Affaire Anadarko : pourquoi l’Algérie doit faire valoir son droit de préemption
Par Hocine-Nasser Bouabsa(*) – L’Algérie doit-elle permettre à la multinationale pétro-gazière française de contrôler plus de 30% de sa production pétrolière ? Bien que cette question soit d’une importance majeure, la communication du ministère de l’Energie et de Sonatrach laisse à désirer. Certains diraient qu’elle est même très défaillante. Cette défaillance ne peut que renforcer la méfiance des Algériens qui craignent pour l’avenir de leur pays et ses luttes avant-gardistes.
Le brouillard qui entoure la cession des actifs algériens d’Anadarko au profit de Total est source d’inquiétude, puisque cette affaire semble être tâchée de soupçons, de suspicions, de secrets et de questions à qui personne à Sonatrach et au ministère de l’Energie ne veut ou ne peut répondre. Il s’agit, entre autres, des questions suivantes, auxquelles les pouvoirs publics doivent répondre dans l’immédiat, afin de tranquilliser les Algériens et de prouver surtout qu’ils ne font pas partie des forces contre-révolutionnaires qui complotent pour faire rebondir le système des prédateurs : quand Anadarko a-t-elle informé Sonatrach de son intention de vendre ses actifs algériens ? Y avait-il des négociations entre Sonatrach et Total ? L’ex-PDG Ould-Kaddour a-t-il donné son donné son accord à cette dernière ? Existe-t-il des documents écrits sur ce sujet ? Pourquoi le ministre de l’Energie a-t-il rétropédalé après avoir, dans un premier temps, annoncé que l’Etat algérien ferait valoir son droit de préemption ? Le contrat PSA (production sharing agreement) d’Anadarko, qui expire en 2022 et que cette dernière a annoncé en mars 2019 vouloir prolonger, a-t-il été réellement prolongé ? Si oui, par qui et pour combien d’années ? Si le contrat PSA a été prolongé, les clauses du contrat initial signé en 1998 ont-elles été ajustées pour réparer le préjudice qui a permis à Anadarko d’engranger une plus-value supplémentaire de plus de 4 milliards de dollars ?
En absence de communication officielle adéquate, le citoyen algérien est dans son droit légitime de supposer que l’Etat algérien n’a jamais autorisé la cession des actifs Anadarko à Total et qu’il ne compte pas le faire. Ceci, pour permettre à Sonatrach de les acquérir. Une telle démarche est pertinente et salutaire pour plusieurs raisons. Les enjeux ne sont pas seulement économiques et opérationnels ; ils sont surtout politiques, sécuritaires et géostratégiques.
Enjeux politiques, sécuritaires et géostratégiques
Dans les relations entre Etats, l’amitié entre les peuples est souvent une chanson que les protagonistes chantent en fonction des intérêts qu’ils visent. Cette réalité est encore plus valable pour les Etats, comme la France, qui sont dominés par le capital financier et industriel et dont les relais médiatiques écrits et visuels sont contrôlés par ce capital. C’est sous cette optique que les Algériens devraient classer le beau refrain de «relations d’amitié exceptionnelles» que les présidents français nous ont ressassé depuis les années 1980. Face à la sincérité émotionnelle algérienne, les Français opposent le calcul froid et mercantile de ses multinationales, encore et toujours empêtrées dans leur logique de prédation et qui, malgré les progrès que l’humanité a réalisés, utilisent, dans le fond, encore les mêmes mécanismes de dominance colonialiste, dont les guerres et les agressions militaires sont l’expression brutale.
Total n’est pas une entreprise commerciale ordinaire, mais un acteur mondial majeur dans toute la chaîne de valeurs des hydrocarbures. Avec un revenu annuel de 210 milliards de dollars en 2018, elle est la première société dans l’Hexagone en termes de chiffre d’affaires. Sa place dans le système politico-économique français a un ancrage historique. C’est un Etat dans l’Etat, qui détient des leviers de pouvoir considérables, surtout que l’Etat français est l’un de ses dominants actionnaires. Pour faire court, les intérêts de Total sont les intérêts de la France et si on avait donc un différend financier ou économique avec Total, c’est avec les gouvernements français qu’on aurait affaire. Or, ces derniers ont toujours prouvé qu’ils n’ont aucune réticence ni scrupules à recourir à la force militaire, dès que leurs intérêts économiques dans les pays faibles sont menacés. C’est le cas en Afrique de l’Ouest et au Sahel, où la France a des intérêts économiques depuis l’époque coloniale, qu’elle a toujours massivement défendus, grâce aux réseaux de la «Françafrique» et, si nécessaire même, en renversant les régimes.
Grâce au sacrifice de ses plus valeureux enfants et à la politique patriotique menée par feu Houari Boumediene qui nationalisa la grande majorité des intérêts français en Algérie – entre autres, en 1971, la Compagnie française des pétroles, qui s’appelle aujourd’hui Total –, l’Algérie indépendante a la chance de ne pas appartenir à cette catégorie de pays vassaux. C’est, d’ailleurs, cette liberté relative qui agace et explique l’animosité de l’élite post-colonialiste parisienne qui n’arrive pas encore à concevoir pourquoi elle ne peut pas se comporter à Alger – malgré la vassalité de Bouteflika, qui lui a ouvert toutes les portes – comme elle le fait avec arrogance et outrecuidance à Rabat, à Dakar, à Abidjan et à Tunis.
L’approche stratégique de distance vis-à-vis de la France pratiquée par feu Boumediene a été plus que bénéfique, puisqu’elle a épargné à l’Algérie des frictions conflictuelles permanentes avec Paris qui auraient miné l’effort de développement national et éventuellement même provoqué une confrontation militaire directe. Notons, ici, que la politique belliqueuse de la France vis-à-vis de l’Algérie n’a jamais cessée depuis 1962 ; elle s’exprime essentiellement, d’une part, à travers son protectorat marocain et à un degré moindre à travers les régimes de pays africains voisins qui n’arrivent pas à s’émanciper définitivement de la France, et, d’autre part, à travers ses tentacules diplomatiques et son influence négative au niveau des institutions européennes et internationales, comme au Conseil de sécurité de l’ONU.
Permettre à Total d’accroître ses actifs pétroliers en Algérie de 12,5% à 35% reviendrait à sacrifier la politique de nationalisation et à ouvrir le portail de l’ingérence directe de la France dans nos affaires, comme elle a l’habitude de le faire partout en Afrique, au nom de la protection de ses intérêts. Une telle ingérence ne concernerait pas uniquement le secteur pétro-gazier, mais toucherait progressivement la défense et la sécurité nationales, ceci grâce aux réseaux harkis que la France a toujours entretenus depuis l’indépendance et qu’elle active suivant ses besoins. Les Algériens ont déjà connu un avant-goût du potentiel de ces ingérences, puisqu’ils ont dû déjà débourser des sommes énormes pour renflouer les caisses de Renault et Alstom, deux sociétés qui agissent pourtant dans des domaines non-stratégiques.
Certains pourraient argumenter, naïvement ou subtilement, qu’il importe peu que les actifs d’Anadarko soient détenus par une société américaine ou par une société française. Avancer un tel argument serait fallacieux, puisque l’intérêt géostratégique des Etats-Unis en Afrique du Nord est totalement différent de celui de la France. Car, si pour les Américains l’Algérie est un pays de second plan, pour les Français, il est de premier ordre. Par conséquent, le potentiel de conflits d’intérêts entre l’Algérie et la France est beaucoup plus élevé et explosif qu’il ne l’est entre l’Algérie et les Etats-Unis. Ce potentiel conflictuel s’exprime depuis des décennies au Sahara Occidental où la France refuse au peuple sahraoui son droit légitime à l’autodétermination en soutenant ouvertement le régime esclavagiste et colonisateur du Maroc. Il s’exprime aussi en Libye où la France a détruit l’Etat pour créer le chaos, le désordre et l’insécurité qui menacent directement l’Algérie, et au Sahel où la France a renforcé sa présence militaire sous le fallacieux argument de la lutte antiterroriste pour étendre son hémogénie directe jusqu’aux frontières algériennes, afin de contenir tout effort algérien à développer des relations économiques avec ses voisins du sud.
Autant donc ne pas ajouter un autre élément de conflit programmé dans le secteur stratégique des hydrocarbures au potentiel conflictuel existant déjà considérable.
Dans le contexte actuel et compte tenu de la politique française ouvertement et foncièrement hostile à l’Algérie, ouvrir les portes à la première entreprise hexagonale Total pour jouer un rôle majeur dans le secteur des hydrocarbures en Algérie serait un acte suicidaire et antipatriotique. Que la France considère la position légitime et naturelle de l’Algérie – telle qu’exprimée par le ministre de l’Energie le 28 mai et qui consiste à faire valoir son droit de préemption – d’hostile est son affaire. Mais tout le monde sait que son hostilité envers l’Algérie est épidémique. La preuve : après presque soixante ans d’indépendance, jamais la France n’a présenté ses excuses pour les crimes contre l’humanité qu’elle a commis au détriment de plusieurs millions d’Algériens pendant 132 ans de colonisation, alors qu’elle s’échine à le faire couramment vis-à-vis d’Israël, à cause de la déportation de milliers de juifs vers les camps de concentration nazis.
Et, puisqu’on parle d’hostilité, que le patron de Total explique aux Algériens les motifs de son intérêt maladif à acquérir les actifs Anadarko en Algérie et pourquoi l’Etat algérien devrait lui accorder une telle faveur, alors que Total importe du gaz de schiste américain pour concurrencer le gaz algérien et empêche Sonatrach de développer un réseau de distribution de dérivés pétro-gaziers en France.
C’est à la France de montrer à l’Algérie sa bonne volonté – en démentant son réseau d’agents locaux, en restituant les archives algériennes et en soutenant le droit international au Sahara Occidental – et non le contraire, car l’Algérie a déjà donné plus qu’il n’en faut.
Dans la prochaine contribution, je reviendrai sur l’aspect économique et opérationnel qui conforte et plaide pour l’achat des actifs d’Anadarko par Sonatrach, car cette dernière est mieux placée que quiconque pour mutualiser les opérations et tirer profit des synergies dans les champs pétroliers situés dans le bassin de Berkine.
H.-N. B.
(*) PhD, chef d’entreprise et analyste
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