Le général Ahmed Gaïd-Salah tente la hantise du trauma colonial par désespoir
Par Youcef Benzatat – Il est des hantises tellement profondes dans la conscience collective qu’il suffit de peu pour qu’elles remontent violement à la surface.
Si le trauma colonial a affecté profondément les générations qui ont subi directement la brutalité sauvage de l’occupation française, celles qui ont hérité de ce trauma par la transmission de sa mémoire douloureuse ne peuvent pas ne pas être affectés par le sentiment de sa résurgence lorsque l’état-major de l’armée, qui a confisqué l’Etat, ses institutions et la souveraineté populaire, décrète la capitale Alger «zone interdite».
C’est ce qui vient d’arriver à la population algérienne à l’annonce de l’interdiction d’accès à Alger aux populations venues des banlieues et des autres régions du pays, pour manifester contre la confiscation de leurs droits politiques et leur souveraineté sur l’Etat et les institutions. Un sentiment exprimé unanimement par la population, dont la crainte des lendemains ressemble à s’y méprendre à cette hantise subie par les générations d’avant l’Indépendance aux moments les plus critiques de la fuite en avant des autorités coloniales.
Aujourd’hui, la population est confrontée à une réalité suffisamment tangible, qui se déroule sous ses yeux au quotidien, où les militants les plus actifs dans la quête de cette souveraineté confisquée sont arrêtés arbitrairement et systématiquement pour cet unique motif. Comme autrefois, lorsque le pouvoir colonial pourchassait les militants du Mouvement national qui montaient au créneau pour revendiquer publiquement la restitution de la souveraineté au peuple algérien, qui était alors avili par l’ordre colonial et privé de ses droits politiques.
Si aujourd’hui nous sommes au tout début de ce processus révolutionnaire engagé le 22 février de cette année, il est à craindre que les développements à venir de ce bras de fer entre le peuple et les autorités dictatoriales ne suivent le schéma du processus de décolonisation par les vexations et l’inhumanité qui le caractérisent. Notamment les rafles parmi les manifestants, les interrogatoires humiliants et en violation des droits de l’Homme les plus fondamentaux, à savoir l’intégrité physique, pour ne pas dire la torture, l’installation de check-point, voire même de barbelés entre les quartiers pour rendre impossibles les manifestations massives et exercer un contrôle strict sur les mouvements des populations, comme aux moments les plus forts de la Bataille d’Alger pendant la Guerre de libération nationale.
Si pendant l’époque coloniale, les militants nationalistes sont passés dans la clandestinité et pris les armes contre l’ordre colonial, c’est parce que la situation l’exigeait. L’armée coloniale était composée d’étrangers à la nation algérienne et surtout que celle-ci était solidaire des objectifs du commandement central. Il s’agissait pour elle de garder l’Algérie française. Cette option n’a pas de sens dans le conflit qui oppose aujourd’hui le peuple algérien à l’état-major de l’armée. Cette armée est issue du peuple algérien et se considère comme dépositaire et garante de la souveraineté nationale. Le conflit en lui-même n’oppose donc pas le peuple à l’armée nationale, mais seulement à son commandement, qui s’exprime en son nom et dont l’objectif non avoué est de s’emparer du pouvoir le plus longtemps possible. Le peuple en est conscient et reste lucide devant la tentation de faire l’amalgame entre l’armée et son commandement. Il est d’autant plus lucide de savoir que le commandement s’agrippe au pouvoir parce qu’il est piégé par sa complicité dans la dérive autoritaire, mafieuse et corrompue de la gestion de l’Etat et son obstination à reconduire ce système de pouvoir n’a d’objectif que sa propre protection des probables poursuites judiciaires de la part d’une justice véritablement indépendante, qui serait rétablie s’il venait à lâcher prise sur le pouvoir.
Mais le peuple n’a été à aucun moment dupe depuis le début de la Révolution, qu’il mena dans l’ordre et le pacifisme. Anticipant la réaction violente de la bête blessée à se voir chassée de ses privilèges et punie pour ses méfaits. Il la qualifia «silmia» (pacifique) pour mieux donner le temps au temps pour confondre ses mauvaises intentions, ses ruses et ses sournoiseries. C’est cela la force et l’intelligence de cette révolution du sourire : confondre la bête jusqu’à son rejet par ses propres complices et soutiens au sein de l’état-major lui-même. Jusqu’à son isolement définitif du commandement de l’armée nationale et l’abdication de ses paires pour son obstination.
C’est cette force et cette intelligence révolutionnaire du peuple algérien, héritées des générations qui avaient subi et lutté sans relâche contre la méprise coloniale, au même titre que l’héritage de sa mémoire douloureuse, qui feront échouer la tentation du recours à la réactivation du trauma colonial dans l’espoir de terroriser les manifestants et les dissuader de persévérer dans la quête de leur souveraineté au détriment de l’ordre dictatorial.
Ce dernier assaut de l’état-major résonne déjà dans le murmure des voix libres, qui s’ébranlent des profondeurs des villes et villages du vaste territoire national et qui expriment la volonté inébranlable du peuple de se défaire de ses chaines, comme un acte de désespoir. Comme en décembre 1960, au moment où l’empire colonial croyait avoir réussi de faire taire à jamais le cri de liberté et de dignité du peuple algérien, après tant d’années de barbarie qu’il lui avait fait subir dans une guerre inégale et démesurée, lorsqu’il est sorti en masse des taudis où il était reclus pour confondre l’imposture de son cri saturé par sa volonté de liberté et de dignité.
Y. B.
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