Le 1er Novembre 1954 : une promesse faite à l’Algérie (II)
Par Nouara Bouzidi – Didouche Mourad (1927-1955) ; Mostefa Ben Boulaïd (1917-1956) ; Larbi Ben M’hidi (1923-1957) ; Krim Belkacem (1922-1970) ; Mohamed Boudiaf (1919-1992) ; Rabah Bitat (1925-2000). Toujours, le 1er Novembre, leurs noms résonneront.
Le 1er Novembre 1954, une poignée d’hommes, profondément bouleversés par le sort de leur peuple, déterminés par la conscience du droit et de la justice, ont déclenché une insurrection contre les crimes innombrables de la colonisation française qui n’avait que trop duré.
Depuis 1830, la France moderne, dans son versant le plus criminel, le plus sanguinaire, le plus féroce et pourtant toujours le moins connu dans le monde entier, s’est acharnée contre la population algérienne «indigène». Avec un acharnement tel que pas une seule mention «égalité, liberté, fraternité» ne saurait nous mentir sans risquer un démenti radical.
On ne nous fera plus prendre des vessies peintes
De bleu de blanc et de rouge
Pour les lanternes de la liberté.
(Jean El-Mouhoub Amrouche, Le Combat algérien).
Les hommes qui se sont levés pour dire «non» aux reniements incessants de la France coloniale autour de la question de l’égalité des droits entre tous les hommes vivant en Algérie – les juifs algériens ayant bénéficié des mêmes droits que les Français avec le décret Crémieux, mais refusé aux Algériens autochtones musulmans – sont des hommes qui ont pris leurs responsabilités devant ce déni de justice permanent.
Les «autochtones» de ce pays vivaient sous des lois d’exception, fondées sur la discrimination raciale et religieuse. La colonisation française s’est faite sur un délire, une folie habillée d’intellectualité, d’entreprises et de finance. Elle n’avait rien de civilisateur : c’était tout simplement une folie furieuse, de haine, de crimes, de prédation, de sadisme et de fondation de son commerce international. Le reste n’est qu’une somme de contenances et de postures. C’est cette matrice idéologique de hiérarchie raciale même qui répandit le désordre, le fracas, la mort en Europe pour aboutir à la Seconde Guerre mondiale meurtrière que nous connaissons tous : ou comment un délire «intellectuel» entraîne une hypnose collective pour, finalement, aboutir à une organisation fonctionnelle et déshumanisante de la haine.
38 millions de personnes civiles sont mortes durant cette Seconde Guerre mondiale. C’est industriel. Cela a-t-il changé les pratiques internationales de relation entre les pays ? Est-ce à dire que ces 38 millions d’hommes, de femmes, d’enfants seraient morts pour rien ? Les chercheurs d’histoire ont visiblement de quoi faire avec l’histoire comparée et, surtout, avec l’analyse des discours «intellectuels» du ressentiment de cette époque sordide. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 paraît, au regard de ses prétentions et de ce qui s’est factuellement passé en Algérie, comme une vaste fumisterie qui prêterait à sourire, si les crimes n’étaient pas si terribles et si terrifiants : une déclaration vide de sens, un artefact simplement déclaratif pour ce qui concerne tous les peuples colonisés par la France, un mirage attractif mais illusoire, une fausse promesse qui rend les crédules amers.
Pillages, enfumades, déplacements des populations, expropriations, bordels militaires de carrière, analphabétisme organisé, perte des enseignements traditionnels, empêchement de vivre sa religion, harcèlement des élites locales forcées à l’exil, immigration forcée d’une population appauvrie pour servir de main-d’œuvre en France métropole (dès 1912, une enquête comptabilise 4 à 5 000 Algériens en métropole dont un millier dans la capitale et sa périphérie), enrôlement forcé des jeunes hommes dans les expéditions militaires françaises, prosélytisme religieux des Pères blancs, manœuvres politiques pour des régionalismes antagonistes, dévoilement des femmes à coups d’idéologie pseudo-progressiste, misère, ségrégation… Voilà, pour le peuple algérien, la somme de ce que ses proches ancêtres et ses grands-parents et/ou parents ont dû subir en 132 ans de colonisation.
Le «Code de l’indigénat» est, à lui seul, une déclaration de culpabilité publique que chaque Algérien devrait posséder : ou comment faire passer des crimes massifs pour une œuvre civilisatrice universelle.
Quand on parvient – sans mauvaise conscience et sans amour propre – à marchander 536 crânes de résistants algériens tués contenus dans des boîtes de carton, dans un obscur musée de l’Homme qui se veut «académique» et de retarder le rapatriement de ces os sur leur sol natal : de quelle civilisation parle-t-on à la fin ?
«C’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’Homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.
Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires. J’ai parlé de contact. Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
«Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.» (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950).
La mémoire de cette période historique n’est pas encore connue de tous les Algériens : c’est ce à quoi il nous faudra remédier dans les années prochaines. Il nous faut transmettre aux prochaines générations le pourquoi et le comment de leur histoire nationale durant cette période coloniale afin qu’ils ne soient plus l’œuvre de manipulations politiques, idéologiques ou religieuses. Afin que plus un Algérien ne se dresse contre un autre Algérien.
Avant que nos grands-parents et nos parents ne quittent ce bas-monde et qu’ils n’emmènent avec eux la confession de ce que fut leur vie durant la colonisation française, leur témoignage nous est indispensable : il faut dès maintenant récolter leurs témoignages, garder et transmettre cette mémoire précieusement. Qui mieux que les lycéens et les étudiants, dont nous sommes fiers aujourd’hui, pourraient se charger d’une entreprise de cette envergure ? Car récolter ces témoignages humains, c’est donner une sépulture symbolique et filiale à tous ces hommes, ces femmes de nos familles brisées par le colonialisme.
En effet, la question de la transmission des archives françaises semble – depuis le temps où il en est question – si «délicate» à résoudre pour n’apparaître qu’une simple affaire de transmission de documents… qu’il faille, de notre côté, nous charger de prendre les devants et rassembler ces paroles de témoins vivants.
«Si nous venons à mourir défendez nos mémoires» (Didouche Mourad)
N. B.
(Suite et fin)
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