Pour une théologie musulmane émancipatrice
Par Kaddour Naïmi – Ce texte se propose de contribuer au débat sur la possibilité de démocratie en terre d’islam, thème déjà examiné dans les deux contributions précédentes (1). Certaines voix de démocrates authentiques affirment, en le déplorant, que dans un pays où le peuple est musulman, tel l’Algérie, toute démocratie est impossible. Or, celle-ci existe dans la plus grande nation musulmane du monde, l’Indonésie, pour se limiter à cet exemple.
D’autres voix dénoncent une tentative de récupération du mouvement populaire algérien par une mouvance totalitaire, masquée en «islamisme politique», avec le soutien de personnalités se déclarant «démocrates» et même «figures représentatives» du mouvement populaire.
Voici quelques observations et propositions pour un débat en cours, visant non pas à la division mais à l’union du peuple de manière démocratique.
Théologie et conception totalitaires
Certains, pour conquérir le pouvoir étatique, produisent une «théologie» de haine, d’intolérance, de violence absolue et systématique. Ses victimes ne sont pas seulement les représentants de l’autorité étatique, certes dictatoriale, mais également l’élite intellectuelle, stigmatisée comme démocratique et laïque, mais encore contre la population civile, décrétée impie, parce que ne prenant pas les armes contre les autorités étatiques. L’application de cette conception totalitaire a coûté très cher au peuple algérien.
L’idéologue de l’establishment impérialiste (Samuel Huntington) et les idéologues de la théologie totalitaire islamique (Sayyid Qutb, Hassan Albanna, etc.) sont d’accord : le premier parle de «choc des civilisations» et de «guerre au terrorisme islamique», tandis que les seconds évoquent la guerre sainte contre les mécréants («jihâd»). En réalité, ces deux adversaires masquent leur but identique : mettre la main sur les richesses naturelles des nations musulmanes et exploiter leurs peuples, dominés soit par l’empire états-unien, soit par l’empire du califat. Dans les deux cas, impérialisme.
Cette «théologie» islamique et cette idéologie du «choc des civilisations» présentent des caractéristiques. 1) Elles disposent de puissantes sources financières, donc de moyens de propagande dominants. 2) Elles sont totalitaires, mais de manière différente : la «théologie» islamique se cache derrière la volonté divine, dont elle s’autoproclame l’unique interprète et représentant ; au contraire, l’idéologie du «choc des civilisations» prétend défendre la «démocratie», avec les résultats constatés, de l’Afghanistan à la Syrie. 3) «Théologie» islamique et idéologie «civilisatrice» emploient principalement la violence pour faire triompher leurs conceptions : la «théologie» islamique par l’intervention d’organisations terroristes, et la conception «civilisatrice» par l’intervention des services secrets et des armées impérialistes, sans oublier la manipulation, quand pas la création d’organisations se présentant comme «islamistes», afin de détruire les Etats-nations pour y établir des oligarchies-mercenaires, à l’exemple des oligarchies pétrolifères du Moyen-Orient.
Par conséquent, puissantes sources financières, puissantes organisations et recours à la violence expliquent la prédominance de l’islamisme totalitaire et de l’idéologie «civilisatrice» impérialiste.
Théologie et conception libératrices
On comprend, donc, sinon l’absence, du moins l’existence toute relative d’une théologie musulmane, d’une part, et, d’autre part, d’une conception laïque, chacune d’elles visant à l’émancipation des peuples contre toute forme de domination.
Concernant les conceptions laïques émancipatrices, la faillite de la théorie marxiste a gravement démobilisé, désorienté, fragmenté et diminué toute conception laïque visant à la libération des peuples. La conception alternative qui aurait pu avoir du succès, l’autogestion sociale, fut vaincue, non seulement par des forces capitalistes, mais également par des forces marxistes, toutes les deux partageant la même mentalité de caste autoritaire hiérarchique. Quant à une théologie émancipatrice musulmane, elle eut moins de succès encore que la théologie de la libération chrétienne.
Cette dernière apparut dans les années 1960, se manifestant clairement au service des opprimés dans le monde. Elle donna des résultats appréciables, notamment en Amérique latine. Malheureusement, l’arrivée de Jean-Paul II comme pape mit fin à cette théologie libératrice. Cependant, cette dernière montra la possibilité d’être croyant en une religion, tout en agissant pour l’émancipation des peuples.
Quant à la religion musulmane, des tentatives émancipatrices eurent également lieu. Dans la contribution précédente fut signalée l’existence de Gamal Al-Banna (2). Malheureusement, cette théologie musulmane émancipatrice eut, et continue, à subir une triple hostilité : celle des partisans de la «théologie» islamique totalitaire, celle des gouvernants dictatoriaux des nations à majorité musulmane, et celle des impérialistes. Et tous les trois recourent principalement à la violence dans la réalisation de leur but.
Signalons, également, les partisans d’une certaine forme d’athéisme : en son nom, ils condamnent de manière absolue toute croyance religieuse, la considérant uniquement comme forme d’aliénation et d’«opium du peuple». A ces intransigeants, rappelons un fait historique. A l’époque de l’Association internationale des travailleurs, fondée à Londres en 1864, un débat eut lieu : faut-il ou non accepter l’adhésion de travailleurs qui ont une foi religieuse ? On prit la décision de les accepter. Sage décision.
En effet, ce qui importe le plus n’est pas d’avoir ou pas une foi religieuse, mais si celle-ci sert ou pas l’émancipation sociale. L’histoire prouve qu’elle peut la servir, et elle servit durant la Guerre de libération nationale algérienne, comme on le verra ci-dessous.
Par conséquent, les non-croyants qui condamnent toute conviction religieuse en tant que telle, sans tenir compte si celle-ci empêche ou favorise l’émancipation sociale, ces non-croyants font, en réalité, le jeu du «choc» des civilisations et des religions. Car ces non-croyants placent les enjeux sur ces deux terrains, alors que les véritables enjeux sont sur le terrain de l’oppression sociale des peuples.
Voici le plus gros problème : les partisans d’une théologie religieuse émancipatrice risquent d’être menacés par le recours à la violence contre eux de la part de leurs adversaires.
La théologie chrétienne de libération eut ses martyrs. Oscar Romero, archevêque de San Salvador, défendait les droits de l’homme, notamment ceux des paysans. Il fut assassiné en pleine messe. D’autres curés et prêtres de la même tendance furent également assassinés. Don Helder Camara, évêque catholique brésilien, déclara : «Quand je donne de quoi manger aux pauvres, on dit que je suis un Saint. Quand je demande pourquoi les pauvres n’ont pas à manger, on me traite de communiste.» D’où les hostilités qu’il eut à affronter.
Une théologie émancipatrice a des points communs avec une conception laïque également libératrice, notamment le socialisme. Précisons qu’il ne s’agit pas de celui pratiqué par les oligarchies de capitalisme étatique (les soi-disant pays «socialistes), mais du socialisme entendu dans sa signification authentique de partage équitable de la gestion étatique, et donc économique et culturelle. Ainsi, l’on comprend un fait : la théologie totalitaire condamne en même temps les dictateurs militaires, les laïcs, les socialistes, les communistes et les religieux de conception émancipatrice des peuples.
Clarification
Une personne réellement soucieuse du peuple ne devrait-elle pas soutenir toute conception, laïque ou religieuse, qui favorise la libération des peuples de toute forme d’oppression, et, par là même, ne plus faire de la religion un problème conflictuel ? En effet, supprimez l’oppression des peuples, et vous n’aurez plus de problème de «religion», ni de «civilisation» ! Ces dernières existeraient dans le respect réciproque.
En Algérie, une clarification se ferait : elle distinguerait un islamisme (ou théologie) totalitaire d’une théologie musulmane émancipatrice. Certains laïcs sauteraient de surprise indignée, parce que le mot «théologie» ou/et celui de «musulmane» soulèverait leur soupçon («Ah ! Encore une manipulation de pro-islamiste !»). Cette réaction est une erreur d’appréciation, une vision superficielle de la réalité. En effet, si la religion chrétienne a pu produire, malgré ce qu’elle pratiqua comme monstruosités totalitaires dans le passé, une théologie de la libération qui eut des résultats positifs, pourquoi la religion musulmane, – qui fut instrumentalisée de manière totalitaire pour produire également des monstruosités -, ne serait-elle pas capable de la même innovation émancipatrice ? Pourtant, de Ibn Rouchd à Gamal Al-Banna, jusqu’à l’Algérien Mohamed Arkoun, on trouve dans la religion musulmane les éléments pour promouvoir une théologie musulmane de libération sociale.
Voici un exemple spécifiquement algérien. Avant le déclenchement de la Guerre de libération nationale, la version islamique dominante s’accommodait du colonialisme au point qu’Ibn Badis affirma que la France était «notre mère protectrice» ! (3) Cependant, les nationalistes parvinrent à encourager une conception musulmane patriotique, jusqu’à faire servir la foi religieuse du peuple à la libération nationale de la patrie. Notons ceci dans la Déclaration du 1er Novembre 1954. «But : l’Indépendance nationale par : – La restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. – Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions.» Le second alinéa supprime toute ambiguïté : il affirme un islam émancipateur. Ainsi, le Front de libération nationale réalisa une solidarité réelle entre religieux et laïcs au service de l’indépendance nationale. L’actuel mouvement populaire ne concrétise-t-il pas, déjà, ce genre positif d’alliance ? Ne s’agit-il pas, alors, d’en prendre une pleine conscience, en dehors de tout dogmatisme simpliste, pour agir en faveur de l’émancipation démocratique et sociale du peuple ?
K. N.
(1) «L’islamisme politique : 1. Situation algérienne» et «L’islamisme politique : 2. Etat et dissidence en islam» respectivement in http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/02/l-islamisme-politique-1.situation-algerienne.html et http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/03/l-islamisme-politique-2.etat-et-dissidence-en-islam.html
(2) «Etat et dissidence en islam», http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/03/l-islamisme-politique-2.etat-et-dissidence-en-islam.html
(3) Combien la conception d’Ibn Badis était favorable à la présence coloniale, on peut le constater en visionnant à ce sujet les vidéos de Rafaa 156JZR.
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