Etat et dissidence en islam
Par Kaddour Naïmi – En Algérie, des personnages tels que Lahouari Addi, qui se définissent comme des «intellectuels universitaires» ou agissent comme politiciens se considérant démocrates, soit ignorent ce qui est exposé ci-dessous, soit l’occultent pour un motif inavoué.
De l’Etat islamique
Sur la question de sa nécessité combien de soi-disant experts de l’islam, quelle que soit leur provenance, connaissent Djamal Al-Banna et ce qu’il dit à ce sujet ? Et s’ils sont au courant de ses propos, pourquoi ne les mentionnent-ils pas ? Lisons : «Pourquoi l’Etat islamique a failli dans l’époque moderne ?» (…) Le penseur islamique Djamal Al-Banna souligna le fait que les tentatives islamiques de réaliser un Etat religieux en Algérie, au Soudan, en Afghanistan et au Pakistan ont failli, et que les tentatives en Iran et en Arabie Saoudite sont deux problèmes et ne peuvent être considérés comme un bon exemple.
Al-Banna précisa que l’adhésion à la réalisation d’un Etat musulman est due à l’interprétation erronée du verset «Et il a créé des djinns [êtres supranaturels, correspondants aux anges] et des hommes, mais pour le culte». «Les personnes qui soutiennent l’idée d’un Etat islamique avec l’unique objectif que l’islam est un culte, et ont donc réduit l’islam à l’objectif de culte, rendant ainsi l’Etat islamique un objectif de telle manière que toutes les personnes adorent Allah, cela est une chose inimaginable. L’Etat, selon Al-Banna, est un instrument de soumission et d’autorité, et donc quand un Etat est créé sur des valeurs religieuses, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes, ou des valeurs morales, comme le socialisme, la justice ou l’égalité, ces valeurs seraient corrompues. Cela parce que l’autorité, avec ses prisons, ses armées et forces de police, devient une doctrine, une ruine.
(…) Le Hadith sur l’«Etat de Médine» [où a séjourné le Prophète] concerne, selon Al-Banna, l’exception et non la règle. (…).
Les motifs varient à propos de la faillite des tentatives pour un Etat islamique. Le plus important de ces motifs, selon Djamal Al-Banna, peut être le manque de liberté dans toutes ces tentatives, dans la mesure où le manque de liberté peut être le facteur commun à toutes ces expériences.
Cela est en addition à un autre facteur, c’est-à-dire que ces tentatives ne maintiennent pas le niveau minimum de dignité humaine dans leurs sociétés, sans discrimination entre hommes et femmes, ou blanc et noir. Un autre motif à propos de la faillite de l’Etat islamique dans ses diverses tentatives concerne le fait que le plus important devoir d’un Etat est le développement.
D’un autre côté, Al-Banna a discuté l’idée de la nécessité d’un Etat islamique pour la diffusion du message de l’islam ou l’application de la Charia [la loi coranique] islamique. Il a discrédité cet argument que beaucoup de courants islamiques soutiennent, en assurant qu’il n’est pas nécessaire de disposer d’un Etat islamique pour appliquer la Charia, dans la mesure où la Charia peut être appliquée seulement s’il y a un pays islamique qui peut suivre les méthodes consenties par la Constitution qui émane la loi.»
De la dissension en général
Dans les pays arabo-musulmans, son expression est réprimée pour deux motifs internes. D’une part, elle est combattue par la répression des gouvernements dictatoriaux et, d’autre part, par l’action terroriste de l’intégrisme religieux.
Un motif externe existe également. Dans les pays occidentaux, la majorité dominante (dirigeants politiques, médias et intellectuels) qui, dans le passé récent, avait fait connaître et soutenu les dissidents de l’ex-Union soviétique et des ex-pays de l’Est européen, ne soutient pas ou pas de la même manière les dissidents musulmans contre l’intégrisme et contre l’Etat dominateur.
Le journaliste Timothy Garton Ash est l’un des rares journalistes à avertir sur la gravité de l’enjeu. Voici ce qu’il dit : «Nous faisons une erreur fatale en ignorant les dissidents à l’intérieur de l’islam. (…)» ‘’L’islam’’, a dit la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’an dernier, n’est pas compatible avec la société libérale, qui est le résultat des Lumières.» Beaucoup d’intellectuels occidentaux laïcs qui participent à ces débats sont d’accord. Mais non certains intellectuels musulmans. Je crois que nous devrons les écouter attentivement. Outre à tout le reste, quand il s’agit de discuter de l’islam, ils savent de quoi ils parlent.
Prenez Djamal Al-Banna, par exemple (…), il a dédié toute sa vie à étudier l’islam et ses relations avec la politique. Un homme de tranquille clarté, il est devenu un peu agité seulement quand il a dénoncé la perversion de l’islam de la part de Sayyid Qotb, l’apôtre égyptien de l’extrémisme, de l’islamisme takfiri et un héros pour Al-Qaïda.
Djamal Al-Banna soutient qu’«il n’y a aucune contradiction entre la totale liberté de pensée et de religion» et que «l’islam ne prétend pas au monopole de la sagesse». Des idées critiques sur l’islam doivent être combattues «avec les paroles et non avec la confrontation, le terrorisme ou takfir – anathème sur quelqu’un en l’indiquant comme infidèle. Comme pour l’apostasie, le musulman a le droit de renoncer à l’islam, les versets du Coran sont très explicites sur la question : ‘’Il n’y a pas de contrainte dans la religion’’ (Al-Baqara, La Vache, II, 256). Le renoncement à la religion est mentionné au moins cinq fois dans le Coran, et aucun n’est lié à une peine. A l’époque du Prophète, beaucoup de personnes renoncèrent à l’islam : l’un d’eux était un scribe du Coran. Le Prophète n’a puni aucun d’eux.»
La déclaration souvent attribuée au Prophète – «qui change sa religion doit être exécuté » – est repoussée en tant qu’inauthentique, selon l’imam Muslim, un des premiers et plus respectés compilateurs de collections de hadiths [déclarations et actes du Prophète], mais l’imam Al-Bukari, un autre compilateur respecté, l’inclut dans sa version. «Les signes de falsification sont très clairs dans cette déclaration», commente Al-Banna «et il contredit beaucoup de versets du Coran qui confirment la liberté de foi».
Ces dissidents à l’intérieur de l’islam sont une petite minorité. Le sont aussi les extrémistes takfiri qui endoctrinent les auteurs d’attentats. Toutefois, ces deux minorités ont la capacité de faire appel au plus grand nombre de la majorité [des musulmans] parmi eux – et, en particulier, aux musulmans qui vivent en Occident. Donc, la voix des dissidents a besoin d’être écoutée plus clairement. Cette lutte pour les cœurs et les esprits musulmans devrait être décidée par les musulmans, capables d’argumenter entre eux leurs thèses, mais nous, non-musulmans, nous formons sans doute le contexte – et nous contrôlons beaucoup de médias où cela a lieu.
La position défectueuse de certains intellectuels occidentaux laïcs engagés dans le débat actuel semble être : l’unique musulman bon est un ex-musulman. Cela est paternaliste et produit l’effet contraire. Il s’agit d’une simple parodie de la vraie diversité de l’islam. Naturellement, nous, non-musulmans, nous devrons chercher de réveiller notre pensée sur la nature de l’islam, avec les moyens limités à notre disposition. Mais rien ne peut être plus ridicule et stupide que l’éventuelle déclaration d’un intellectuel laïc occidental, qui, ne connaissant pas l’arabe et ayant une faible connaissance de l’histoire islamique, de la philosophie et de la loi, affirme avec confiance que Djamal Al-Banna est un représentant moins vrai de l’islam que Sayyid Qutb ou Osama Bin Laden. Et nous ne devrons pas être stupides si nous voulons rester libres.»
Voici, par exemple, ce que beaucoup d’intellectuels occidentaux ignorent ou semblent ignorer : aujourd’hui, en Occident, la conception de ce que sont les musulmans a des ressemblances frappantes avec ce qu’était, dans l’Antiquité occidentale romaine, la vision concernant les juifs puis les chrétiens. Que l’on consulte l’ouvrage de Barnard Lazare, L’Antisémitisme : ses origines et ses causes, notamment le chapitre II : «L’antijudaïsme dans l’Antiquité», on y trouve presque les mêmes critiques pour presque les mêmes motifs.
Une autre difficulté que vit la dissension islamique pacifique et anti-intégriste est ce fait : les moyens d’information occidentaux l’ignorent généralement, pour présenter presque exclusivement les manifestations d’intégrisme islamique, notamment violent. Exemple : combien de moyens d’information occidentaux ont signalé les manifestations de condamnation des derniers attentats à Bombay ?
«Le 7 décembre, soit dix jours après les attentats de Bombay, mollahs, muftis et simples musulmans ont participé dans la ville à un rassemblement silencieux en souvenir des victimes, organisé par l’écrivain Anand et son groupe Muslims for Secular Democracy. Ils ont également exprimé leur indignation vis-à-vis de l’«effondrement de tout le système de gouvernement et condamné la totalité des organisations impliquées dans les meurtres de masse», à savoir Al-Qaïda, les Talibans, les mouvements pakistanais, notamment Lashkar-e-Taiba, et certains groupes indiens locaux. «Pas en notre nom», ont-ils clamé.
Si les gouvernements et intellectuels occidentaux ont fait connaître et soutenu les dissidents contre la dictature dans les ex-pays totalitaires de l’Europe, mais ne soutiennent pas les dissidents musulmans contre la dictature dans les pays arabo-musulmans, quel peut être le motif ?
La dissidence musulmane, libérale et démocratique, ne s’oppose pas uniquement à l’intégrisme religieux mais tout autant aux dictateurs qui dominent les peuples arabo-musulmans. «Ni dictature islamiste ni dictature non islamiste !» voilà le principe de cette dissidence. Cette attitude ne répond pas aux intérêts des gouvernements occidentaux. Nous avons déjà vu que, pour satisfaire ces intérêts, ces gouvernements ont besoin de l’existence d’une oligarchie locale.
Par conséquent, ces gouvernements, en ignorant la dissension islamique libérale et démocratique, représentée par Djamal Al-Banna, pour ne parler que de la menace de l’intégrisme et du terrorisme islamiques, sont doublement complices des deux parties qui s’opposent, dans les pays arabo-musulmans, à cette revendication de démocratie, aussi bien politique que religieuse : d’une part, les dictateurs, d’autre part, les intégristes terroristes.
Voilà pourquoi la dissidence démocratique musulmane, déjà minoritaire dans son pays, est pratiquement inconnue en Occident. C’est qu’elle est combattue par trois ennemis : le terrorisme des dictateurs, le terrorisme des intégristes, et l’hostilité des gouvernements occidentaux relayés par les médias qui les soutiennent, et qui sont dominants.
En effet, combien de films, de télévisions, de journaux, de maisons d’édition occidentales ont donné la parole aux dissidents musulmans démocratiques ? Combien d’intellectuels et d’experts occidentaux du monde musulman en ont parlé ?
Combattre l’ignorance manipulatrice
Voici le commentaire, ajouté à l’extrait exposé.
En Algérie et dans la diaspora, combien d’intellectuels universitaires et de politiciens démocrates connaissent ces dissidents musulmans, en tiennent compte et en informent le public ? Nous constatons, plutôt, des propos systématiques et sans aucune nuance : 1) soit, ils stigmatisent l’islam, en tant que tel, comme intrinsèquement anti-démocratique, violent et terroriste, en se basant sur certains versets du Coran ; 2) soit affirment l’islam, en considérant la Charia, comme unique et absolue base de structuration sociale, en condamnant à la mort tout citoyen contestant cette conception, en se basant sur d’autres versets du même Coran, cependant contestables, comme Djamal Al-Banna l’affirme ; 3) soit, – c’est le cas de certains personnages, se proclamant démocrates -, affirment, au nom des droits de l’Homme et de la démocratie, la légitimité d’existence de l’islamisme politique dans la compétition électorale, mais sans prendre la précaution élémentaire de contrôler si les programmes de cet islamisme politique acceptent clairement et sans ambiguïté le principe démocratique, concernant l’alternance au pouvoir.
Les représentants de ces trois conceptions ignorent ou occultent, pour un motif inavoué, l’existence de la dissidence musulmane démocratique, dont Djamal Al-Banna est le plus illustre représentant.
La preuve que les citoyens des pays musulmans, dont l’Algérie, sont manipulés par les représentants des trois conceptions ci-dessus évoquées, la voici : beaucoup d’entre ces citoyens ont entendu parler des «Frères musulmans» et de leur fondateur, Hassan Al-Banna, et un nombre significatif de citoyens prêtent crédit à leurs représentants, avoués ou masqués, tels Larbi Zitout ou Lahouari Addi. Mais, en comparaison, combien ont entendu parler de Djamal Al-Banna et de ses écrits ? Considérons les citoyens, musulmans ou laïcs, mais tous voulant une société où le peuple soit l’unique volonté suprême, tel est le principe démocratique. Pour que ces citoyens ne soient pas victimes de manipulation de la part d’activistes, de politiciens ou d’«intellectuels universitaires», tous se proclamant contre la dictature, ces citoyens doivent accomplir l’effort de se documenter sur internet. Le pire manipulé est celui qui l’ignore. Car la conception dictatoriale, quelle que soit sa forme, théocratique ou laïque, se nourrit, d’abord, de l’ignorance des citoyens. Dès lors, la liberté et la démocratie commencent par l’effort de s’instruire, en y consentant le temps nécessaire.
K. N.
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