Interview – Soufiane Djilali : «Gaïd-Salah a déçu beaucoup d’Algériens»
Algeriepatriotique : Après dix-huit vendredis, la mobilisation populaire ne faiblit pas, mais, au plan politique, c’est toujours l’impasse. Comment vous imaginez-vous l’issue ?
Soufiane Djilali : L’issue est indéniablement liée au niveau de la mobilisation populaire. Or, celle-ci est à son summum. Malgré toutes les tentatives pour l’affaiblir, malgré les impondérables du calendrier, les Algériens ont démontré une force de caractère exceptionnelle. En face, le pouvoir est en plein naufrage. Le régime Bouteflika s’est effondré. C’était prévisible. Depuis des années, nous n’avions pas arrêté de démythifier l’ex-Président. Ce n’était pas un problème personnel, mais il était clair que le système en entier dépendait de sa symbolique. Bouteflika hors-jeu, cela devait entraîner la perte de contrôle du pouvoir par son clan. Le mal qu’il a fait au pays allait se traduire par une fin, sinon tragique, du moins déshonorante. Il avait été prévenu mais n’en a pas tenu compte.
Maintenant, le pouvoir politique est réduit en miettes, et il n’y a plus que la force militaire pour tenir en place les structures étatiques. Cette situation ne pourra pas perdurer longtemps sans porter préjudice à l’Etat lui-même. A l’ombre d’une volonté populaire inébranlable, l’état-major devra accepter de faire évoluer le système politique algérien vers la construction de l’Etat de droit. Dans le cas contraire, une période de turbulence, au détriment de tous, sera inévitable.
Désormais, l’équation de sortie de crise se réduit à la qualité de la future élection présidentielle. Sera-t-elle honnête et transparente ou encore une fois préfabriquée ?
Vous avez toujours souhaité qu’il y ait un dialogue entre la classe politique et la société civile, d’un côté, et le commandement de l’armée de l’autre. Trouvez-vous que cela soit possible ou réalisable dans la conjoncture actuelle ?
Le dialogue entre classe politique et société civile est déjà engagé depuis longtemps. Je pense qu’il y a une grande convergence sur de nombreux points. Tout le monde veut une Algérie démocratique avec de vraies institutions, des élections libres, l’indépendance de la justice et un pouvoir exécutif contrôlé par un Parlement aux prérogatives renforcées.
Ce qui fait encore débat est la question de la meilleure voie pour y parvenir. Là, vous avez les partisans de l’élection présidentielle comme premier jalon de retour à la légitimité populaire, et ceux du préalable de la constituante avant toute élection.
A Jil Jadid, nous avons préconisé l’association des deux propositions : commencer par une élection présidentielle après avoir garanti le processus électoral, à charge pour tous les candidats de s’engager, s’ils venaient à être élus, à convoquer immédiatement une élection législative avec mission de revoir la Constitution de façon consensuelle. Un référendum populaire couronnera le processus.
Cette issue politique à la crise ne pourra se faire qu’avec l’accompagnement de l’institution militaire. Si celle-ci a fait la bonne lecture des événements en cours, elle devra aider le pays à entrer dans une nouvelle ère. La société algérienne a démontré sa vitalité et sa maturité, et il n’y a pas de doute qu’elle est à la hauteur des enjeux. Malheureusement, le chef d’état-major donne le sentiment d’être très réticent au changement. Il a déçu beaucoup d’Algériens à cause de tergiversations incompréhensibles. Il est en train de focaliser sur lui toutes les rancœurs et provoque l’impatience de la rue. Sa dernière «sortie» sur le drapeau amazigh a été un dangereux faux pas.
Maintenant, tout le monde sait que l’armée est au cœur du pouvoir algérien. Sa responsabilité est grande. Il faut sortir des fausses manières et aller droit au but. Oui, il devrait y avoir un vrai dialogue entre l’institution militaire et l’ensemble de la société politique pour construire l’avenir. Ce dialogue peut être mené par des personnalités mandatées par la première, pour discuter en leur nom, et acceptées par la seconde. Renouer le fil du dialogue et relancer un minimum de confiance entre les différents partenaires politiques est une condition sine qua non pour mener le pays à bon port. Or, trop de signes s’accumulent pour nous laisser supposer que l’armée n’a pas envie de changement. A tel point d’ailleurs que l’emprisonnement massif d’anciens responsables politiques et économiques n’arrive pas à renouer cette confiance. Chaque vendredi, des concitoyens m’abordent pour me dire que si on lâche la rue, le retour de manivelle sera féroce et la révolution du Sourire avortera.
Pourtant, s’il y avait volonté de changement, un seul discours aurait pu mettre les choses au clair. Il aurait fallu donner des gages, agir en faveur des libertés, ouvrir les médias et arrêter d’interdire les réunions publiques. Ce discours et ces gestes n’étant pas venus, tout le monde pense et à raison, qu’il y a anguille sous roche. Question confiance, il y a à l’évidence un échec pour le moment.
La classe politique commence à s’organiser en alliances. Dans quel bord votre parti Jil Jadid s’inscrit-il ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’alliances. Il s’agit plutôt de concertations et c’est très bien ainsi. Dans la phase actuelle, je crois que tous les acteurs de l’opposition sont d’accord pour l’objectif ultime : Etat de droit, démocratie, liberté. C’est d’ailleurs ce qui ressort des slogans du mouvement populaire.
Pour le moment, comme je le disais plus haut, il y a convergence sur les buts mais divergence sur les priorités. Une fois la feuille de route réglée, les clivages vont de nouveau se recomposer en fonction d’autres critères qui ne sont pas, pour l’instant, activés. A terme, il y aura deux courants principaux qui animeront la vie politique : un courant conservateur et un courant moderniste ; l’un et l’autre courants comportant de nombreuses nuances. C’est au jeu démocratique, à l’action politique pédagogique et au débat dans la société que, peu à peu, les extrêmes idéologiques s’affaibliront et que les débats se concentreront sur les dimensions objectives d’une gouvernance efficace.
Quant à Jil Jadid, il est résolument dans le courant moderniste, sans pour cela basculer dans une forme de rigidité qui rejette toute les valeurs traditionnelles. Il faut ouvrir les perspectives du futur mais en tirant aussi les bonnes conclusions sur l’échec d’un modernisme rationaliste et matérialiste à outrance. C’est, au final, à la société de maintenir un équilibre entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes.
D’aucuns estiment que le chef d’état-major de l’ANP outrepasse ses prérogatives, en se posant en véritable chef d’Etat à travers ses injonctions et ses directives récurrentes. Selon vous, y a-t-il un risque réel, pour l’Algérie, de sombrer dans la dictature ?
Le chef d’état-major est le véritable chef de l’Etat pour le moment. Bien qu’il défende lui-même et de façon compulsive la Constitution, il reste que cette dernière n’est déjà plus opérationnelle. Même formellement, depuis l’annulation de la présidentielle du 4 juillet, le pays est en dehors des règles et même de l’esprit du texte. Le Conseil constitutionnel avait justifié la prolongation du mandat du chef de l’Etat en faisant une interprétation du préambule de la Constitution, insistant sur la mission d’organisation de l’élection présidentielle qui lui serait dévolue. Or, pour le moment, le pays n’est inscrit dans aucun calendrier électoral. Nous sommes en fait dans une période de transition sans nom. Cette période devrait couver un vrai dialogue et enfanter une feuille de route consensuelle pour consacrer la légitimité populaire. Mais pour le moment, cette période sert à mettre en prison des personnalités diverses, sans plus.
Je ne sais pas si dans la tête du chef d’état-major il y a une ambition cachée ou un plan de prise du pouvoir total et institutionnel. A mon avis, il ferait gravement fausse route. Le pays n’accepterait absolument pas une telle dérive. D’un autre côté, il ne faut pas se presser pour faire des procès d’intention.
Mon sentiment est que l’armée a compris qu’il faille aller à une autre gouvernance mais veut contrôler le processus de changement de régime. Elle veut s’assurer d’une issue maîtrisable. Il ne faut pas oublier le poids du passé et de l’esprit militaire qui est peu enclin à faire confiance au civil. Paraphrasant Clausewitz, le militaire algérien doit penser que la gouvernance est une affaire trop grave pour la laisser entre les mains des civils.
De nombreux observateurs préviennent contre les retombées néfastes de la situation actuelle sur l’économie du pays à très court terme. Partagez-vous cette crainte ?
Il n’y a pas de doute que l’économie va mal. Mais ce marasme ne vient pas du mouvement populaire. Il est le résultat de la gabegie d’un pouvoir irresponsable. Cela fait trop longtemps que ce qui fait office d’économie a été malmenée par des actions relevant du banditisme. Au lieu de se mettre à l’œuvre, concevoir et construire un système économique digne de ce nom, cohérent et efficace, nos gouvernants se sont empiffrés avec le pétrole. Le résultat est tout simplement désastreux. Le régime de Bouteflika a été un grand leurre pour les citoyens, fait de fausses promesses, de bluffs et de prédations.
Aucun progrès n’a été fait : PIB moribond dépendant du cours du pétrole, aucune politique monétaire sérieuse, d’où un double taux du dinar avec un collapsus financier et planche à billet au bout du compte, tissu industrielle en pleine évaporation, engouement coupable pour les surfacturations à l’importation, le transfert des devises et la fuite des capitaux. Nos infrastructures sont de qualité médiocre, sans parler de la faillite de nos universités et de l’absence totale de recherche scientifique.
Il y a donc urgence à mettre sur pied une vraie politique de développement. Il faut mettre en place de vraies incitations à l’investissement productif, mobiliser des capitaux à travers une bourse réanimée, réunifier à moyen terme les taux de change du dinar, moderniser les circuits bancaires et financiers, reconfigurer l’imposition des activités, redéployer une politique d’aménagement du territoire en fonction des nouvelles données climatiques et environnementales ; en un mot, mettre en place une véritable stratégie du développement humain et matériel.
Le préalable à tout cela est le retour à la confiance populaire par des mécanismes de représentations et un équilibre institutionnel nouveau pour libérer les initiatives tout en assurant notre souveraineté et notre sécurité nationales.
Entretien réalisé par Saïd N.
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