Le Hirak, son centre et sa périphérie
Par Youcef Benzatat – A la veille du quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, «nous étions au bord du précipice», à la veille du cinquième mandat, «nous avons fait un grand pas en avant» –sentence de Kaïd Ahmed, le bras droit de Houari Boumediene, très apprécié par le peuple et dont il ne manque pas de rappeler la pertinence lorsque l’actualité l’impose. Alors que nous étions au fond du gouffre et, «contrairement aux autres peuples qui essaient de remonter dans ces conditions, nous, on creuse», dixit l’humoriste Mohamed Fellag. «Un pays qui n’a pas de problèmes n’est pas un pays, Dieu merci, notre pays n’a pas de problèmes !» décrétait pour sa part le président Chadli Bendjedid qui l’avait anticipé sans le savoir.
Autre sentence, autre époque, autres mœurs. C’est dire qu’il n’y avait plus de pays, plus d’Etat, plus de service public, plus d’économie, plus d’éducation, plus de santé ; enfin, plus rien. Juste un système sévissant dans l’impunité totale et livré à la prédation et au saccage sans aucun contrôle ni censure morale. Une meute de charognards se disputant les restes d’une carcasse qui a été mise au monde par de braves géniteurs au prix de leur sang et de leur sacrifice en l’abandonnant à elle-même.
Puis vint le Hirak, cette voix en mouvement surgie des abîmes de l’histoire pour venir secouer cette malheureuse carcasse à vouloir lui redonner vie en l’arrachant des griffes en transe de cette meute de charognards désœuvrée et sans scrupule. Des mois durant, par dizaines de millions, le peuple entre en procession interminable, reprend possession de son territoire et affirme son existence sous le regard complice de l’humanité entière. Le pays remonte à la surface et retourne à son propriétaire légitime. Le peuple s’en empare et décide de lui redonner vie à sa convenance. Symboliquement certes, car la meute est toujours aux alentours, griffes et crocs aux aguets pour donner le coup de grâce. Mais le peuple s’affirme contre toutes ruses et convoitises comme l’unique repère légitime et occupe désormais le centre de l’histoire. Le système redevient sa périphérie et la périphérie du système redevient à son tour la périphérie de sa périphérie.
Voilà que le centre du Hirak se donne une périphérie, composée elle-même d’une multitude de sous-périphéries, de courtisans et de prétentieux candidats pour une collaboration associative. Une périphérie dialoguant avec sa périphérie à l’insu du centre, qu’elle voudrait déloger du trône. Voilà que la périphérie se met à son tour en procession pour s’affirmer comme l’unique propriétaire légitime de la carcasse. Personnalités et partis, lois et révisions des fondamentaux, gestes de bonne intention et surenchères pour l’amour de la carcasse. Oui, la carcasse, car chez ces gens-là, la patrie est une niaiserie qui ne fait pas partie de leur vocabulaire. C’est à cela d’ailleurs qu’ils reconnaissent les bons courtisans et la sous-périphérie porteuse.
Le Hirak, lui, n’a cure de ce genre de processions stériles. Il se suffit de sa posture, celle d’être au centre de l’histoire et incarner la légitimité sur le territoire. Pas de concessions à la périphérie en forme de dialogue consensuel. Le seul échange possible est la reconnaissance des places. Le peuple au pouvoir et l’armée aux casernes. Voilà son programme, sa structure et son organisation politique. N’en déplaise aux impatients, aux feignants, aux opportunistes et à tous ceux et celles qui voudraient s’en servir comme tremplin pour assouvir leur «rêve» de grandeur. Le Hirak durera le temps qu’il faudra jusqu’à ce que les charognards lâchent prise sur la carcasse et désespèrent définitivement d’un retour en force sur le trône.
Car le Hirak, se sont des vieux et des vielles, des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, c’est le peuple en puissance. Chaque individu porte en lui dans sa chaire et sa conscience les stigmates de l’immense laideur du système, ses humiliations, ses méprises, ses néantisations, ses violences, ses privations, ses vexations, ses exclusions et son arrogance. Ses processions périodiques lui apportent soulagement et détente. Ses blessures cicatrisent et son rêve se dessine. C’est ce processus cathartique qui motive sa résistance et alimente son désir de libération. C’est ce qui fait de lui cette vague compacte, unie et déterminée à aller jusqu’au bout de son rêve. Plus rien ne sera comme avant. La résignation ne fait plus partie de ses habitus. Il s’est réveillé au monde et le monde lui appartient désormais sans concessions. Il ne se soumettra plus à la servitude et la manifestation pacifique devient son unique arme de combat. «Ne reste au fond des rivières que leurs pierres», dit l’adage des ancêtres.
Y. B.
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