Divergences idéologiques et structuration de l’intifadha populaire (II)
Par Kaddour Naïmi – Le Mouvement populaire ne gagnerait-il pas également à examiner la proposition dite de «période de transition». Quels en sont le contenu, les objectifs et leur valeur opérationnelle ? Là encore, le Mouvement populaire doit-il laisser parler uniquement «experts», «personnalités» et dirigeants de partis politiques ? Cela ne signifierait-il pas que les participants aux marches hebdomadaires, malgré leurs performances et les éloges qu’on leur décerne, demeurent des «enfants» ou des ignorants besogneux de «pères» et de «maîtres» pour leur montrer comment se conduire ?
Religion et rente
Un commentateur écrit : «Un peuple qui carbure à la rente et à la religion est incapable de produire les conditions de son dépassement. Pourquoi ne pas admettre que sans critique radicale du modèle rentier et de la religion, on n’en sortira jamais ?» (3)
Pourquoi le peuple des marches hebdomadaires serait incapable d’affronter ces arguments, si les citoyens les plus consciencieux du Mouvement populaire, – ils existent –, se donnent la peine de savoir comment instaurer et gérer les discussions sur ces thèmes ? Comment ? Encore une fois, la démocratie n’est-elle pas la revendication fondamentale de tous les participants au Mouvement populaire ? Dès lors, la gestion de ces discussions est à concrétiser en ayant à l’esprit que toute opinion doit servir à l’instauration de la démocratie, à savoir le droit d’exprimer librement sa pensée, et le devoir de respecter l’opinion majoritaire qui se dégage. Quitte à la minorité de poursuivre la discussion dans l’espoir de former une nouvelle majorité qui lui est favorable. Entre-temps, la décision majoritaire est à appliquer.
Ainsi, par exemple, sera affronté et résolu un aspect qui vient de se manifester de manière évidente et très inquiétante. Dernièrement, un groupe non négligeable de manifestants, devant la poste centrale d’Alger, a crié longuement «Dawla islamiya !» (Etat islamique !), alors qu’auparavant ce genre de slogan n’apparaissait pas. N’est-il pas vital pour les citoyens du Mouvement populaire de se rencontrer pour examiner qui et dans quel but ce slogan est proclamé, pour élucider s’il s’agit là d’une expression d’«islamisme» primaire spontanée ou d’une opération organisée de manière occulte, et par qui ? N’est-il pas vital pour le présent et le futur de comprendre, dès maintenant, s’il ne s’agit pas du retour d’une conception totalitaire, à l’opposé total de la revendication démocratique, tout en profitant de la démocratie pour l’éliminer en cas de victoire ? Ce qui serait la répétition d’un phénomène du passé en Algérie.
Un fait est constatable : les démocrates sont faiblement organisés et désunis, tandis que leurs adversaires «islamistes», à l’inverse, sont nettement mieux organisés et moins désunis. Ces derniers ont les mosquées avec liberté de réunion, tandis que les démocrates disposent seulement de quelques locaux dérisoires, avec restrictions de réunions. Les mosquées sont partout, y compris dans les quartiers les plus démunis, tandis que les locaux des démocrates sont rares. Les «islamistes» bénéficient de gros financements occultes (Turquie et Qatar pour les «Frères musulmans», Arabie Saoudite et Emirats pour les wahhabites, sans parler des subsides d’officines anglaises et états-uniennes), tandis que les démocrates peinent à se doter de moyens financiers suffisants.
Voici un risque. Qu’après le «dégagement» des membres de l’oligarchie, il arriverait ce qui est advenu en Tunisie de manière démocratique : actuellement, le Parlement est aux mains des «islamistes». Cela ne rappelle-t-il pas des élections législatives passées en Algérie, et leur sanglante conséquence ? Et le risque d’une répétition ? A moins que le Mouvement populaire se structure de manière à éviter ce genre de funeste risque. Les leçons du passé non apprises correctement se paient très cher, et c’est toujours le peuple qui en est victime.
De l’objectif commun
Certains, préoccupés de l’objectif commun, évoquent les slogans mentionnés ci-dessus. On a dit auparavant que cet objectif commun est la démocratie. En réalité, celle-ci est un mode opératoire. Quel serait le contenu de cette démocratie ? Voici une proposition : liberté, égalité et solidarité.
La liberté exclut toute forme de domination, qu’elle soit laïque ou religieuse, «libérale» ou marxiste, bref toute forme d’autoritarisme illégitime (4). L’égalité affirme que les différences physiques et intellectuelles entre les citoyens ne justifient en aucune manière une disparité d’accès aux droits humains fondamentaux : gestion de la société par l’exercice d’un droit électif, ce qui permet un accès paritaire à la santé, à l’habitat, à la scolarité, à la culture développant l’esprit critique constructif, aux loisirs enrichissant l’existence au monde, etc. Enfin, solidarité car, sans elle, la liberté est uniquement celle du plus fort-malin-rusé-égoïste, et sans solidarité, l’égalité n’est que celle des «élites» et des «privilégiés» entre eux, au détriment de ce qu’ils appellent le «menu peuple», la «racaille», la «populace». N’est-il pas utile pour les marcheurs hebdomadaires de se rencontrer pour discuter ce thème et, pour y parvenir, de se doter d’une structure de réunion ?
Risques et résultats
On objecte ceci : la discussion des thèmes provoquera des divisions et l’éclatement du Mouvement populaire. Supposons vraie cette hypothèse, et que le peuple ne sait pas appliquer le principe démocratique dont, pourtant, il se réclame à corps et à cri et oblige les autorités étatiques à l’appliquer. N’est-ce pas étrange, pour ne pas dire totalement inconséquent, que des manifestants exigent la pratique démocratique de la part d’une oligarchie, tout en étant, eux, incapables de la pratiquer dans une structure établie par eux ?
Autre argument. Supposons les membres de l’oligarchie «dégagés», comment le Mouvement populaire affronterait, alors, les divisions idéologiques au sein du peuple ? On répondrait : par l’élection démocratique d’un Président, d’une Assemblée nationale et des représentants du reste des institutions. Cette hypothèse revient à dire ceci : préservons l’unité du Mouvement populaire pour éliminer l’oligarchie régnante et, par la suite, affrontons les divergences idéologiques.
Est-on certain que cette méthode serait efficace, et n’entraînerait pas le Mouvement populaire dans l’une des conséquences suivantes : 1) élection de ce qui ne sera rien d’autre qu’une nouvelle oligarchie, moins dominante, mais cependant oligarchie ? 2) donc, des agitations populaires de contestation mais, alors, plus difficiles car plus subtile est la domination de la nouvelle oligarchie. Il en est ainsi des nations où l’oligarchie régnante est tellement «raffinée» par l’expérience de la domination qu’elle produit le consentement de la majorité de la population, dans les actions pourtant contraires aux intérêts des citoyens (par exemple atteinte au système de sécurité sociale), à l’intérieur du pays, et agressions de leur armée contre des peuples d’autres nations.
Par conséquent, discuter et concilier, de manière démocratique, les divergences idéologiques le plus tôt possible, sans les remettre à une phase ultérieure, n’est-il pas plus pertinent, si l’on tient compte uniquement des intérêts du peuple ? Si oui, comment y parvenir sans se doter d’une structure adéquate, permettant des réunions ?
Apprendre la pratique réellement démocratique
Les assemblées de citoyens pour discuter ensemble, cette structuration n’est-elle pas la meilleure et la plus pertinente manière de stimuler la conscience sociale du peuple, de l’enrichir, de la développer, de la rendre telle que les citoyens deviennent capables de distinguer le plus clairement possible qui est leur adversaire réel, qui est leur ami authentique et qui est leur faux ami donc manipulateur, comment veiller et défendre l’unité et l’intégrité de la nation, comment créer la meilleure relation entre le peuple et l’armée, comment concilier de manière enrichissante les sensibilités et les intérêts des diverses composantes du peuple ?
Ceux qui craignent que donner l’occasion au peuple de discuter de ses divergences idéologiques ferait éclater l’union de ce peuple, cette crainte n’implique-t-elle pas que ce peuple – dont, par ailleurs, on tresse les plus admirables louanges en ce qui concerne ses marches hebdomadaires –, que ce peuple donc est incapable d’affronter ses divergences idéologiques de manière démocratique ? Quelle en est, alors, l’implication, sinon que ce peuple n’est pas mûr pour la démocratie. De qui est cette allégation depuis toujours et partout ? De toutes les oligarchies dominatrices du monde, cléricales ou laïques, «libérales» ou marxistes, et de leurs mandarins de service, bien rémunérés.
Certains affirment que le frère Larbi Ben Mhidi aurait dit : «Nous avons trois révolutions à faire : politique, économique et culturelle. Cette dernière est la plus difficile.» Certes. L’histoire montre que l’élément décisif est le culturel ; c’est lui qui détermine, en définitive, la réussite ou l’échec des modifications politique et économique. Alors, ne faut-il pas contribuer, dès maintenant, à ce que le peuple algérien s’occupe de sa révolution culturelle ? Pour la concrétiser, ne doit-il pas compléter ses fêtes hebdomadaires par une structuration lui permettant des échanges et des discussions, au moins une fois par semaine, avec la finalité de disposer de mandataires représentatifs pour se confronter avec l’adversaire contesté ? On les mettrait en prison ? Cela fait partie de la confrontation sociale, partout et toujours dans le monde. Aux contestataires de trouver d’autres représentants.
Qu’est-ce qui exprime le mieux l’apprentissage de la pratique démocratique de la part d’un peuple : des manifestations hebdomadaires pacifiques et souriantes, uniquement, ou la capacité de se réunir en petits, moyens et grands groupes pour exprimer et discuter les opinions exprimées, puis décider, en pratiquant la règle démocratique de la majorité ? La question peut être plus largement exprimée ainsi : de quoi a besoin un peuple, uniquement de défoulement public hebdomadaire, ou d’apprendre à pratiquer la démocratie ? Et comment cela est possible sans se doter de structures adéquates ?
Terminons par un dicton populaire italien, valable pour les individus comme pour un Mouvement populaire : «Patti chiari, amicizia lunga» (Pactes clairs, amitié longue). Cela suppose de ne pas recourir aux pratiques politiciennes, opportunistes sous prétexte de réalisme. Citons encore une fois le frère Larbi Ben M’hidi : «Jetez la révolution dans la rue, le peuple s’en chargera.» Parmi tous ceux qui admirent ce frère, combien connaissent mais, surtout, appliquent cette conception ? Paraphrasons cette déclaration : «Que le peuple se structure, et il se chargera de concrétiser ses objectifs.»
Aussi l’auteur de ces lignes déplore-t-il vivement de voir des «leaders» plus ou moins spontanés déclarer, durant une marche hebdomadaire, que le peuple doit se contenter de ses marches hebdomadaires, sans nul besoin de se structurer, par crainte de risques divers. N’est-il pas plus pertinent de dire aux manifestants : «Vous voulez la démocratie ? Prouvez-le en la pratiquant vous-mêmes par une structuration adéquate, créée par vous-mêmes, et capable de neutraliser toute forme d’infiltration manipulatrice !»
Est-ce là une illusion idéaliste, utopique, aventureuse ? Un exemple prouve le contraire. Il montre que des citoyens d’obédiences idéologiques diverses sont capables de discuter ensemble en vue d’un objectif commun. Ce fait se réalisa dès le début de l’intifadha populaire. L’initiative ne se généralisa malheureusement pas. Cet exemple montre ceci : ce qui menace l’unité du peuple, ce ne sont pas ses divergences idéologiques mais l’absence de citoyens les plus conscients pour stimuler la capacité créatrice du peuple dans la pratique démocratique (5). Qui a la fièvre (des manifestations hebdomadaires) mais a peur d’employer le thermomètre (en se structurant) pour en connaître la gravité (des divergences idéologiques) et, donc, savoir le remède à prendre (discussions et décisions démocratiques), ne peut s’attendre à guérir (instaurer un système social sain) mais seulement à voir s’aggraver sa situation. En effet, un mouvement populaire non structuré est sujet, à son insu, de toutes sortes de manipulations (de maladies). Un exemple sera exposé dans une prochaine contribution. Une troisième examinera le problème de la structuration formelle du Mouvement populaire.
K. N.
Fin
(3) Voir note 1.
(4) L’exercice légitime de l’autorité est le produit d’une volonté populaire exprimée de manière démocratique majoritaire. Encore que, dans ce cas, il faut tenir compte de l’opinion minoritaire, en la laissant s’exprimer librement car il peut arriver qu’une opinion minoritaire finisse par convaincre de sa justesse par rapport à une opinion majoritaire, laquelle devient, à son tour, minoritaire… à moins que la décision majoritaire vise à éliminer la démocratie, comme ce fut le cas avec la prise du pouvoir par Adolf Hitler, et le risque de prise du pouvoir par l’ex-parti «Front islamique du salut» en Algérie.
(5) Voir «Que vive la démocratie directe !» in http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/08/que-vive-la-democratie-directe.html et le le documentaire vidéo in https://youtu.be/CZgiMergUX0
Comment (9)