Pour une identité algérienne inclusive et apaisée
Par Saâd Hamidi – Comment l’Algérien est devenu algérien ? Nous allons tenter de répondre à cette question inspirée du livre de Jared Diamond [1] qui se demandait comment la Chine est devenue chinoise ou comment l’Afrique est devenue noire. [La thèse centrale du livre porte essentiellement sur la domination de l’Occident et comment celui-ci s’est imposé et a colonisé le reste du monde. A cet effet, le verdict de l’auteur est sans appel : [Bref, la colonisation de l’Afrique par l’Europe ne s’explique en rien par des différences entre Européens et Africains eux-mêmes, ainsi que le prétendent les racistes blancs. Elle a plutôt été le fait d’accidents de la géographie et de la biogéographie – en particulier de la superficie, des axes et des suites de plantes et d’animaux sauvages différents de chaque continent. En d’autres termes, les trajectoires historiques différentes de l’Afrique et de l’Europe procèdent en dernière instance de différences «immobilières»]. Dont acte !
A mon avis, cette question, loin d’être anodine, pourrait constituer, parmi tant d’autres, l’incipit du récit collectif national centré essentiellement sur la lutte de libération nationale puisant ses racines dans les divers soulèvements depuis 1830 jusqu’à l’avènement du Hirak. Notons que celui-ci reste unique dans sa durée et sa diversité comme dans sa détermination et sa vigueur, comme l’a été dans les affres l’épopée de notre soulèvement révolutionnaire le 1er novembre 1954. Ceux qui parient aujourd’hui sur l’échec supposé du Hirak auraient parié, certainement, hier sur l’échec du déclenchement de notre glorieuse Révolution puisque nous n’avions que quelques fusils d’assaut en face du quatrième arsenal de guerre dans le monde de l’époque. Et pourtant, quelques années plus tard, la liberté était au bout de ces mêmes fusils si peu nombreux mais, farouchement, indomptables et réfractaires à la soumission à l’ordre colonial et son arrogance. Dans la vie des nations, il y a des sursauts collectifs qui relèvent de l’ordre de l’existentiel et qui sont indispensables et nécessaires à leur survie pour ne pas sombrer dans l’effondrement.
Venons-en maintenant à la question posée et plus particulièrement à l’identité. Un exemple pour commencer et, pour ne citer que deux illustres personnages parmi tant d’autres. Qui peut dire que Maurice Audin ou Frantz Fanon ne sont pas Algériens ? Pourtant, ils ne sont ni Berbères, ni Arabes, ni musulmans ! Le général félon Bellounis, lui, était berbère, arabe et musulman ! Mais il ne peut prétendre à être Algérien tout comme les harkis d’ailleurs !
Certains diront que l’identité ne peut être que physique. C’est ce qui caractérise l’unicité de notre individualité comme l’ADN, l’iris, l’empreinte digitale et la couleur de la peau. A côté de notre individualité, il y a notre Moi. Celui-ci n’a aucune permanence, il est continuellement le réceptacle de souvenirs et d’images fugaces qui sont l’expression de notre interaction avec notre environnement. Confondre le Moi et l’identité, c’est faire fausse route dès le départ et prendre la mauvaise direction. Ou pour paraphraser Camus, mal nommer les choses c’est ajouter à la confusion du monde. Donc, le discours sur l’identité individuelle comme collective tel qu’il a été considéré par certains de nos compatriotes n’est que pure illusion. Le génie du Hirak est venu remettre les choses à l’endroit pour bien les nommer afin d’éviter la dispersion de nos énergies. Il apparaît clairement que la question centrale est donc l’injustice et non la culture ! Du moins, dans une première approche.
Dans la culture occidentale dominante, il y a souvent une tendance à confondre, pour ne pas dire restreindre, l’intelligence à l’intellect. Alors que l’intelligence est plutôt systémique, l’intellect revêt un caractère particulier et spécifique. L’éducation, basée foncièrement sur une approche aristotélicienne ensuite cartésienne, y a joué un grand rôle. Si on prend l’analogie suivante qui considère l’intellect comme un couteau, dixit le sage indien Sadhguru, alors, plus le couteau est aiguisé plus la dissection est meilleure, c’est-à-dire plus l’analyse est profonde. L’étymologie du mot analyse est formée d’un terme grec «analusis» qui signifie «décomposition», lui-même formé à partir d’un verbe simple «luein» qui signifie «décomposer».
Métaphoriquement, on peut se permettre de dire que l’identité, telle que comprise dans le discours habituel, c’est la main qui tient le couteau et donc de dire finalement que l’intellect est au service de l’identité. Tout sera ramené à l’aune de cette identité, et tout processus d’analyse tentera de lui donner de la consistance, et justifiera donc ses symboles, sa mythologie, ses errements et son auto-glorification. C’est un processus sans fin, les mécaniciens diront une vis sans fin.
Très schématiquement et sans rentrer dans les détails, en arabe on dit a’aql pour intellect. Il y a un beau jeu de mots en arabe qui dit en substance ceci : ceux qui prétendent raisonner (dans le sens intellect) sont enchaînés par leur intellect [Ma’aquoulina bi ouqoulihoum] [2]. Rousseau le dit autrement : «J’admire les paysans, ils ne sont pas assez intelligents pour raisonner de travers.»
L’identité, ce n’est rien d’autre que des souvenirs, des émotions, des états d’âme. C’est comme un oignon avec ses différentes couches ; le Moi, c’est donc le cœur de l’oignon, c’est-à-dire rien. Il en va de l’identité individuelle comme il en va de l’identité collective. De plus, de quelle identité on parle : identité religieuse, linguistique, géographique, historique, spirituelle, etc. Réduire l’identité à une ou à deux dimensions, c’est amputer l’Algérien dans tout ce qu’il a de diversifié. Il y a pléthore d’identités mais celle du destin commun est la plus importante de toutes et la manière dont on présente le problème de l’identité en dit long sur les intentions réelles ou cachées !
Il ne faut surtout pas accorder de caractère absolu à ce qui nous définit. Car, comme l’a expliqué J. Diamond, ce qui nous différencie des autres ce ne sont nullement des caractères innés mais c’est plutôt la terre, la géographie et les conditions historiques qui nous forgent et nous façonnent. Et pour ne parler que des conditions de l’histoire récente, on se sent tous habités – à des degrés divers bien sûr – par le sourire de Larbi Ben M’hidi, et je peux encore imaginer et vibrer à son rêve d’une Algérie libre, surtout lorsque je vois sa sœur raviver la flamme du Hirak à travers les ruelles d’Alger.
Dans cet effort de déconstruction, j’essaye de montrer que le noyau constituant la personnalité de l’Algérien se compose essentiellement de l’islam, de la berbérité et de l’arabité. Selon l’espace et le temps, une des trois dimensions émerge par rapport aux deux autres. Pour faire court, disons que l’Algérien type est celui qui vit dans l’harmonie ces trois dimensions. Mais pourquoi la dimension de l’islam ? C’est parce que notre imaginaire collectif est habité par des référents religieux islamiques forts que l’on soit du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest et ceci même si on est athée ou d’une autre culture religieuse. De plus, c’est la lutte de libération qui a servi de moule – de colle et de lien – à ces trois dimensions. Et c’est pour cette raison que Maurice Audin, Claudine Chaulet et autres ont toute leur place parmi nous, même s’ils ne sont ni arabes, ni berbères, ni musulmans. Bref, la lutte de libération nous a marqués dans notre chaire, elle a laissé des stigmates et des blessures béantes et c’est ce qui fait que l’Algérien court secourir son compatriote lorsqu’il est dans le besoin parce que sa mémoire porte encore inconsciemment la douleur des autres. Devant ce vécu, je ne peux m’empêcher de penser à la théorie des neurones miroirs ! Mais ceci est un autre sujet en soi.
Toutes les langues sont sacrées
La langue nous permet d’appréhender le réel et de décrire nos émotions, nos espoirs, nos peurs, et nos amours. En ce sens, toutes les langues sont sacrées parce qu’elles participent du sacral, c’est-à-dire du divin qui est en l’Homme. Mais le degré de nuance pour appréhender le réel dans toute sa complexité fait que certaines langues ont plus de capacité à signifier et à saisir cette complexité. Pour René Guénon, la langue peut être regardée comme une image ou un reflet de la langue originelle, laquelle est la langue sacrée par excellence. Il y a aussi l’aspect de la forme symbolique des signes employés pour l’écriture ainsi que la correspondance des nombres avec les lettres, et par conséquent avec les mots composant celle-ci. D’après R. Guenon, l’arabe fait partie de cette catégorie de langues.
Si je reviens à mon analogie, je dirais que les divers parlers font partie de nous et on doit leur aménager de l’espace pour qu’elles s’expriment librement et sans entrave aucune ; l’arabe, quant à elle, constitue le ciment qui lie les Algériens entre eux. La langue berbère et la langue arabe doivent cheminer en complémentarité au lieu d’évoluer dans une espèce de polarité stérile. Les méthodologies techniques doivent proposer une approche pour la langue berbère en caractères arabes – vu la proximité phonétique et l’interdépendance culturelle – en visant un meilleur équilibre entre les différents parlers en Algérie. Le lecteur aura remarqué que je ne fais pas mien le vocable amazigh parce qu’il ne repose, à mon sens, sur aucun fondement tangible, concret et spécifique. Le parler amazigh est un parler local marocain au même titre que beaucoup de parlers au Maroc. Il ne doit prétendre, à mon sens, à aucune dimension maghrébine, encore moins universelle. Par contre, les langues berbère et arabe partagent un legs commun. Comme le disent joliment, et à juste titre, certains linguistes la langue berbère est la mémoire de la langue arabe. Pas sous l’angle de l’emprunt mais du fait que le berbère utilise des mots arabes anciens que les Arabes eux-mêmes n’utilisent plus de nos jours.
Quant à la darja ou dziria à laquelle certains de nos compatriotes tentent de lui donner quelques lettres de noblesse, c’est comme vouloir se passer d’une voiture confortable moderne pour utiliser un carrosse. Ou bien c’est comme si vous voulez utiliser le boulier au lieu d’utiliser la calculatrice de votre IPhone. On peut utiliser le carrosse ou le boulier mais nous serons comptables et imputables du rythme de notre développement. Il fut un temps où un problème similaire était sérieusement posé : fallait-il utiliser la roue ou le chameau [3] ? Vu les caractéristiques géographiques et autres paramètres, le choix du chameau dans son temps était rationnel et s’est imposé et l’étude référencée ci-dessous le documente bien, mais la civilisation arabo-musulmane a accusé un sérieux retard depuis et qu’elle n’arrive toujours pas à combler !
A titre d’exemple, dans les parlers des Hauts-Plateaux, tous les mots ou presque prennent leurs racines dans l’arabe ancien. Et à part la tournure de quelques idiomes et quelques expressions très spécifiques, il y a bijection parfaite entre ces parlers vernaculaires et l’arabe classique. La dziria emprunte à plusieurs parlers locaux, donc se pose forcément le problème de la cohérence dans toute sa dimension ! Encore une fois, une langue vivante et moderne est évaluée par rapport à sa capacité à révéler le potentiel du réel et à l’actualiser dans des mots aussi proches que possible de notre nature ultime (appelons là comme on veut : le divin, Dieu, la transcendance, le sacral, etc.). Il faut le reconnaître, certaines langues collent plus au réel que d’autres, et ce n’est point péjoratif.
Les questions suivantes demeurent posées : peut-on parler des concepts de la mécanique quantique ou de toute autre théorie scientifique où littéraire en dziria sans faire appel à l’anglais, le français ou l’arabe classique pour ne rester qu’à ces langues ? Si on développe la dziria, que fait-on des autres langues vernaculaires qui, forcément, ne s’y reconnaissent pas ? La langue influence la pensée et vice-versa, à ce titre y a-t-il une structure cohérente derrière la construction grammaticale, s’il y en a une ! Je rappelle que pour la langue maltaise qui est très proche de l’arabe maghrébin, et malgré l’effort consenti dès le début du siècle précédent pour la doter d’une structure grammaticale, l’université maltaise utilise de nos jours la langue anglaise pour l’enseignement technique et scientifique. Quant à l’hébreu, ce n’est que vers le Xe siècle que le rabin Saadia Gaon, de son nom arabe Said ibn Yussuf Al-Fayyumi, l’a doté d’une structure grammaticale totalement inspirée de la langue arabe classique !
S. H.
[11] Jared Diamond. De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire. Editions Gallimard, 2000. Titre original : Guns, Germs, and Steel. The fates oh human societies.
[2] Raghib Al-Asfahani, Mufradat Alfaz al-Qur’an (Damascus & Beirut : Dar Al-Shamiyyah, 2002), 578. The root of ‘aql is : restraint (imsak) and seeking to prevent (istimsak), as in : ‘’he hobbled the camel with the harness’’ (‘aqal al-ba’ir bi’i-‘iqal)
[3] Bulliet Richard W. Le chameau et la roue au Moyen-Orient. In : Annales. Economies, sociétés, civilisations. 24e année, n. 5, 1969. pp. 1092-1103.
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