Est-il possible de réaliser les revendications populaires ?
Par Kaddour Naïmi – Après six mois de manifestations hebdomadaires, de manière nationale, unie, organisée, pacifique en affrontant tous les aléas (Ramadhan, vacances, chaleur estivale, blocages policiers, arrestations de militants, etc.), la question qui se posait déjà au départ de cette intifadha (soulèvement) populaire (2) reste problématique. Mais avec le temps, cette question, déjà cruciale pour le succès ou l’échec de l’action collective populaire, devient de première urgence : comment concrétiser les revendications des manifestants hebdomadaires, et cela, en évitant que le soulèvement populaire aboutisse uniquement à sa manipulation pour le changement d’une composante de l’oligarchie dominante par une autre ? Un slogan des manifestants montre cette inquiétude, en dénonçant non pas une «îssaba» (une bande, un clan) mais des «îssabâte» (des bandes, des clans).
Seconde phase
En effet, dans ce soulèvement populaire, pourquoi encore l’absence de passage à la deuxième phase, celle de la création d’une organisation autonome et représentative de ce soulèvement ?
En participant aux marches du vendredi et en assistant à des forums citoyens (3), j’ai constaté une forme d’organisation efficace de ces activités. Mais pourquoi n’est-elle pas parvenue jusqu’à former des comités populaires locaux et autonomes, en mesure de fournir à l’action revendicative citoyenne les instruments transformant les exigences légitimes proclamées pendant les marches et les forums en programme concret pratique, doté de ses mandataires élus par ces comités populaires sur mandat impératif ? Quels que soient les motifs de cette carence, celle-ci ne démontre-t-elle pas la faiblesse stratégique de ce mouvement populaire, nonobstant ses indéniables qualités dans sa première phase de protestation de rue et de négation du système social dominant ?
Suffit-il de dénoncer le «panel» de «discussion» comme émanation des détenteurs du pouvoir et, donc, comme non représentatif des revendications du peuple ? Qu’a donc le Mouvement populaire à proposer, lui, comme programme constructif, avec ses propres représentants, mandatés impérativement pour concrétiser ses revendications, proclamées lors des manifestations hebdomadaires ? Depuis des mois, certains, dont l’auteur de ces lignes, rappellent la nécessité fondamentale pour le mouvement de protestation hebdomadaire de se doter d’institutions autonomes démocratiques, propres à ce mouvement, dans le but de dialoguer, négocier, confronter, exiger, etc. – que l’on emploie le verbe le plus adéquat. Et c’est vrai qu’il faut agir le plus vite possible, toutefois avec le maximum de sagacité pour éviter les multiples pièges tendus par les adversaires tant internes qu’externes du Mouvement populaire.
Pourquoi, donc, pas encore une organisation au niveau national, unie dans sa diversité, démocratiquement élue, synthétisant les multiples exigences légitimes du peuple, pour représenter de manière fidèle le Mouvement populaire ? Peur de voir ces représentants tourner casaque et trahir le mouvement ? Le mandat impératif garantit d’éviter ce genre de risque. Peur de voir des représentants authentiques du peuple emprisonnés, voire agressés ? Ce risque fait partie de l’action, et, pour l’éviter, des mesures préventives doivent être appliquées. Les changements sociaux radicaux impliquent des risques qu’il faut savoir déceler correctement et résoudre efficacement. Des expériences semblables ont existé dans le monde ; il s’agit de les connaître et de s’en inspirer. Et le plus vite possible ! Car le temps est, quoi qu’on veuille, un élément décisif ; et il semble jouer contre l’action populaire. En effet, du côté des détenteurs du pouvoir, les méthodes typiques du système social contesté reprennent : blocages policiers de points névralgiques de la capitale, actions répressives de plus en plus nombreuses, interdiction de réunions des partisans d’une transition, d’une part, et, d’autre part, la création du «panel» et les actions pour convaincre une partie des citoyens d’adopter la feuille de route des détenteurs de l’Etat (voir les «interviews» de citoyens sur les chaînes de télévision gouvernementale et privées).
Mais du côté du Mouvement populaire, rien de ce type d’initiative. Il reste aux manifestations hebdomadaires, en ajustant cependant les slogans revendicatifs, et quelques forums qui ne parviennent toutefois pas à s’élargir à d’autres endroits des villes, notamment dans les quartiers populaires. Il ne s’agit pas, ici, de griefs avancés contre le Mouvement populaire, mais simplement de constatations : reconnaître les mérites indéniables du soulèvement doit aller de pair avec le constat de ce qui semble être ses faiblesses, afin de leur trouver les solutions indispensables.
«Dégager» et s’engager
Manifester hebdomadairement crée et maintient, certes, une pression non négligeable sur les détenteurs du pouvoir, mais, certainement, ne suffit pas pour les convaincre ni de «dégager» ni de satisfaire les revendications légitimes du Mouvement populaire. En effet, s’ils «dégagent», qui mettre à la place ? Et peut-on s’attendre à ce que ces détenteurs du pouvoir consentent à «dégager» alors que personne d’autre ne se présente pour les remplacer de manière acceptable pour le peuple ? Même les représentants de l’Alliance démocratique se voient interdire leurs réunions ! N’est-ce pas là un signe de la régression du soulèvement populaire dans le rapport de forces avec les détenteurs du pouvoir ?
Un changement social est le produit d’un rapport de forces entre deux antagonistes sociaux. C’est là une banalité élémentaire. Mais, alors que les détenteurs du pouvoir disposent de leurs institutions et de leurs représentants, le Mouvement populaire n’en a pas. Dès lors, en toute logique sociale, peut-on croire que les manifestations seules suffiront à créer un rapport de forces en faveur du peuple, au point d’obtenir ce que le Mouvement populaire réclame, et cela depuis désormais six mois ?
Dès lors, se pose la question : un soulèvement populaire tellement significatif, si impressionnant, ayant mérité l’admiration des peuples du monde, pourquoi, après six longs mois de manifestations hebdomadaires, n’a-t-il pas produit ce qui, logiquement et impérativement, il doit produire : une organisation et des mandataires authentiquement représentatifs, capables de concrétiser ses aspirations légitimes, publiquement formulées durant les marches hebdomadaires ?
Hypothèses
Certains estiment que le peuple, malgré son magnifique soulèvement, demeure encore d’un niveau de conscience sociale insuffisant pour passer à la seconde phase de son action, celle de se doter de ses propres institutions représentatives. L’hypothèse mérite discussion, et très urgente. Car ce sont des erreurs : d’une part, celle de mépriser le peuple en le réduisant à une «populace», et, d’autre part, celle de l’idéaliser à outrance.
Quant à ceux qui signalent les mérites, certains et admirables, du Mouvement populaire, ne devraient-ils pas, désormais, eux aussi, examiner la seconde phase : le passage à l’institutionnalisation du pouvoir populaire partout sur le territoire national et dans tous les domaines sociaux d’activité ? N’est-ce pas ainsi que le peuple démontrera, non en paroles mais en actes, l’infondé des craintes (légitimes, quoi qu’on dise) parlant de menaces internes et externes sur l’intégrité nationale, l’économie nationale et le «vide» constitutionnel ?
D’autres estiment que ce qu’ils appellent une «phase transitoire» permettrait de doter le peuple des institutions qui le représenteraient effectivement. Cependant, les détenteurs du pouvoir s’y opposent et préconisent leur propre programme d’élections présidentielles.
Enfin, d’autres encore misent sur une pression du Mouvement populaire telle qu’elle mettrait en crise la cohésion du commandement militaire, avec l’hypothèse de voir des éléments nettement favorables aux revendications populaires prendre le commandement (1). N’est-ce pas là le sous-entendu du slogan «chaâb djeïch khawa khawa» (peuple et armée frères), tout en critiquant les décisions du chef d’état-major jugées antipopulaires ?
Ne pas oublier, également, des déclarations émanant de membres du soulèvement populaire menaçant de recourir à des formes de désobéissance civile, sous forme de grèves nationales ou de refus de paiement des impôts. C’est là un recours certes pacifique et constituant un moyen significatif de pression populaire sur les détenteurs du pouvoir, mais cette tactique de lutte, en élevant très haut le niveau d’intensité de la revendication populaire, est susceptible de provoquer des risques graves dans la confrontation entre les antagonistes : Mouvement populaire et pouvoir étatique. Ce qui semble certain, c’est que chacun des protagonistes fera tout son possible pour éviter la violence, car elle ne sert aucun des deux, mais seulement les ennemis externes et internes du peuple et de la patrie, lesquels ennemis agissent certainement – n’oublions jamais la théorie du «chaos créatif» de Condoleeza Rice, qui a conduit au démantèlement de l’Irak et de la Libye ainsi que de la situation précaire au Liban (4).
Rapport de forces
Précisons, cependant, qu’il ne suffit pas que le peuple se donne une institution représentative autonome. Il faut encore que celle-ci soit en mesure de peser positivement sur le rapport de force avec l’institution détentrice du pouvoir étatique.
Peut-être que les inspirateurs et organisateurs des manifestations hebdomadaires jugent le Mouvement populaire non encore capable de disposer de ce genre d’organisation autonome, par insuffisance de conscience sociale. N’oublions pas les expériences historiques, étrangères (soviets en Russie, collectividad en Espagne, autogestion yougoslave) et l’expérience autogestionnaire algérienne. Dans tous ces cas, le peuple s’est doté d’institutions autonomes mais, hélas !, elles ne furent pas capables de s’affirmer positivement face aux détenteurs du pouvoir étatique : ces derniers finirent par les éliminer de manière bureaucratique sinon armée.
Alors, le Mouvement populaire algérien croit-il que ses manifestations hebdomadaires suffiraient à changer de système social ? Mais où donc cela s’est-il produit dans le monde, sans disposer d’une organisation représentative déterminante dans le rapport de force contre ses adversaires ? Et peut-on croire que le soulèvement algérien serait l’exception miraculeuse ? Oublie-t-on que toute société humaine fonctionne selon certaines lois (règles) ? Que l’une d’entre elle est la nécessité stratégique d’une organisation en mesure de concrétiser l’action revendicative citoyenne, et cela quelle que soit la classe sociale contestataire ? Par exemple, durant la Révolution française, la Révolution russe, la Guerre de libération nationale algérienne, successivement, le peuple laborieux fut vaincu respectivement par la bourgeoise jacobine, par la caste bolchevique (dont le stalinisme n’est que l’aggravation ultime), par la caste militaire boumédiéniste (dont le bouteflikisme n’est que le stade ultime de régression) parce que ces castes nouvelles disposaient de leur propre organisation représentative (non seulement bureaucratique mais armée), tandis que le peuple en était démuni ou insuffisamment doté. Par ailleurs, les «collectividad» espagnols, elles, bien que disposant d’une organisation politico-militaire respectable, n’eurent toutefois pas la force de vaincre : elles eurent contre elles non seulement l’armée fasciste du général Franco (comprenant des bataillons marocains), soutenue par l’aviation nazie et des bataillons fascistes italiens, mais, également, les forces staliniennes espagnoles et russes (5).
En Algérie, comme ailleurs et toujours, un soulèvement populaire n’est jamais la cause productrice de chaos social, mais, exactement le contraire, ce soulèvement surgit pour mettre fin à un chaos social produit par l’oligarchie au pouvoir (6). C’est uniquement les idéologues d’une oligarchie qui prétendent le contraire, contre toute évidence ; autrement dit, ce sont les fauteurs de désordre social qui accusent ceux qui veulent y mettre fin, par l’instauration d’un authentique ordre social, d’en être les coupables. En effet, un authentique ordre social se caractérise par l’équité, tandis que le prétendu «ordre» social oligarchique est, en fait, un réel désordre social, parce qu’il est de nature inique et donc produisant des conflits entre oppresseurs-exploiteurs et opprimés-exploités. En se révoltant, ces derniers veulent légitimement s’affranchir de leur condition servile. Les livres de morale sociale de toute époque et de toute nation le déclarent : quand domine l’injustice, le droit à la révolte est un devoir pour y mettre fin au bénéfice de ce que la collectivité considère comme étant la justice, à savoir une consensuelle distribution des droits et des devoirs citoyens.
Dans tous les cas, si le soulèvement populaire algérien ne réussit pas à mettre en pratique ses revendications légitimes, il apprendra par son échec qu’il devait se doter d’une organisation autonome représentative, et pas seulement, mais qu’elle devait disposer du plus de poids sur le rapport de force social. Est-ce là une considération erronée ?
- N.
(1) Dans une récente tribune, Mouloud Hamrouche, ex-Premier ministre, a attiré l’attention sur le risque de scission au sein de l’armée. Avant lui, on a évoqué la révolution des «œillets» portugaise de 1974. Ce qui est certain, c’est que le peuple algérien est très conscient de sa nécessité de faire «khawa khawa» avec ce qu’il considère son armée, car il sait que les éléments de cette institution sont dans leur très grande majorité des enfants du peuple et de la patrie, donc soucieux de leur bien-être.
(2) Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/04/auto-organisation-ou-l-echec.html
(3) Voir respectivement http://kadour-naimi.over-blog.com/search/13%C3%A8me%20vendredi%20de%20manifestation/ et http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/08/que-vive-la-democratie-directe.html
(4) Voir «10.10. Théorie du chaos créatif», p. 565, de l’ouvrage «La guerre pourquoi ? La paix pourquoi ?», librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-guerre-paix.html
(5) Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2018/01/le-premier-exemple-de-comment-une-revolution-devrait-etre-faite.html
(6) La théorie du «chaos créatif» de Condolezza Rice en est la preuve publiquement avouée.
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