De la volonté du peuple de s’autogérer
Par Kaddour Naïmi – Le peuple est, déclare-t-on, souverain, base de la légitimité des lois dont la Constitution est le premier fondamental. Alors, logiquement, il faut tout d’abord donner la parole à ce peuple afin qu’il choisisse sa Constitution. Mais, attention ! Tout est dans la manière de la donner, cette parole. A cet effet, seront exposées succinctement des considérations générales, puis particulières.
Méthode «dure»
Il y a la manière forte, brutale, violente, autoritaire et totalitaire. Elle s’autoproclame détentrice de ce qui fait le bonheur du peuple et les auteurs de cette manière imposent leur conception au peuple. Malheur à lui s’il conteste : ce sera, alors, la terreur, de forme cléricale, fasciste ou «bolchevique». On est, alors, dans le cas d’un régime «religieux», d’essence fasciste ou formellement (mais uniquement formellement) «soviétique», «communiste», «socialiste», «démocratique et populaire», etc.
Dans ces cas, les instruments décisifs pour «convaincre» le peuple d’être la source de la volonté «nationale» (en réalité, de la volonté d’une oligarchie), sont la propagande étatique ; la domination d’un parti unique autoproclamé omniscient et omnipotent, incarné par un «leader charismatique» ; la terreur policière, sinon militaire.
Par chance, pour ainsi dire, ce genre de régime dur ne dure pas longtemps : tout au plus quelques générations, après lesquelles le peuple, soumis aux injustices devenues insupportables, se révolte de manière violente ou pacifique, autonome ou manipulé par des officines étrangères, au point de faire s’écrouler le régime dominateur. Mais soyons clair : le régime s’écroule non pas parce que des agents étrangers ont agi (ils ne sont qu’un élément secondaire), mais parce que les contradictions internes entre le peuple et ses dominateurs arrivent au point de n’être plus gérables par l’oligarchie au pouvoir.
Méthode «douce»
Et il y a la manière douce, pacifique, formellement (mais uniquement formellement) libre, démocratique, égalitaire et solidaire. Cette manière consiste à manipuler le peuple, à l’étourdir, l’aliéner, le tromper, le flatter jusqu’à l’amener à opter pour ce qui est contraire à son intérêt. Par exemple, un système économique où ce peuple sera exploité au profit d’une minorité, travestie en démocratique, progressiste et bienfaitrice pour la nation entière. On a, alors, une forme de capitalisme dit «libéral» (où la liberté est généralement celle du plus rusé et malhonnête pour s’emparer des moyens collectifs de production et réduire les autres à des salariés dont il tire la plus-value qui l’enrichit), «social» (consistant à concéder aux exploités des miettes comme «amortisseurs sociaux», empêchant leur révolte), «progressiste» (dans l’enrichissement des capitalistes, lesquels font tout pour maintenir les salaires dans une proportion maximisant la plus-value, d’où l’apparition de milliardaires), «idéal» (pour l’enrichissement d’une minorité au détriment d’une majorité), le «moins mauvais» des systèmes (bien entendu, comparé aux faillites lamentables du système dit «socialiste», en réalité capitaliste étatique, tandis que le système autogestionnaire est, évidemment, occulté), etc.
Dans ce cas, les instruments décisifs pour convaincre le peuple d’être la source de la volonté nationale, sont, essentiellement, la propagande par le contrôle des médias d’information et de «culture» ; la possibilité uniquement à deux partis politiques principaux de concourir et de gagner les élections présidentielles (aux Etats-Unis «républicains» vs «démocrates» , en Angleterre «conservateurs» vs «travaillistes», en France «libéraux » vs «socialistes», en Allemagne «conservateurs» vs «social-démocrates», etc.) ; la terreur policière. La répression armée intervient seulement en dernier recours, très rarement, quand le peuple s’aperçoit de la manipulation dont il est victime et, par conséquent, se révolte contre «son» Etat, «sa» Constitution et «ses» lois, lesquelles sont, en réalité, conçues et établies par l’oligarchie qui est parvenue à faire croire au peuple qu’elle est sa représentante légitime et bienfaitrice. Exemples de répression armée (ou seulement menace par le déploiement des militaires) : les manifestations contre la ségrégation raciale et pour les droits civiques aux Etats-Unis, le mouvement de Mai 1968 en France. Par malchance, ce genre de régime «doux» parvient jusqu’à présent à se maintenir, depuis sa naissance au XVIIIe siècle. D’où l’illusion des esprits à très courte vue, parce qu’aveuglés par leurs privilèges (ou par leur ignorance), de croire ce système éternel, le meilleur, l’incontournable, le plus réaliste, etc.
Dans ces deux méthodes, dure et douce, les gérants de l’Etat font croire et exigent du peuple qu’il reconnaisse que sa volonté est respectée et appliquée. Et que, par conséquent, toute contestation de sa part est illégale, anticonstitutionnelle, une menace à la sécurité et à l’intégrité de la nation, etc. Ce genre de situation a connu une seule exception : après la révolte populaire de 1968 en France, le chef de l’Etat contesté s’est risqué à un référendum, demandant au peuple s’il acceptait qu’il continuât à présider l’Etat. Le peuple se prononça négativement et Charles De Gaulle se retira. Il est permis de croire que ce double «sauveur» de la France (d’abord occupée par les nazis, puis menacée de guerre civile suite à la Guerre de libération nationale algérienne), ne s’attendait pas au résultat populaire négatif que, néanmoins, il respecta. Cela dit, le chef de l’Etat changea, mais le système économique demeura.
Cas algérien
Les précédentes observations ont été exprimées pour arriver à la situation actuelle de l’Algérie.
Voilà un peuple qui arrive à son sixième mois de manifestations pacifiques, résolues et continues pour exiger que sa voix soit écoutée, que sa volonté soit respectée, que ses légitimes revendications soient appliquées. Voilà six mois que ce peuple autogère son intifadha (soulèvement, si le premier terme dérange certains). Oui, s’autogère sans dirigeants ni parti politique ni leader charismatique.
Et à ce peuple, des «représentants» représentant quelque chose (avouée ou occultée) ou même rien, proposent toutes sortes de solutions, toutes du type capitaliste, qu’ils appellent «libéral» (ci-dessus fut précisé ce qu’il faut entendre par cet adjectif, apparemment positif), autrement dit hétéro-gérées (gestion par d’autres, membres d’une «élite» soi-disant savante et compétente), mais jamais n’est évoquée, pas même pour la rejeter, l’autogestion comme système économique, social et politique.
La question est alors : est-il concevable, acceptable, raisonnable, logique qu’un peuple qui a autogéré son soulèvement durant six mois, accepterait l’instauration d’un système social (défini comme «seconde république») où de l’autogestion de son soulèvement populaire, il passerait à une hétéro-gestion du reste de sa vie sociale ?
Certes, oui, ce funeste résultat est possible si ce peuple ne fait pas accoucher de son soulèvement autogestionnaire des institutions permettant l’établissement d’une forme de société également autogestionnaire. Et cette hypothèse antipopulaire demeurera plausible tant que ce soulèvement populaire ne disposera pas de ses propres et légitimes représentants et laissera à d’autres le soin de s’autoproclamer comme ses représentants. Alors, le peuple retombera dans la malédiction de Sisyphe : soulever le rocher de la révolte émancipatrice pour le laisser retomber au pied de la montagne de l’exploitation économique, quitte à réessayer encore et encore, jusqu’à devenir capable d’autogérer non seulement, dans un premier temps, son soulèvement contre une oligarchie, mais également, par la suite, sa construction d’une société d’où sera éliminée toute forme d’oligarchie.
Ce nouveau système social pourrait-il exister autrement que par l’autogestion sociale généralisée ? Ceux qui déclarent que ce dernier système fut un échec ou est une utopie, soit ignorent de quoi ils parlent, soit occultent volontairement la vérité historique. Dans les deux cas, leur affirmation est dictée par leur crainte de voir les privilèges dont ils jouissent disparaître en cas d’instauration d’un système autogestionnaire. Aussi, face à toutes les belles déclarations en faveur du «génie» du peuple, à l’auteur qui l’affirme il faut demander : es-tu, alors, prêt à contribuer à ce que le peuple prenne en main son propre destin, autrement dit puisse établir les institutions lui permettant d’autogérer la société qu’il constitue ? N’est-ce pas là la question fondamentale que la raison impose ? Et, selon la réponse claire et nette – car il faut qu’elle le soit ! –, savoir qui est, en réalité, par et pour une hétéro-gestion (par nature oligarchique), et qui est par et pour une autogestion (par nature populaire) ? Enfin, qui est capable d’expliquer en quoi le juste principe «par et pour le peuple» correspondrait à un système hétéro-gestionnaire et non autogestionnaire ? Voilà comment démasquer les divers jésuitismes intéressés des castes privilégiées, du genre capitalisme «libéral», «social», «marché», «nantis», «démunis», «progrès», «nation», «patrie». Des jésuitismes employés uniquement pour tromper le peuple, à la manière du renard flattant le corbeau dont il veut posséder le fromage. «Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute», dit la fable.
C’est dire combien la conscience vigilante d’un peuple doit être la plus large et la plus profonde possible s’il ne veut pas être réduit à une simple masse de manœuvre pour changer seulement la forme oligarchique d’un système économique en conservant sa nature. Voilà pourquoi toute réflexion sociale doit être soumise à la lumière du phare économique, en examinant la question de base de tout système social : le travail humain doit-il servir à enrichir une caste minoritaire ou la collectivité entière, de manière équitable ? Pour répondre à cette question, il est obligatoire – par éthique – de mettre en comparaison le capitalisme, quelle que soit sa forme («libérale», «sociale» ou étatique), et l’hypothèse autogestionnaire. Ignorer ou occulter cette hypothèse, c’est avouer l’incapacité d’infirmer sa validité. Il reste, alors, au peuple concerné, et à lui seul, de démontrer la valeur de ce qui lui permet de gérer lui-même sa vie, en établissant ses propres institutions, de manière libre, égalitaire et solidaire. Le chemin est long et ardu, mais en existe-t-il un autre ?
Tout ce que l’on peut affirmer est que le moyen et le but, heureusement, se confondent : l’autogestion sociale générale commence par l’autogestion de tout domaine d’activité sociale possible, y compris le plus petit : un long voyage commence par des premiers pas. Il faudrait donc que les marches hebdomadaires, les forums citoyens et toutes les autres formes légitimes d’action populaire accouchent de méthodes plus raffinées d’autogestion sociale. Imagine-t-on, alors, combien ce genre de système social évitera les gaspillages, les vols des biens publics, le parasitisme, la corruption non seulement en haut de la hiérarchie sociale, mais également au plus bas (car elle existe, renforce et légitime celle d’en haut). Bref, empêcher toute forme d’action mafieuse, est-ce là de l’«aventurisme», de l’«anarchie», de l’«irresponsabilité», du «radicalisme», de l’«utopie» ? N’est-ce pas ainsi que l’on contribue réellement à édifier une nation économiquement prospère, politiquement démocratique, socialement unie, culturellement de progrès, intellectuellement saine ?
K. N.
Comment (2)