Le Hirak expliqué aux nuls
Par Youcef Benzatat – Le Hirak ne se limite pas à l’occupation de la rue tous les vendredis et mardis et les autres jours de la semaine il prend congé. Il n’est ni temporel ni spatial. Les jours choisis pour sa manifestation sont conjoncturels et ne sont pas le fait d’une planification. Les lieux de son déroulement ne sont pas désignés non plus, il se manifeste dans son espace vital, en s’efforçant de franchir tous les obstacles qui se dressent sur son chemin, comme un torrent de boue dévalant une pente sans possibilité d’inverser sa trajectoire.
Ceux qui ne manifestent pas ne sont pas forcément en dehors du Hirak. Le Hirak n’est pas quantifiable en nombre statistique de vendredi à vendredi ou de mardi à mardi, ni localisable en centres urbains ou ruraux. Son surgissement découle d’un refoulé collectif ayant pris place dans les consciences individuelles en tout temps et en tout lieu. Il n’est pas mu par une volonté partisane, ni idéologique mais entraîne toute la société dans sa complexité dans son sillage. Il n’est pas non plus mu par un projet tangible, ni politique ni idéologique. Le Hirak est un mouvement insaisissable, que l’on ne peut neutraliser. Il ne peut connaître d’échec, ni d’extinction parce qu’il réside dans l’imaginaire et aucune instance extérieure ne peut venir y mettre fin.
Le surgissement de ce refoulé cherche à se frayer un chemin vers un manque, ressenti individuellement par chacun des hirakistes, qui semble être à l’origine d’une dépossession de soi-même pour retrouver sa plénitude. Son orientation tend vers le possible. Un possible qui soit la propre œuvre des hirakistes et par laquelle ils comptent renouer avec soi-même. Vouloir atteindre ce manque est une quête existentielle dont le politique n’est qu’une voie d’accès.
Le Hirak cherche à dépasser le soi et le remplacer par un être nouveau dont les contours sont indécis, débarrassés des pesanteurs qui l’ont figé dans un réduit existentiel. Même s’il voudrait se structurer ou s’organiser, il ne le pourra pas, parce qu’il ne connaît pas les limites vers lesquelles il tend. Le Hirak est comme la graine qui a migré d’un champ lointain à un autre champ indécis. D’un champ stérile vers un champ fécond. Le 22 février n’était en vérité que le moment où la graine s’était mise en mouvement. Personne ne peut en remonter la genèse.
Pendant les manifestations des vendredis et des mardis, les slogans et les portraits brandis renvoyaient tantôt à la Guerre de libération coloniale, tantôt à l’émergence du mouvement national durant le XXe siècle, voire jusqu’aux résistances les plus reculées dans le temps, remontant jusqu’à l’antiquité, jusqu’à la résistance du royaume numide aux convoitises romaines, en passant par la résistance à la pénétration arabo-musulmane. L’être nouveau vers lequel il tend dépend certainement des conditions de l’avènement du Hirak et la nature de sa manifestation, des acteurs et de leur rapport au monde et aux autres. La complexité de la société algérienne et celle des référents structurels qui la constituent ne lui rendront certainement pas la tâche facile pour un dénouement rapproché dans le temps.
Le Hirak est un mouvement universel qui se manifeste périodiquement dans l’histoire pour faire basculer l’humanité vers de nouveaux paradigmes du vivre-ensemble. Chaque mouvement de cette nature possède son originalité liée aux conditions de son avènement et la nature de sa manifestation. La Révolution française avait fait un bond considérable à l’Humanité en la dotant de la liberté de conscience, des droits de l’Homme, de la démocratie et du suffrage universel, mais elle a trébuché sur le respect des droits des autres peuples à disposer d’eux-mêmes par la colonisation et n’a rétabli les droits politiques des femmes que longtemps après.
Même la laïcité n’est pas acquise à ce jour dans toutes ces régions, par la survivance du concordat. Elle trébuche encore en matière de justice sociale, nationale et internationale. Elle trébuche également sur l’abolition des discriminations des populations qu’elle a intégrées dans la nation dont elle s’est dotée, longtemps après le déclenchement de son processus révolutionnaire. Elle a trébuché parce qu’une Révolution est indéfinie. Elle est toujours en gestation. Elle est en permanence perfectible. Depuis la nuit des temps, les révolutions humaines se sont succédé les unes aux autres et se sont relayées comme différentes couches de sédimentation pour faire avancer l’humanité vers un progrès indéfini.
L’opportunité offerte aujourd’hui au Hirak algérien, qui manifeste toutes les caractéristiques d’un tel mouvement universel, par sa durée, sa constance, son impassibilité devant une adversité brutale et féroce, par ses slogans en phase avec la contemporanéité du monde dans tout ce qu’elle propose comme positivité, pourra lui faire jouer ce rôle d’exemplarité d’un nouveau paradigme du vivre-ensemble à l’échelle de l’Humanité entière, en perfectionnant l’addition des révolutions advenues à ce jour. Notamment en dépassant au préalable ses propres clivages sexuels, identitaires et religieux et en jetant les bases d’une justice sociale irréprochable.
Certes, la société algérienne dans sa majorité est profondément aliénée dans les structures mentales patriarcales et l’imaginaire mythologique religieux pour lui rendre cette tâche facile. Mais n’est-ce pas le propre d’une telle ambition révolutionnaire avec la volonté d’y parvenir dans la durée. Il suffit aux élites émancipées d’y croire et de l’accompagner aussi longtemps que nécessaire. Tout en se consacrant en parallèle à la lutte pour la justice internationale, par l’abolition de toutes les manifestations des dominations néocoloniales, notamment par la lutte contre la corruption internationale, en jetant les bases d’une législation sans faille. Ce n’est ni une utopie ni une ambition démesurée.
Les hommes de Novembre avaient moins de moyens et de potentiel, mais ils avaient réussi à faire basculer l’humanité de l’âge colonial à celui du postcolonial. La jeune génération d’aujourd’hui possède une profonde mémoire active de cette épopée glorieuse de leurs aînés et n’ont cessé de le démontrer lors des manifestations du Hirak, en brandissant les portraits de ses chefs historiques. Ils ont le potentiel de faire passer, à leur tour, l’humanité de l’âge néocolonial à celui de la justice internationale.
Y. B.
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