La revendication politique du Hirak décryptée à la lumière de ses slogans
Par Pr Mohamed Bouchakour – Le Hirak doit-il s’organiser ? La question fait débat mais celui-ci est condamné à se perdre dans des échanges stériles sur la manière de procéder, compte tenu de l’hétérogénéité de ce Hirak et des divergences potentielles qu’il recèle. La vraie question, celle dont dépendent les décantations clarificatrices et la consolidation du mouvement est : autour de quoi le Hirak doit-il s’organiser ? La vision du Hirak est primordiale et doit précéder le débat sur sa structuration. Autrement dit, il est nécessaire que la cause stratégique profonde défendue depuis le 22 février 2019 soit fidèlement consignée dans une plateforme de revendication politique dans laquelle la grande majorité de ce gigantesque mouvement très hétérogène se reconnaît.
Une telle plateforme peut être assez facilement dégagée à partir d’une transcription en langage politique des slogans qui n’ont cessé d’être clamés par la rue depuis le 22 février 2019. Point n’est besoin ici de recenser et analyser tout ce que les manifestants ont scandé. Il suffit de revenir à quelques-uns des slogans qui sont revenus avec insistance et effectuer l’exercice de leur décryptage en liaison avec le contexte et le vécu dans lesquels ils prennent leur sens le plus profond.
Yetnahaw gaâ ! (qu’ils dégagent tous !)
C’est un slogan emblématique. En première lecture, il appelle à l’éjection de l’ensemble des figures et de l’encadrement de toutes les institutions sans exception, et à tous les niveaux de responsabilité en vue de promouvoir ou réhabiliter des cadres compétents, honnêtes et dévoués. Ce slogan étant plus un cri du cœur qu’une vision réfléchie, il exprime le trop-plein d’un peuple excédé. Mais il ne saurait être pris au pied de la lettre. Qu’ils dégagent tous ? Vraiment tous sans distinction ? Qui sont visés ? Qui va pouvoir les déloger ? Et comment ? Pour les remplacer par qui et à quelles fins ? Et, surtout, qu’est-ce qui garantit que les remplaçants ne seront pas et ne feront pas pire que leurs prédécesseurs ? On voit bien ici que le «dégagisme» pose plus de problèmes qu’il n’en résout.
En seconde lecture, la seule vraie interprétation à retenir de ce slogan est qu’il porte une forte aspiration populaire pour une rupture historique profonde et radicale avec le régime politique en place. Le message essentiel concerne plus le résultat désiré par le Hirak que le processus à suivre pour y parvenir. Au cours des premiers mois du Hirak, il y a eu ici et là une prolifération de propositions de feuilles de route. Toutes se sont empressées de traiter de la transition – donc en fait du processus –, laissant dans l’ombre les clarifications préalables sur le résultat. Or, c’est ce dernier qui permet de fixer le processus et non l’inverse si l’on veut éviter d’aller vers l’avenir à reculons. La rupture – précisément celle qui est désirée par le Hirak et pas une autre – doit, en effet, être explicitée dès le départ.
En aval de «yetnahaw gaâ !», toute une série d’autres slogans du Hirak sont là pour apporter les éclairages nécessaires sur le contenu et les contours de la rupture désirée. Sept autres slogans forts et profonds ressortent. Les quatre premiers dessinent les contours du projet de société. Les trois autres portent sur les principes du mode opératoire pour y parvenir.
Les slogans portant sur le projet de société
Le Hirak est assez clair sur ce qu’il ne veut plus et sur ce qu’il veut.
– Klitou leblad ya essarakine ! La kleptocratie doit être bannie. Cette dénonciation appelle à mettre un terme à l’impunité des malversations par une chasse sans concession à toutes les formes qu’elle peut prendre (corruption, détournement, surfacturation, etc.), et par l’instauration d’une gouvernance économique et financière vigilante. De même, les biens spoliés jusque-là doivent être récupérés par l’Etat, en priorité ceux qui sont à l’intérieur du pays.
– Pouvoir assassin ! Par référence aux violentes répressions qui se sont abattues sur la Kabylie en 1980 et plus gravement en 2001, il n’est plus admis que l’Etat algérien, chaque fois qu’il manque d’arguments face à des revendications populaires pacifiques et légitimes, réprime dans le sang ses citoyens et encore moins qu’il sème la mort parmi eux. La répression physique contre un peuple qui est dans son bon droit et qui entend rester pacifique dans ses revendications doit cesser à jamais. Elle déshonore ses auteurs, ternit l’image du pays et rend encore plus irrémédiable le divorce d’avec le citoyen qui finit par haïr le prince et perdre sa foi en l’Etat.
– Listiqlâl ! Djazaïr horra dimoqratia ! La libération sociale doit parachever la libération nationale. Si le départ du colonialisme en juillet 1962 a consacré la libération nationale et permis de fonder un Etat national, les dirigeants qui se sont succédé jusqu’à ce jour ont poursuivi d’une main de fer une oppression postcoloniale constante, enrobée dans un semblant d’Etat-providence infantilisant. La libération sociale signifie que l’Etat doit promouvoir les libertés démocratiques. Il doit aussi éradiquer toutes les formes d’exclusion et de marginalisation des catégories défavorisées et vulnérables, et garantir à chaque personne l’égalité des chances et la possibilité d’exprimer ses capacités et de s’épanouir pleinement dans son projet de vie.
– Dawla madania machi ‘askaria ! L’Algérie doit se donner un Etat civil. C’est la citoyenneté, seule, qui doit être placée au cœur de l’Etat, de son organisation et de ses règles de fonctionnement. L’armée, au même titre que toutes les autres institutions républicaines, doit s’en tenir à sa mission naturelle de défense du pays contre les menaces et atteintes extérieures sur son unité, ses frontières, ses intérêts supérieurs.
Pour le Hirak, la sortie de crise se joue autour la primauté du politique sur le militaire, principe cher à Abane Ramdane en 1956. Mais le contexte d’aujourd’hui est très différent, et ce principe est loin d’être suffisant. Le clan transcende les sphères civile et militaire et sort même des limites strictement nationales. L’enjeu est celui du démantèlement et de la neutralisation des réseaux mafieux incrustés dans les institutions, tous types confondus. Ceci passe par la primauté de la volonté populaire sur toute autre source de pouvoir, ce qui ne pouvait être le cas sous le colonialisme. Et c’est précisément de cela que traite les trois slogans suivants.
Les slogans portant sur le mode opératoire
Là aussi, les messages sont forts et clairs.
– Leblad bladna ouen’dirou rayna ! Le peuple est déterminé à se réapproprier sa souveraineté pleine et entière et à en user comme il l’entend, ici et maintenant. Ce défi se joue sur deux fronts : le premier, externe, est de soustraire le pays à toute atteinte ou menace compradore et de neutraliser ses points d’appui internes (ya Ali ba’ouha ! Ô Ali [La Pointe], ils ont vendu la patrie [pour laquelle vous vous êtes sacrifié]). Le second, interne, est de s’octroyer sans avoir à les demander, toutes les libertés (politiques, économiques, culturelles) qui permettent, notamment à la jeunesse, de prendre en main son destin et bâtir son avenir dans son propre pays.
– Ya h’na, ya n’touma ! Maranach habssine ! (c’est soit nous, soit vous, nous irons jusqu’au bout). Le divorce est consommé et la rupture inévitable. Le peuple est résolument déterminé à aller jusqu’au bout de son combat. Il ne cèdera pas quels que soient les chantages politiciens, la répression policière qu’il subira dans la rue et l’instrumentalisation de la justice contre ses militants et symboles. Ce radicalisme affiché est contrebalancé par une réaffirmation constante de la ligne pacifique qui est et restera celle du Hirak : silmiya.
– Qbaïli ‘arbi khawa khawa ! L’unité nationale est sacrée. Parmi les tentatives de clivage et de division les plus dangereuses, celle qui cherche à opposer arabité et berbérité, ne passe plus, qu’elle vienne du pouvoir ou des mouvements séparatistes. Les Algériens sont à jamais soudés et entendent le rester. Leurs différences et particularismes régionaux, voire même idéologiques, constituent désormais une source d’enrichissement réciproque et de fierté nationale.
Synthèse
Si toutes ces revendications sont légitimes et lucides, elles sont aussi indissociables, scellées et non négociables. En bloc, elles consacrent une rupture avec l’Algérie postcoloniale dont l’ère s’est achevée sur une dérive lamentable et une vulnérabilisation extrême du pays. Cette rupture doit mener vers une nouvelle Algérie dont quelques traits essentiels ont été esquissés par les manifestants. Il incombe à l’élite acquise à la cause du Hirak de prendre le relai et d’approfondir le projet de société à mettre en perspective, tout en évitant les écueils des débats idéologiques stériles.
Ci-dessous la proposition de quelques points de repère doctrinaux touchant aux sphères politique, institutionnelle, économique et culturelle pour l’avènement d’un nouveau régime politique authentiquement républicain qui consacre la libération sociale, l’émergence nationale :
– Un projet social réfléchi et concerté, décliné à moyen et long termes sur des objectifs stratégiques partagés, fédérateurs et palpables.
– Un Etat démocratique fort et juste assumant un rôle d’Etat stratège, garant et régulateur.
– Institutions nationales, dont militaire, placées sous le contrôle des représentants du peuple.
– Equilibre et séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
– Tolérance, respect et promotion des contre-pouvoirs (opposition, médias, société civile).
– Gouvernance de la société par la responsabilité, l’inclusion participative, la décentralisation et la transparence.
– Croissance économique robuste porteuse de développement et de bien-être social.
– Divers moteurs de croissance actionnés autour de l’ensemble du potentiel national.
– Strict respect de la bonne gouvernance économique et financière.
– Développement durable, source de croissance, intégré à toutes les politiques publiques.
– Gouvernance publique strictement vigilante sur le bon usage des deniers publics.
– Promotion du personnel politico-administratif par la compétition, la compétence et le mérite.
– Opposition vue comme un acteur à part entière et traitée comme une partie intégrante de l’Etat.
– Les valeurs et dimensions culturelles du pays sont une richesse et une fierté nationale et une contribution à la civilisation humaine.
M. B.
Coordinateur du cercle de réflexion Notre nouvelle Algérie républicaine (NARE)
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