A la source du mouvement citoyen
Par Saadeddine Kouidri – Le 22 février 2019, de jeunes Algériens se sont révoltés pacifiquement contre le 5e mandat de Bouteflika. Par le nombre et le courage, ils ont imposé leur marche pacifique dans la place publique. Ils entamaient sans le savoir une période de transition politique qui allait durer plus d’une année. Après quelques semaines, le vice-ministre de la Défense, pour sa sauvegarde et celle de son état-major, évacue le Président grabataire sous couvert de démission le 2 avril, tout en neutralisant les prétendants au trône et leurs alliés. Il assume le poste vacant pour écourter la transition que les jeunes tentent de prolonger dans le temps et l’espace, prenant le plaisir de marcher, le vendredi et le mardi, tout en criant leur haine contre le système corrompu et clamant leur amour pour leur patrie en brandissant les portraits des révolutionnaires du 1er Novembre 54, contrairement au projet de la nouvelle Constitution qui, dès le préambule, met à mal l’opportunité du déclenchement de la Révolution et jette le doute sur le bien-fondé de la date historique du 1er Novembre 54, donnant le change à la réaction pour consolider la réconciliation de Bouteflika avec l’islamisme et empoisonner l’histoire récente du pays.
La meilleure preuve de cette mithridatisation est dans la promotion que le Président avait confiée à Ouyahia, celle d’accueillir Madani Mezrag, chef de l’AIS, comme personnalité nationale. C’est sur un tel acte que les responsables doivent être jugés comme doivent être jugées toutes les injustices et particulièrement tous les tortionnaires. Pour cela, et ne serait-ce que pour cela, on doit faire de la marche du vendredi une agora qui aurait comme lieu le centre des villes et des villages. Ce n’est que comme cela que le pouvoir peut bénir ce mouvement citoyen.
Quand l’armée tentait d’écourter la transition, les jeunes étendaient dans l’espace et à plus d’affluence, alors que des partis politiques, des associations et d’anciennes personnalités du sérail… tentaient de la récupérer.
La question est de savoir à quel moment l’armée est dans son devoir d’intervenir. C’est à cette question que le projet de Constitution devrait répondre. Ce projet doit légitimer l’intervention de l’ANP de 1992 sachant qu’une caserne à Guemmar a été attaqué par des terroristes affiliés au FIS. Connaissez-vous un seul pays qui n’aurait pas dissous le parti qui attaquerait sa propre armée ? Il faut rappeler que l’attaque contre un poste militaire à Guemmar a entraîné la mort de huit soldats, remonte au 29 septembre 1991 alors que le processus électoral n’a été interrompu que le 11 janvier 1992. Tout en rappelant que l’armée qui torture perd sa dignité et celle qui utilise la force envers son peuple perd sa crédibilité.
Objectivement, on peut affirmer que l’attaque de Guemmar a été précédée et suivie d’autres crimes sur les civils bien avant les élections. Après ces dérives, on peut affirmer que la dissolution du FIS a pris beaucoup de retard. Ce retard continue à porter préjudice à l’armée car il laisse croire que l’unique raison, à ce jour, est l’interruption du processus électoral.
C’est ce que Bouteflika utilisera comme une épée de Damoclès pour menacer les généraux janviéristes d’une éventuelle convocation au Tribunal pénal international s’ils ne se soumettaient pas à ses ordres et à ses désidératas.
Les rédacteurs du projet de la Constitution, à l’instar de Bouteflika, n’entendent pas accuser les coupables de la décennie meurtrière, bien au contraire. A ce sujet, les juristes ne semblent pas neutres, car ils s’inspirent de la badissiya, non pas celle d’Ibn Badis mais de ses prédécesseurs qui n’ont pas cessé de lui porter préjudice en lui attribuant un rôle politique majeur, lui qui excellait juste dans la sphère culturelle et qui avait jugé que l’émancipation du peuple passe par le savoir, sauf qu’il a dû oublier ou ignorer qu’en 1830 le peuple algérien était plus émancipé que le peuple français !
Le projet de Constitution jette le doute sur le fait historique que Boudiaf et ses camarades «ont osé ce que nul, parmi les plus intelligents, les mieux informés du train politique, n’aurait osé à leur place. Et cela leur sera toujours compté à gloire. Le peuple ne l’oubliera pas», écrivait Jean El-Mouhoub Amrouche qui rapporte dans son livre intitulé Journal 1928-1962 : qu’«aucun pays ne se comprend, s’il n’est considéré comme parti d’un continent, car chacun des continents de la planète a sa personnalité, sa psychologie, sa destinée, sa loi d’évolution». Contrairement à nos «oulémas» qui mettent en premier la race et la religion jusqu’à les inscrire dans la mère de nos lois, contrairement à la déclaration du 1er Novembre 1954, fondatrice de notre Etat moderne qui donne suite à celle de l’Emir Abdelkader et de tous nos héros depuis la nuit des temps. Nos savants juristes préfèrent continuer à envelopper l’Etat dans une religion sous la dictée de leurs maîtres qui sont la source de tous les malheurs du pays et des quatre mandats de Bouteflika. Ils nous imposent leur idéologie de docteurs de la bourgeoisie, à l’image de ceux qui comparent le Covid-19 à Satan.
Satan est un mot et Covid-19 une matière. Le mot ne meurt pas, contrairement à la matière. A force de mélanger science et religion, la matière et l’idée, les «oulémas» perdent le nord.
Amazigh, arabe, musulman ne peuvent être les attributs de tous les Algériens, contrairement à Africain, Méditerranéen, Maghrébin.
Aux déformations de l’identité s’ajoute la guerre des mémoires que nous livre la réaction qui a comme stratégie d’ignorer et, dans le meilleur des cas, d’entretenir la confusion pour que le terrorisme en Algérie ne soit pas inscrit sur le bilan de l’islamo-politique, dans le but de l’imputer à l’ANP, et aux éradicateurs tout en aidant la France à soustraire, les crimes de la colonisation, du bilan de son œuvre «civilisationnelle». Jeter le doute sur le bien-fondé de la date de la lutte de libération nationale enrichit cette stratégie de la guerre des mémoires que nous livre sans discontinuité l’ancien colonisateur. Il suffit de rappeler que leur ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’était prononcé pour la transition. Ceci suffit pour avoir la puce à l’oreille. Sa transition consiste surtout à voir l’Algérie sortir de la Constitution pour mettre out l’ANP de la scène politique et doter le Hirak de dirigeants désignés par des ONG qui remettront le pouvoir à des hommes sans organisation éprouvée et sans élection pour nous cheminer vers le sort de la Syrie avec la Russie en moins et le royaume du Maroc en plus.
A un moment, ceux qui confondaient les objectifs de la transition devenaient craintifs. Paternalistes, ils ne critiquaient pas la réaction et les réformistes mais le Hirak au comble de le doter d’idéologues, de leaders, de sujet à la manipulation, c’est-à-dire mineur qui rappelle l’indigène. Ils n’adressaient pas leurs «leçons» aux ennemis mais au peuple, cet acteur de l’histoire. Ils critiquaient la transition des partis, à juste titre, sauf qu’ils la confondaient avec celle du Hirak et à leur tour ils l’affaiblissaient tout en lui attribuant des éloges, à l’instar du pouvoir actuel.
Les quatre mandats de Bouteflika adossés à la réconciliation avec l’islamisme en corrélation avec la corruption ont duré vingt ans. Le Président et son opposition ont fini par évacuer le peuple de toute organisation politique. On revenait au temps de Chadli avant Octobre 88 privant les jeunes de la liberté de voyager et de la liberté d’entreprendre. Le secteur de l’économie était livré aux corrompus, augmentait le chômage et la précarité de l’emploi. La relation sentimentale était minée de tabous et de religiosité (pas de campagne dans la vie sans le mariage). L’amour demeurait clandestin, confiné. Les jeunes ne pouvaient accéder pleinement aux plaisirs et à l’affection. Le rêve est parfois dans l’écran d’un cinéma étranger. Et si on allait voir ailleurs, se disent-ils. Le voyage leur est interdit, ils prennent le risque et brûlent leur identité, c’est ce qu’on nomme les haraga. La harga devient pour cette raison et d’autres un palliatif à la folie dont parle Sebti, notre cher et regretté poète, quand il écrivit dans les années 1970 : «Et les insurgés/Ont pour destinée la folie.»
Des séquences du film de Mustapha Kessous nous rappellent cette poésie des années 1970. Le baiser en public et son image étaient interdits dans la télévision algérienne. Depuis, le pouvoir algérien est passé de la censure à la «sensure», jusqu’à nous faire prendre les vessies pour des lanternes.
Le Hirak est, comme son nom l’indique, en arabe un mouvement, et le mouvement est naturellement en perpétuel changement. La seule façon de l’aider est de commencer par abroger l’article 2 de la Constitution et le code de l’infamie qui ont muselé les libertés et particulièrement celle de l’artiste. Seul le bon cinéaste est capable de nous montrer décemment et dignement l’intimité de l’Algérien. Si certains n’avaient pas perdu le sens du film de Kessous ils auraient été choqués de ce que révèle la jeune fille, de cette «fouille bizarre», comme elle dit. Le rejet par certains du film L’Algérie, mon amour a comme raison principale le choix de membres appartenant exclusivement à la famille qui avance.
La malice est une pratique courante sur les plateaux de cinéma. Le réalisateur ne dévoile pas sa véritable intention pour pouvoir filmer le vraisemblable. Ce n’est pas tout à fait le cas de Kessous mais, personnellement, je mets les abus, si abus il y a, sur ce registre, sauf celle de déculpabiliser les terroristes par l’arrêt électoral car il a su transformer des figurants en de fulgurants et splendides acteurs et actrices campant l’insurgé-e, le militant-e, l’historien-ne, le libéré, la libérée en héros du Hirak qui en compte des millions.
On avait offert aux révoltés d’Octobre 88 le multipartisme qui était un acquis pour les plus âgés comme on offre aujourd’hui le Hirak en souvenir dans le projet de la Constitution. La réaction et Chadli à leur tête, après avoir torturé et leurré son monde, s’est rebiffé et avait lesté le multipartisme en permettant l’utilisation de la religion par les partis politiques, limitant l’alternance, au parti Etat, adjoint de parti islamiste, de sociaux de démocrates du «qui tue qui» et d’affairistes, avec qui le pouvoir était prêt à partager certaines prérogatives à travers les élections qu’il organisait le plus régulièrement du monde avec l’intention de ne jamais céder le pouvoir politique.
Si aucune organisation ne portait plus les aspirations du peuple, voilà que la majorité de la jeunesse a su porter les siennes en ce 22 février dans le lieu public bravant et vainquant la peur pendant plus d’un an. C’est une demi-victoire qui ne sera complète que lorsque les slogans de l’Algérie démocratique, sociale, écologique et laïque deviendront un leitmotiv populaire, sinon la remise en cause sera aussi facile que ne l’a été celle d’Octobre 88 à moins d’éterniser la marche du vendredi et en faire une Agora.
La victoire des jeunes d’Octobre a été transformée en échec par le président Chadli qui a légitimé le Front islamique du salut (FIS) alors que la Constitution interdisait la pratique de la religion en politique. Le président Tebboune n’a pas encore fait le geste qui permet d’entrevoir un changement en faveur du peuple dans le domaine politique. Deux Premiers ministres, ministres et généraux en prison semblent comme un nettoyage des écuries d’Augias. Seulement, l’accusation politique n’est pas le principal acte au tribunal. Elle est plutôt d’ordre économique dans la majorité des cas avec, en sus, l’absence du principal coupable qui est le Président déchu. C’est ce qui entame le moral du peuple, sachant qu’il est la source du Hirak.
S. K.
Comment (2)