Le médecin, ce bouc-émissaire éternel
Par Dr Aziz Ghedia – Je me rappelle, comme si cela datait d’hier, que dans la soirée du 19 mai 2001, la Télévision algérienne nous avait gratifiés d’une émission qui, sans exagérer, avait fait exploser l’audimat. Car, le lendemain, dans mon entourage, tout le monde en parlait. Pourtant, ce jour-là, sur les chaînes françaises, il y avait un grand choix de films. Et pour cause, le thème choisi traitait de la responsabilité médicale. En tant que médecins, donc concernés, nous ne pouvions rester indifférents. Sur le plateau, il n’y avait qu’un seul praticien, qui plus est n’a pas su défendre comme il se doit la profession.
Face à lui, un avocat, peut-être pour des raisons publicitaires, donnait l’impression d’avoir une dent contre les blouses blanches. Il ne cessait de répéter qu’«il faut sanctionner les médecins», coupables, à ses yeux, de fautes médicales commises délibérément. Je ne nie pas le fait que, comme dans toutes les professions, il y a parfois des erreurs en médecine. L’erreur est humaine. Je sais, par ailleurs, qu’une erreur médicale a parfois des conséquences dramatiques. Parfois, elle se solde même par la mort du malade. Est-ce une raison pour jeter l’opprobre et l’anathème sur des médecins dont le rôle est avant tout d’apporter soins et réconfort aux patients ? Avant de juger, il faut d’abord voir dans quelles conditions exerce le personnel soignant. Que ce soit dans les secteurs public ou privé, le médecin est confronté à de nombreuses difficultés. Nier cette évidence est une erreur.
Nul n’est au-dessus de la loi, dit la loi. Et le médecin est un citoyen qui doit répondre de ses actes devant la justice. Mais encore faudrait-il prouver que son intention était de nuire. Or, à ma connaissance, le médecin est animé avant tout par le devoir de bien faire et ne pense nullement causer du mal au malade. Même si d’un geste peut-être maladroit il peut résulter des conséquences fâcheuses pour le malade, cela ne doit pas faire de lui un criminel, ni un justiciable de droit commun. Il doit être jugé d’abord pas ses pairs, n’en déplaise à l’avocat en question. Il existe dans notre pays, comme partout ailleurs, un Conseil de l’ordre des médecins dont le rôle est justement de veiller à la moralisation de la profession médicale. Il est vrai que jusqu’à l’heure actuelle ce Conseil n’est pas très actif, en particulier dans ce domaine, mais cela ne saurait tarder.
Personnellement, en tant que chirurgien, j’ai toujours su que le mieux est l’ennemi du bien. C’est le b.a.-ba de la chirurgie. Mais il arrive parfois, pour des raisons données, qu’on néglige ce principe et en particulier lorsqu’il s’agit d’une «relation». Là, un problème surgit. En voulant faire «bien», le médecin se retrouve, par la force des choses, face à un sérieux problème de conscience : n’aurais-je pas pu faire mieux ? C’est avec ce genre de questionnement que la conscience le torture pendant longtemps.
Je ne sais plus quel philosophe a dit : «Dieu, épargne-moi des souffrances morales, les souffrances physiques, je m’en charge !» Cela pour mettre en exergue le fait que la souffrance morale est parfois pire qu’un handicap physique dont pourrait souffrir le malade suite à une erreur médicale malencontreuse commise par son médecin. Comment ose-t-on alors traîner les médecins dans la boue et les considérer comme des criminels ? Notre ami l’avocat ne l’avait pas dit textuellement, mais il l’avait sous-entendu. Voudrait-il appliquer la loi du talion, c’est-à-dire œil pour œil et dent pour dent ? Cela ne servirait ni le malade ni la médecine.
Bref, la chasse aux sorcières – bien que les médecins ne soient pas des sorciers – ne doit pas être la politique à suivre. Si on devait appliquer cette loi avec toute sa rigueur, quel serait alors le sort de certains vrais charlatans et autres rebouteux qui, à force d’encarts publicitaires dans la presse, attirent les «clients» par centaines, au su et au vu de tout le monde ?
Aujourd’hui que les choses semblent s’améliorer un tant soit peu avec l’ouverture des cliniques privées, c’est à une levée de boucliers qu’on assiste. On crie au scandale. C’est un acquis de la Révolution qui est remis en cause diront certains qui, pourtant, pour une simple carie dentaire n’hésiteraient pas à aller en Europe.
Le médecin privé est suspecté de s’intéresser beaucoup plus à l’appât du gain qu’à une réelle prise en charge du malade. Or, malgré un recul pas encore suffisant, l’expérience montre le contraire. Les malades fuient les hôpitaux publics et mettent tous leurs espoirs sur les médecins du secteur privé. Avec le temps, concurrence oblige, les choses vont sans aucun doute s’améliorer davantage.
Les prophéties ne sont pas mon fort. Je ne suis pas Nostradamus. Mais j’ai vu un jour, dans mon rêve, des Français venir se faire soigner dans notre pays. J’étais perché sur un rocher surplombant la mer, du côté de Ziama-Mansouriah, mon village natal, et je regardais loin vers l’horizon. Il faisait beau et la mer était d’un calme plat. Soudain, apparurent au loin des bateaux blancs. Toutes voiles gonflées, ils s’approchaient lentement du rivage. Puis, ce qui était d’abord des clameurs se fit plus distinct : «Terre, terre, nous sommes sauvés !» Les bateaux s’échouèrent sur la plage, non loin de moi, et laissèrent débarquer leur cargaison humaine. Ces hommes étaient tous en loque, ébouriffés, hirsutes et atteints de difformités monstrueuses. Certains arrivaient à peine à se tenir debout car ils étaient amputés et, en guise de prothèse, ils portaient des jambes en bois. D’autres sautillaient sur le sable brûlant car ils étaient pieds nus. L’un d’eux ressemblait à s’y méprendre au bossu de Notre-Dame de Paris, le héros de Victor Hugo. Devant ce spectacle horrible, j’étais comme pétrifié.
Dans mon for intérieur, je n’arrêtais pas de dire «mais, en 1830, les Français avaient débarqué à Sidi Fredj, pourquoi ont-ils choisi, cette fois-ci, la plage de Ziama ?» Alors, comme s’il lisait dans mes pensées, celui qui devait être leur responsable s’approcha de moi et me dit : «Voyez-vous, Monsieur, dans quel état nous sommes ? N’ayez donc pas crainte, nous n’avons pas d’intentions belliqueuses envers votre peuple. Si nous sommes là, c’est parce que nous sommes malades. Nous sommes venus pour des soins. On nous a dit que dans votre pays la médecine faisait des miracles, qu’elle rendait la vue à l’aveugle et le mouvement au paralysé.»
Mon rêve fut interrompu par la sonnerie du téléphone. Vers 5 heures. On me demandait à la clinique pour une urgence chirurgicale. Tel était mon rêve. Il y a vingt ans.
Qu’y a-t-il de changé depuis ? Rien. Absolument rien. Nos hôpitaux n’ont pas encore fait le saut qualitatif attendu d’eux. Pour de multiples raisons. Les médecins sont toujours les boucs-émissaires de tous les ratages, de toutes les mauvaises réformes de la santé entreprises par les différents gouvernements qu’a connus l’Algérie depuis ces deux dernières décennies. Nos responsables politiques, pour le moindre mal, prennent l’avion et vont se remettre d’aplomb ailleurs.
A. G.
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