Le dégagisme n’est pas de l’engagisme
Par Mesloub Khider – Ces dernières années, depuis son éclosion lors de la révolution de jasmin, qui fleure un parfum d’imposture, le dégagisme s’est partout épanoui au gré de la germination des révoltes.
Cette nouvelle floraison protestataire exhale un relent d’arnaque politique. Ce n’est pas innocent qu’elle pousse sur tous les terrains minés par le tremblement des luttes sociales. Au moment de l’entrée du capitalisme dans une crise systémique. Cette nouvelle culture politique de lutte permet d’amortir les secousses telluriques révolutionnaires. C’est la dernière invention bourgeoise du programme antisismique social. De même, ce n’est pas innocent qu’elle soit cultivée avec soin par les couches petites et moyennes bourgeoises en crise, ces classes de plus en plus précarisées et paupérisées, pour en faire leur terrain stérile de lutte. Ce nouveau fumier politique bâti par les classes dominantes internationales à l’intention des déclassés pour les persuader qu’ils peuvent faire repousser leurs espoirs déçus, leur existence sociale sacrifiée par le capital, par la culture de la contestation citoyenne, au moyen des engrais empoisonnés électoraux.
Le dégagisme est l’ultime soupir de la classe petite-bourgeoise accablée par le désarroi social, travaillée par l’incertitude professionnelle, l’angoisse de l’avenir, la peur de sa déchéance ; la mort de son dieu statut social qu’elle pensait, dans sa croyance puérile, éternel, garanti par l’Etat-providence. Sa lutte se réduit à un sauvetage d’un monde en plein naufrage historique qu’elle tente de secourir de la noyade. Son combat est l’expression de sa misère politique, de sa protestation illusoire contre sa disparition, de sa putréfaction sociale. Elle constitue l’esprit chagrin d’une époque dépourvue d’esprit authentiquement révolutionnaire.
Le dégagisme est le nouvel opiacé politique des classes petites et moyennes bourgeoises. Ce nouveau tremplin revendicatif illusoire, emblème des malheurs futurs. Réceptacle des vallées de larmes. Le dégagisme est la fleur enivrante qui veut masquer les effluves de l’oppression. La feuille de vigne qui tente de cacher les chaînes de l’exploitation.
Il n’est que le soleil illusoire qui se hisse dans le ciel des revendications éthérées portées par une classe petite bourgeoise atterrée, déjà par le capital enterré.
Le dégagisme est à l’engagement authentique ce que la boxe est au catch : un simulacre. Un arc dépourvu de flèches. Une grande force d’inertie. L’expression de la frilosité politique. De la lâcheté combative.
Le dégagisme, vocable popularisé à la suite de la grande révolte tunisienne de 2011, constitue le dernier avatar de l’engagement stérile politique exprimé par la désobéissance civile ou le combat par les urnes, aux fins uniquement de déloger des gouvernants jugés incompétents ou illégitimes. Il n’est nullement question de s’attaquer à la société capitaliste dans sa globalité. De renverser l’ordre établi. Mais naïvement de moraliser la vie politique par l’élection d’une nouvelle classe dirigeante censée purifier les institutions gouvernementales et parlementaires, au sein de la dictature capitaliste. Bien évidemment, nouvelle classe dirigeante dérivée de ces couches bourgeoises intellectuelles et des catégories sociales issues de la société civile recrutées pour sa prétendue probité et sa fallacieuse incorruptibilité.
Le dégagisme est le fruit pourri du vide politique. Qui veut le remplacer par la politique du vide. Dans le dégagisme, le nec plus ultra de l’engagement politique se limite à l’injonction incantatoire proférée poliment : «Dégage !» Qu’importe la suite. Qu’importe l’avenir, jamais politiquement conscientisé par un programme de remplacement collectivement élaboré, rationnellement réfléchi, politiquement rigoureux, économiquement révolutionnaire, porté par un parti homogène représentant les intérêts de l’immense classe laborieuse majoritaire de la société, résolue à imposer de nouveaux rapports sociaux sur des fondements économiques radicalement en rupture avec le capitalisme.
Au contraire : face au vide du pouvoir, le dégagisme érige le pouvoir du vide. Pour le dégagisme, il ne s’agit pas de s’emparer du pouvoir, mais d’expulser les locataires du pouvoir. Sans se soucier de la vacance du pouvoir. Pour ces estivants de la politique, jamais téméraires pour travailler à la transformation sociale ni audacieux pour s’inscrire dans un engagement politique militant pérenne, qu’importe la vacance du pouvoir, seul compte le pouvoir des vacances. Tels des enfants, ils croient encore à la semaine des quatre jeudis. A la prolongation de l’enfance, de l’insouciance, ou plutôt de l’inconscience. Ils pensent que la politique est un jeu, et jamais un enjeu. C’est une cour de récréation, et non une création d’un nouveau cours de vie. Un petit paisible bassin politicien dans lequel ils peuvent joyeusement batifoler, et non pas une mer politique agitée par les tempêtes sociales qu’il faut traverser par la force de la nage subversive pour conquérir sa liberté. Atteindre le rivage de l’émancipation humaine.
Le dégagisme est la politique qui, pour remédier à l’absence de solution politique, propose la solution par l’absence politique. La politique de la chaise vide. Le dégagisme est le frère siamois du désengagement. Il réclame l’éjection du pouvoir pour remplir le pouvoir de déjection. Au rejet farouche du théâtre politique, il propose la politique théâtrale effarouchée. Après le bannissement des perroquets de la politique, il instaure le bénissement du hoquet populiste. A la correction de la politique par la subversion révolutionnaire, il préfère l’institutionnalisation électorale du politiquement correct.
Aux clivages politiques, il préfère les rivages du consensus politique, cette forme de chavirage de la pensée, du naufrage de la lutte.
A l’évidence, depuis quelques années, le célèbre tunisien slogan «Dégage !» est devenu le cri de ralliement de cette petite bourgeoisie qui enrage. Dans chaque lutte, le dégagisme est brandi comme cri de protestation. Parce qu’il est employé à l’impératif, le cri «Dégage» se croit pourvu d’un pouvoir incantatoire, capable d’accomplir des miracles politiques. Ou d’une faculté comminatoire apte à neutraliser le pouvoir, à briser sa résistance. Le dégagisme ne reconnaît aucune autorité, il se manifeste au-delà des clivages traditionnels politiques. C’est la politique de l’opposition radicale sans proposition politique subversive. C’est l’exigence du départ absolu du pouvoir sans départ d’aucune exigence absolue politique. C’est l’expression du romantisme politique dans une société déchirée pourtant par la tragédie sociale. C’est la fin spectaculaire des représentants politiques, mais non pas du spectacle de la représentation politique toujours à l’affiche de la république bourgeoise dominante. Le dégagisme prône la fin de la politique sale, mais sans proposer une politique propre. Il s’attaque à cette caste politique virale, mais jamais au système dominé par le capital. C’est un mouvement contestataire polymorphe, mais toujours à la combativité amorphe, à la perspective politique fantasmagorique, aux propositions économiques folkloriques, au programme social fantomatique. C’est un mouvement dépourvu de vision politique. Affecté par la cécité politique, il navigue à vue. De là s’explique qu’il s’engage souvent dans les dédales de revendications étroites, sans horizons politique et sociale. Il n’envisage jamais d’emprunter les grands boulevards de l’émancipation humaine.
De manière générale, le mouvement dégagiste s’attaque au règne des politiciens et non au trône du capital, à la corruption politique et non à la société marchande dépravante. La lutte contre l’aliénation et l’exploitation a été remplacée par la promotion de la démocratie bourgeoise, au moment où partout elle s’essouffle du fait de son impuissance avérée et de sa déliquescence avancée.
Le dégagisme promeut la démocratie, notion abstraite car elle ne renvoie à aucune réalité sociale ou économique, réalité déconnectée de la sphère politique. Paradoxalement, le dégagisme n’introduit jamais la lutte au sein du monde du travail, dans les entreprises, mais uniquement dans l’univers éthéré de la politique, au sein d’instances dépourvues de tout pouvoir économique et social, détenu par les classes dominantes, les puissances financières. Le mouvement dégagiste ne cherche pas à renverser le cours de l’histoire. Ses revendications, portées par des individus atomisés révoltés, rejetant toute forme de hiérarchie et de délégation de pouvoir, exprimées en dehors toute structures organisationnelles traditionnelles, se réduisent à rejeter les dirigeants, les formations politiques et leurs programmes, les centrales syndicales, la récupération politicienne. Mais sans proposer d’alternative politique, de solutions économiques. Il revendique la transition politique sans transiter par la politique. En fait, il ne se bat pas pour changer les fondements économiques de la société mais veut uniquement modifier les pratiques politiques. C’est le degré zéro de l’engagement politique. Le capital aura réussi à se dégager de toute remise en cause. Le mouvement dégagiste lui assure sa sécurité, sa pérennité, sa rentabilité.
Au demeurant, le dégagisme n’est pas l’expression de la maturation politique appuyée par un militantisme syndical et une conscience politique forgés sur le terrain de la lutte permanente et l’adhésion à un programme structurellement élaboré, mais l’éruption soudaine d’une exaspération et d’une colère spontanées sur fond d’un apolitisme abyssal assumé. Porté par une génération juvénile hautement diplômée mais à l’avenir social incertain, aux perspectives professionnelles obérées, le mouvement dégagiste exprime partout les mêmes impuissantes doléances politiques. Le mouvement se veut le porte-parole du peuple, et non pas l’avant-garde de la classe laborieuse, des classes populaires. Cette singularité le distingue des mouvements de masse structurés longtemps porte-voix de la classe ouvrière. C’est un mouvement interclassiste, dominé par la petite (et moyenne) bourgeoisie corrodée par la précarisation et la paupérisation.
Le dégagisme est un cri de rage poussé dans une société en pleine naufrage. Le dégagisme est le dernier radeau jeté sur la scène politique par la bourgeoisie agitée par la tempête de la crise du capitalisme.
En fait, le mouvement dégagiste ne propose aucun débouché politique en termes de programme. Pour le dégagisme, il n’est nullement question de renverser le capitalisme. Son combat est purement populiste. Il proclame lutter juste contre l’humiliation, l’accaparement du pouvoir et des richesses par la caste minoritaire dirigeante, contre la répression policière, mais paradoxalement jamais contre l’oppression et l’exploitation capitaliste. Le képi (policier) est érigé en unique ennemi à combattre dans les rues lors de stériles émeutes (les Gilets jaunes illustrent parfaitement cette dérive de la violence gratuite). Mais jamais le capital personnifié par les patrons et les financiers, pourtant véritables responsables de l’exploitation et de l’oppression.
Quoique parfois exprimé sous des formes radicales, notamment par l’usage de la violence, le mouvement dégagiste aspire uniquement améliorer la démocratie, par l’instauration de nouveaux droits, et non à la remettre en cause. Le dégagisme est le meilleur défenseur de la démocratie bourgeoise. Il verse dans l’activisme effréné pour mieux freiner la réflexion de la praxis : il prône la politique de l’action, mais en ne s’appuyant sur aucune théorie politique. C’est la praxis pure, dépourvue de toute théorie. La réflexion constructive a cédé devant l’action destructrice. C’est la politique du coup de poing. De l’émeute. Des barricades. Erigée en pratique normalisée. Aucune conscience de classe n’anime sa lutte. Aucun projet d’émancipation humaine n’inspire son combat.
De là s’explique qu’il ne s’inscrit pas dans un projet d’émancipation collective, mais de libération individuelle par le replâtrage de la démocratie, le colmatage des institutions bourgeoises corrompues. Il ne s’inscrit pas dans l’objectif de la transformation des rapports sociaux, mais de redistribution des richesses dans le cadre de la préservation du mode de production dominant. Il préconise l’instauration d’une «vraie démocratie», mais toujours au sein de la dictature capitaliste.
Aussi réduit-il son combat à des actions immédiates imprévisibles et inorganisées, souvent éparpillées en de multiples collectifs sectoriels (femmes, écologie, taxes,).
De manière générale, si l’irruption des luttes sociales traditionnelles permettait d’interrompre le bon fonctionnement du monde marchand pour le subvertir par la paralysie économique en vue de l’anéantir, le surgissement du mouvement dégagiste, quant à lui, s’érige juste en instance de rééquilibrage politique pour huiler les rouages de la société marchande par une meilleure redistribution des richesses dans le maintien des inégalités sociales, la préservation de la société de classe. Aussi, à la lutte consciente collective menée en vue du renversement de l’ordre établi, le mouvement dégagiste privilégie les petites actions spontanées de désobéissance civile et les doléances citoyennes pour améliorer la démocratie par le colmatage politicien. Le mouvement dégagiste refuse de penser une lutte en rupture avec la société capitaliste. Il rejette le pouvoir, mais récuse toute personnalisation. De la s’explique qu’aucune personnalité, aucun leader n’émerge au sein du mouvement dégagiste.
Adepte de la désobéissance civile et de la non-violence, le mouvement dégagiste cultive abondamment l’activisme routinier exprimé dans des postures moralisantes et par des suppliques éplorées. D’où sa propension à recourir aux conciliantes pétitions. Aux convocations de référendum «démocratiques» organisés au sein de la dictature capitaliste.
Evidemment, cet activisme pacifique élude délibérément l’antagonisme violent des rapports sociaux. Aussi le dégagisme s’enlise-il dans une politique de pacification sociale illusoire, chimérique. Or, l’histoire nous enseigne que seule l’imposition d’un rapport de force engendre une transformation sociale.
Le mouvement dégagiste ne cherche pas à démolir la forteresse capitaliste. Au contraire, il aime bâtir des murs de lamentations au pieds desquels viennent gémir les pleureuses professionnelles, s’agenouiller les contestataires du dimanche dominical.
Animé par l’instinct, le dégagisme verse souvent dans l’hystérie politique par des actions autodestructrices et l’autoflagellation sociale. Ce mouvement régressif a troqué le principe de réalité contre le principe de plaisir. C’est un mouvement d’enfants gâtés. D’enfants rois qui méprisent le peuple, mais jalousent les classes privilégiées régnantes auxquelles ils s’identifient. Qu’ils veulent remplacer.
Le mouvement dégagiste, surgissant souvent spontanément, il est normal qu’il privilégie l’immédiateté et l’urgence. L’action directe et la revendication protéiforme, jamais cohérente ni coordonnée. Et son combat ne s’inscrit jamais dans la perspective d’un changement de société. Quelques ridicules concessions accordées par le pouvoir suffisent pour apaiser sa colère, rabattre ses revendications. Un simulacre de remaniement gouvernemental suffit pour dégonfler ses prétentions combatives. Pour le faire regagner sa niche, après ses aboiements bienveillants.
Pour le dégagisme, la contestation doit juste se contenter d’apporter des améliorations à la démocratie par l’action citoyenne exercée par la «société civile» en vue de permettre une meilleure représentation politique mais toujours sous la dictature capitaliste, dominée par la bourgeoisie. Si le mouvement dégagiste avait existé à l’époque coloniale ou nazie, il aurait prôné l’assimilation, la collaboration. Jamais la destruction du colonialisme, l’anéantissement du nazisme. Or, quelle est la différence entre le colonialisme, le nazisme et le capitalisme. Aucune. Sinon que les deux premiers sont les enfants naturels du capitalisme, qui, lui, perpétue sereinement son horrible domination.
Dans l’optique sans perspective du dégagisme, l’action doit se limiter à l’exercice de pressions sur le pouvoir, à l’usage de l’influence pour infléchir les politiques gouvernementales, au recours aux manifestations pacifiques en vue d’arracher des droits politiques. Ainsi, les actions doivent aboutir à l’aménagement du capitalisme par le truchement des contre-pouvoirs institués aux fins de favoriser les politiques d’assistanat social, et surtout les revendications sociétales très prisées par les classes petites-bourgeoises en phase avec le nouveau capitalisme libertaire et libertin. En résumé, pour le dégagisme, la politique doit consister à gérer la misère et non à l’abolir. A négocier quelques accessoires aménagements politiques, à arracher pacifiquement quelques marginales concessions sociales (évidemment éphémères).
Quoi qu’il en soit, le dégagisme préfère un aménagement de l’exploitation et de la domination, plutôt que leur suppression. Il préfère un ravalement de façade politique à une construction d’une politique foncièrement nouvelle. Il préfère une superficielle application cosmétique politique sur la face de la société défigurée par les cicatrices des inégalités sociales à une opération chirurgicale radicale de la société effectuée au moyen du subversif bistouri collectif populaire afin de redonner un visage social humain à la vie dramatiquement balafrée par les injustices sociales, l’oppression et l’exploitation.
M. K.
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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