Les Emirats, Gaïd-Salah et la Kabylie
Par Dr Arab Kennouche – Depuis le début de la crise politique qui secoue l’Algérie, il apparaît de plus en plus évident que le chef d’état-major suit une feuille de route visant à circonscrire le mal perpétré par le «clan» à un facteur «kabyle». La manœuvre est habile de la part de l’état-major puisque, ce faisant, elle voudrait interpréter le Mouvement populaire du Hirak comme une continuation du mouvement berbériste dans un autre contexte historique. Bien qu’infâme et stupide en même temps, cette manœuvre vise essentiellement à réduire le champ de contestation touchant tout le territoire national, à une seule région. La «kabylisation» forcée de la crise nationale s’est traduite dans les faits par l’arrestation spectaculaire de personnages emblématiques comme Issad Rebrab, le grand patron algérien à l’international, ou comme Karim Tabbou, tribun hors-pair et qui partage avec l’industriel de Bejaïa un très fort ancrage populaire dans leur région natale. Il n’était donc pas étonnant que le chef d’état-major s’en prenne également à l’emblème amazigh pour encore mieux circonscrire les revendications de tout un peuple à une seule région, rendue coupable pour la circonstance d’un désir de déstabilisation de toute une nation. Cousu de fil blanc, le stratagème a vite été découvert par le peuple algérien qui n’est pas tombé dans la manœuvre.
La «kabylisation» voulue par Gaïd-Salah
Pourtant, la manœuvre visant à «kabyliser» la contestation du Hirak continue avec la décision complètement assumée et prise par Gaïd-Salah d’interdire dorénavant l’accès à la capitale aux manifestants venus d’autres wilayas – la journée du 31e vendredi étant particulièrement visée : comprendre venus de Kabylie essentiellement, ces wilayas jouxtant la capitale Alger. Au détriment des droits les plus fondamentaux inscrits dans la Constitution pourtant hier encore vénérée par Gaïd-Salah, l’état-major tire ses dernières cartouches en espérant étouffer la Kabylie et créer de la sorte une coupure entre cette région frondeuse et le reste du pays. Le principe est simple : si la Kabylie se tait, tout le pays suivra.
Mais ce principe est erroné et souvent édulcoré car, de fait, si la Kabylie a souvent été un détonateur, c’est aussi souvent le reste des régions du pays qui ont amplifié les mouvements de contestation à un point de non-retour. On a du mal à percevoir en Algérie que tout le territoire national est déjà en ébullition quand la Kabylie appuie sur le champignon : le pacifisme des habitants de cette région du pays a eu des limites que les autres régions ont continué par d’autres moyens, souvent dévastateurs. Et dans ces phases ultimes de contestation populaire, la division semée entre Kabyles et non-Kabyles finit par créer un élan inverse irréversible, une force centripète que chaque Algérien pressent au fond de lui-même quand les limites de l’acceptable sont franchies. Or, c’est cette force centripète que vise Gaïd-Salah sans y voir les régions profondes du pays qui bouillent autant que la Kabylie.
Dans la crise actuelle, jouer la carte du berbérisme n’a finalement aucun sens pratique et ne correspond pas à la réalité des enjeux. Tout d’abord, la manifestation est bien nationale et concerne toutes les grandes villes du pays : le fief même de Gaïd-Salah, Annaba est l’objet de profondes dissidences entre le pouvoir fieffé et les habitants de la ville qui connaissent les ramifications locales du clan. Les slogans, les mots d’ordre et les grandes figures de l’opposition s’expriment en arabe et la répercussion du mouvement contestataire s’effectue dans un cadre national qui s’est désormais étendu à tout le monde arabe. On parle même d’exemple algérien au Soudan et en Egypte. Y voir du berbérisme ou du kabylisme là où il y en n’a pas, c’est agir par esprit de cécité. Le mouvement du Hirak est bel et bien un phénomène national, débordant une simple lecture kabyle et se coulant plus dans le moule des «révoltes arabes» que dans celui d’une poussée de berbérisme.
Quelle explication donner, alors, à une telle volonté de stigmatiser la Kabylie ?
Corruption financière ou «haute trahison» ?
Il faut voir une partie de l’explication dans l’alliance infâme entre l’état-major bouteflikien et le pouvoir d’Abu Dhabi. Depuis le début de la crise, de nombreux observateurs ont souligné la relation incestueuse d’Ahmed Gaïd-Salah avec le pouvoir politique à Abu Dhabi où des intérêts occultes, mêlant contrats d’armements et idéologie pro-islamiste, ont émaillé les trop nombreuses visites du chef de l’armée algérienne dans ce petit Etat du Golfe. Si l’Algérie a importé des armes de cet Etat, elle n’en a pas moins importé une idéologie raciste fondée sur un wahhabisme intransigeant sur la pureté des véritables porteurs de l’islam. Bien entendu, dans les faits, rien ne transparaît encore des visées impérialistes de ces pseudo-Etats mais qui dissimulent à la perfection sous couvert de religion des objectifs hégémoniques dans la région. Or, toute la rhétorique du Hirak vient contrecarrer ce projet de nouvelle arabisation-wahhabisation de l’Algérie, alors que l’on sent bien dans le même temps, que les Algériens redeviennent conscients de leur propre arabité par la revendication d’un Etat civil et national contre le modèle des dictatures arabes du Proche et du Moyen-Orient.
Le Mouvement de contestation national dérange les derniers bastions de l’autoritarisme ou de la dictature totalitaire arabe généralement drapés dans de bons sentiments religieux. Islam violé par les derniers despotes arabes mais qui sert tellement à dompter, canaliser voire annihiler l’envie de liberté, de démocratie des peuples soumis sous leur joug. Si donc Gaïd-Salah s’en prend ouvertement à tout ce qui est kabyle, c’est pour éteindre encore plus vite ce sentiment de liberté qui pourtant est en train de gagner tout le monde arabe, et plus seulement la Kabylie.
Nous devons néanmoins nous interroger sur cet acharnement suspicieux à vouloir éteindre à tout prix le Hirak en Algérie. Il est évident qu’un personnage qui, encore quelques semaines avant l’éclatement du Mouvement du 22 Février, exprimait un soutien actif au 5e mandat du chef du «clan», ne peut que susciter de profondes interrogations quant à l’ampleur de ses relations et avec Bouteflika et avec le pouvoir d’Abu Dhabi. Nous constatons également que Gaïd-Salah et ses équipes de répression continuent d’accuser le bas peuple de tous les maux qui vont au-delà de la simple corruption financière, puisqu’ils n’hésitent pas à parler de «haute trahison» pour simple manifestation. Les projections sur le peuple de faits imaginaires trahissent l’ampleur des compromissions de l’état-major avec des puissances étrangères, dont les Emirats arabes unis, que Gaïd-Salah tente tant bien que mal de faire assumer à l’ensemble de la nation algérienne, en décrétant dans la précipitation que tout «hirakiste» est désormais un membre de la «îssaba».
Il faudra un jour se rendre compte de la «véritable» gravité de la situation en Algérie, en interrogeant Bouteflika et Gaïd-Salah sur leurs liens présumés fraternels avec ces monarchies du Golfe et qui poussent, par transfert psychologique sans doute, le chef d’état-major actuel à rechercher chez chaque Algérien qui bat le pavé, un traître à la nation.
A. K.
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