelkader tenter d’unifier la population, pour mener une résistance commune à la pénétration coloniale pendant la première moitié du XIXe siècle, sans succès, et qui a vu la population néantisée jusqu’au dépouillement de son identité et de ses référents structurels par la puissance coloniale victorieuse.
La deuxième étape fut celle où l’ALN/FLN a réussi à l’impliquer dans la Guerre de libération nationale de l’emprise coloniale et notamment l’expression de son unité lors des manifestations de décembre 1960. Mais sitôt l’indépendance acquise, la population fut dépossédée de ses droits politiques et marginalisée pour demeurer une population sans emprise sur sa destinée.
Le 5 octobre 1988, la population, qui avait manifesté sa volonté d’émancipation de l’emprise du système de pouvoir qui lui a confisqué ses droits politiques, a subi une atomisation programmée pour l’empêcher de se constituer en véritable contre-pouvoir dans l’avenir. Une atomisation tripartite. D’un côté, les islamistes, de l’autre, les berbériste et, au centre, la clientèle du pouvoir sous un nationalisme conservateur de principe. La catégorie de la population qui n’entrait pas dans cette forme tripartite subissait avec résilience sans aucune capacité d’auto-organisation ni d’expression. Cette atomisation a permis à ce système de pouvoir de gagner du temps et de durer plusieurs décennies sans être inquiété.
C’est pendant ce temps, les NTIC aidant, que la prise de conscience collective a pris forme et a pu venir à bout de l’atomisation de la population, pour permettre une manifestation unifiée et une affirmation de l’unité du peuple et son intérêt commun. En atteste l’absence de slogans religieux et de tout signe relatif à la mouvance islamiste, d’une part, et on a vu les citoyens de Tizi-Ouzou, centre du mouvement berbériste, manifester avec l’emblème national plutôt qu’avec celui habituellement brandi dans ce genre de circonstances, sans nulle allusion à une quelconque partition du territoire national ni autre slogan régionaliste. Partout, dans toutes les villes, la République et l’emblème national ont été les signes les plus brandis par les manifestants. Il n’y avait plus de place pour un quiconque clivage entre les manifestants, que ce soit religieux ou identitaire, seul le peuple avait droit de cité. Un peuple est né et les conditions de sa résurgence, en termes de souveraineté législatrice, par le rejet du cinquième mandat et du système de pouvoir qui l’a permis, constitueront désormais dans l’avenir son référent politique fondamental.
Si Nekkaz a été adopté par la foule des manifestants partout où il s’est rendu, ce n’est certainement pas pour sa présidentiabilité, ou parce qu’il incarne l’antisystème, mais surtout parce qu’il n’est pas une figure structurelle du système comme l’est l’opposition traditionnelle, identifiée comme «complice» de ce système de pouvoir. Le dévolu massif que le peuple a jeté sur lui était plutôt une expression d’un langage qui consiste à tracer une ligne de démarcation entre le révolu et ce qui est permis d’advenir.
Si le facteur déclenchant de ce processus fut sans aucun doute la prétention de la reconduction de ce système de pouvoir à travers le cinquième mandat de Bouteflika, l’irruption fracassante et inhabituelle d’un officier supérieur de l’Armée nationale populaire à la retraite dans le champ politique et le jeu électoral, en l’occurrence le général Ali Ghediri, à travers un discours de rupture avec l’ordre ancien, fut son véritable catalyseur. Les premières manifestations massives contre le cinquième mandat sont apparues dans la foulée de ses déclarations intempestives et tous azimuts sur les réseaux sociaux et les médias dis indépendants, voir alternatifs. Il a «défoncé la grille» comme on dit dans le langage consacré. D’autant que son discours de rupture est clairement adressé à la population, contrairement à l’opposition structurelle au système de pouvoir qui se contente d’établir des bilans et des analyses tout en s’adressant au pouvoir sous forme de négociation. Cette posture l’a décrédibilisé aux yeux de la population.
Les leçons de l’histoire politique nous enseignent que toute révolution incarnée par un leader est vouée à l’échec. Dans ce cas, il appartient aux élites, aux intellectuels, aux militants associatifs, aux journalistes, aux militants généralement en contact direct avec le peuple, de l’éclairer, de l’accompagner, sans tarder, pour la faire aboutir.
Une fois la rupture avec le système de pouvoir consommée, la tâche qui leur incombe est immense. Elle consiste à doter le peuple des outils nécessaires pour parvenir à la quête de la souveraineté de l’Etat désaliéné du militaire, du religieux et de l’identitaire ; à concilier un Etat moderniste et une citoyenneté fondée sur la liberté de conscience dans une société aliénée dans les structures mentales patriarcales et l’imaginaire mythologique religieux ; à doter le citoyen de l’entendement nécessaire pour pouvoir intérioriser et s’approprier les valeurs démocratiques et républicaines qui caractérisent un Etat moderniste et une citoyenneté fondée sur la liberté de conscience.
Parce que cela ne se décrète pas. On ne désaliène pas une population de ses structures mentales patriarcales et de son imaginaire mythologique religieux à l’aide d’une baguette magique. Il faut être réaliste et pragmatique pour mener à bien cette entreprise qui consiste à débarrasser la société des résidus moyenâgeux. La religion doit réintégrer le domaine du privé pour permettre au citoyen l’exercice de sa liberté de conscience, une condition essentielle à l’avènement de tout Etat moderniste.
L’identité ne doit pas être une affaire ethnique, mais seulement citoyenne, qui sera déterminée par l’idéal humaniste et civilisationnel qui caractérise les luttes qui ont jalonné l’histoire de la nation en devenir et dans lesquelles tout citoyen du monde pourra s’y identifier, quelles que soient son origine ethnique ou la couleur de sa peau. Le système de pouvoir aliénant est supposé être disqualifié, reste à consolider le peuple dans sa conscience politique moderniste et républicaine pour empêcher toute potentialité de reflux.
Y. B.
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