Contribution – Pourquoi le chef d’état-major de l’ANP n’a réagi que maintenant
Par Dr Arab Kennouche – La décision cruciale d’un retour vers la légalité constitutionnelle prise par l’institution militaire représente une phase décisive dans le règlement de la crise politique en Algérie. Même s’il appartient en droit au Conseil constitutionnel de statuer sur la validité juridique des dossiers de candidatures et, deuxièmement, sur la capacité du président de la République à continuer un mandat en cours, sans quoi il pourrait être empêché, l’armée délivre un message fort au peuple algérien, à qui elle répond favorablement dans sa demande d’empêcher le maintien du président Bouteflika qui aurait été catastrophique pour l’Algérie.
Il est vrai que l’armée n’a jamais véritablement dévié d’une trajectoire constitutionnelle dans sa perception des problèmes politiques en Algérie. A plusieurs reprises auparavant, elle s’était fait le chantre des missions constitutionnelles de l’ANP, limitées à un rôle de défense nationale uniquement, contre ceux qui exigeaient une participation plus active de l’ANP dans les joutes politiciennes survenues après le projet officialisé du 5e mandat. En rappelant à l’ordre de nombreux militaires de haut-rang inquiets des événements en cours, Gaïd-Salah semblait vouloir épargner l’institution militaire. Puis, après les manifestations populaires massives et répétitives depuis le 22 février, on a observé une autre attitude politique du haut-commandement militaire visant à rassurer le peuple avant tout en rappelant la collusion d’intérêts entre la nation et l’armée. Le glissement sémantique dans les propos de l’ANP, par son chef d’état-major, se concrétise finalement aujourd’hui par un appel solennel à l’empêchement du président de la République.
Une décision salutaire
Cette décision aura dans un premier temps l’avantage de désamorcer la crise. Gaïd-Salah a fait preuve de sagesse en se rangeant sans ambiguïté aucune derrière le peuple à qui il donne raison puisqu’il reconnaît l’urgence de la situation et le souhait de la nation de ne pas attendre une énième promesse consultative qui n’aurait aucun sens. L’ANP a finalement compris que le temps jouait contre l’Algérie et qu’une ultime manœuvre politicienne pourrait mettre le feu aux poudres. En tranchant sans ambages, l’ANP désamorce sans conteste la crise, malgré encore des réactions politiques incompréhensibles ou bien simplement épidermiques, comme celle du RCD. Le recours à l’application de l’article 102 devient presque inéluctable pour le haut commandement militaire qui ne pouvait arguer de la lettre constitutionnelle dans la partie qui la concernait, la neutralité et la défense nationale, tout en fermant les yeux sur l’inconstitutionnalité du 5e mandat.
Si Abdelaziz Bouteflika avait été réélu, l’ANP n’aurait plus eu la possibilité d’invoquer sa neutralité politique d’un point de vue constitutionnel en autorisant une violation flagrante de la loi de la nation. Voilà un premier niveau de lecture juridico-politique. Deuxièmement, l’ANP envoie un signal fort à l’endroit de toute la classe politique algérienne en réaffirmant qu’elle privilégie la solution constitutionnelle et le jeu des institutions dans la résolution de la crise contre toute intervention intérieure ou extérieure. Intérieur, si l’ANP avait dû une fois de plus régler l’incurie d’une situation par une solution hybride politico-militaire. Extérieur, par le recours à l’internationalisation de la crise, déjà bien avancée avec la nomination de deux diplomates qui finalement n’y peuvent rien.
La décision d’Ahmed Gaïd-Salah vient enfin redonner ses lettres de noblesse à la Constitution de 1996 qui, ces derniers temps, a été fallacieusement décriée alors que c’est son application qui fait défaut. Cette Loi fondamentale a été jetée en pâture dans le chaos de la crise actuelle, alors que ses dispositions, si elles étaient correctement appliquées, pourraient par de simples mécanismes juridiques largement résoudre le blocage actuel. Le retour à une trajectoire constitutionnelle dans la résolution de la vacance de pouvoir en cours est également à même d’anticiper sur la situation hautement volatile de l’après 28 avril 2019, se caractérisant par une présidence anticonstitutionnelle et fondamentalement illégitime d’Abdelaziz Bouteflika.
Si l’ANP ne réagissait pas avant cette date butoir, c’est tout l’argumentaire constitutionnel de l’état-major qui volerait en éclat avec une perte énorme de crédibilité de l’ANP auprès du peuple qu’elle reconnaît maintenant pourtant dans ses droits.
Vers une nouvelle concorde civile ?
L’administration présidentielle est désormais profondément isolée. Elle ne peut faire le poids devant la force synergique du peuple et de l’ANP. Il lui reste deux solutions. Celle du pire qui consisterait à envenimer la situation en faisant un appel du pied aux puissances occidentales, qui y trouveraient des gains relatifs. Ou bien négocier une sortie honorable, ce qui, au vu des gros dossiers de corruption touchant vingt années de règne sans partage, ne peut que passer par une loi d’amnistie économique, qui se voudrait être une nouvelle concorde civile pour régler cette fois-ci non plus des crimes de sang mais des crimes économiques. Il est difficile de croire, en effet, que les dirigeants actuels du pays veulent véritablement continuer l’aventure d’un énième mandat, sans y voir plus rationnellement un argument à faire valoir pour protéger leurs arrières, avec des garanties d’impunité qui leur permettent de couler de nouveaux jours heureux.
Les grands décideurs du camp anti-5e mandat sont-ils prêts à de telles concessions ? Quelle est l’ampleur des crimes économiques en Algérie, est-elle énorme au point où de nombreux protagonistes n’ont pas intérêt à vouloir partir sans de profondes assurances quant à leur impunité ? Au jour d’aujourd’hui, rien ne permet de quantifier avec exactitude les sommes dilapidées contre l’intérêt général de la nation. Il semble cependant évident que le peuple a réagi en partie à cause de l’ampleur de ce phénomène de grande corruption qui marquera à jamais la présidence Bouteflika.
Une question essentielle dès lors se pose : faut-il amnistier une classe politique largement corrompue au nom de la stabilité et de la pérennité de l’Etat algérien ? C’est dans cette équation que le facteur politique de l’amnistie sera la variable clé des décisions politiques à venir, qui, sans aucun doute, tiendront compte des aspirations du peuple et de leur désir de nouvelle gouvernance. Nouvelle gouvernance qui nécessitera des purges salutaires, des compromis, et des arrangements vitaux afin que l’Algérie fasse peau neuve et reparte sur de nouveaux rails mieux ancrés dans un Etat de droit et à l’abri des tentatives de déstabilisation de l’étranger.
A. K.
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