Sortir de la barbarie : militarisation et robotisation (I)
Par Kaddour Naïmi – En ce début du vingt et unième siècle, où en sommes-nous ? Voici une contribution au débat. Seront respectivement exposés la situation actuelle (partie I), un aspect particulier, la culture (partie II), le problème de l’organisation (partie III).
Prémisses
1- Il ne s’agit pas de désespérer (cela porterait à la défaite voulue par l’adversaire), mais de trouver les moyens de riposte adéquate.
2- Il n’est pas question de renvoyer des antagonistes dos-à-dos ; toute remise en cause de l’hégémonie impérialiste états-unienne est utile pour éliminer de la planète ce gendarme-gangster mondial, mais également prévenir l’apparition d’un autre, de forme inédite.
3- Depuis la disparition de l’URSS, le monde est entré dans une époque de capitalisme triomphant et sauvage. Il est semblable à son apparition, mais en plus cruel parce que possédant plus de moyens. Toutefois, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’hégémonie de la nation actuellement dominante, états-unienne, est en déclin. Mais, comme tout empire allant vers sa fin, il recourt à tous les moyens, y compris les plus criminels pour tenter de maintenir sa prédominance. Le monde est donc entré dans une guerre mondiale prolongée, dans tous les domaines, guerre «froide» pour le moment, où l’arme nucléaire tend à être mise en question comme garantie de dissuasion réciproque.
4- Sur la planète, surtout depuis l’échec des expériences «socialistes», l’espoir a disparu, laissant place à la peur et au désespoir chez trop de personnes. L’actuel Covid-19 en est l’aspect apparent de l’iceberg. Partout et toujours dans l’histoire humaine – depuis le dictateur colonisateur, Jules César, et le premier empereur chinois, le dictateur Qin Shi Huang –, la peur citoyenne est l’instrument fondamental de toute forme de tyrannie ; les foules y succombent facilement, victimes de la «peste émotionnelle», décrite par Wilhelm Reich.
Pour ne pas succomber à cette angoisse paralysante et asservissante, il est vital, comme l’expliquait Sun Tze dans son traité, de connaître suffisamment les forces et les faiblesses respectives de l’ennemi et de soi-même. Des deux adversaires, celui qui parvient le mieux à cette connaissance s’assure la victoire. Il faut également ne pas confondre des batailles avec la guerre, mais considérer celle-ci dans toute sa durée ; généralement, elle est de temps long, parfois dépassant une génération humaine, et de formes multiples, la dernière étant le recours aux armes.
Critères comparatifs
Les observations suivantes sont le résultat de la lecture de divers ouvrages, articles de presse et déclarations où sont comparées les nations les plus puissantes sont actuellement en concurrence dans le monde. Celle hégémonique, états-unienne, veut maintenir sa domination coûte que coûte, tandis que deux autres, Chine et Russie, sont décidées à accéder à leur existence dans un monde multipolaire.
Quelle que soit l’idéologie de l’auteur de livre, d’article ou de propos publics, que constate-t-on généralement ? Des comparaisons dans les domaines militaire (combien d’ogives nucléaires), technologique (combien d’inventions et de brevets), économique (chiffres du PIB et autres indicateurs), autrement dit combien le pays comprend de scientifiques, de techniciens, de militaires, d’économistes, etc.
Mais rien, absolument rien concernant combien (certains riront ou ricaneront) de philosophes, de romanciers, de poètes, d’artistes, de psychologues, de psychiatres, d’anthropologues, d’archéologues, de pédagogues, etc. Bref, tout ce qui contribue au développement de la raison, du sens de la justice, de la bonté, de la beauté, de l’utilité bienfaisante, tout ce qui permet à l’espèce humaine de s’affranchir de son animalité brutale, féroce, prédatrice, meurtrière, bref de s’émanciper de la cupidité et de l’ambition d’une minorité au détriment de la majorité, tout cet aspect n’est pas considéré dans la comparaison entre les nations les plus «puissantes» de la planète : les mots civilisation (culture) et barbarie semblent inexistants. (1)
Bien entendu, la valeur d’une société dépend de sa capacité de fournir à chacun de ses membres les conditions matérielles d’une convenable existence : nourriture, logement, soins médicaux, transports, etc. Ces aspects concernent la partie charnelle, animale de l’humanité.
Mais qu’en est-il de l’esprit, donc de l’instruction ? Consiste-t-elle uniquement à produire des savants, des ingénieurs, des techniciens, des militaires et des économistes et des… robots ? Le but premier et dernier de l’instruction, notamment par la découverte des algorithmes et de l’intelligence artificielle, ce but est-il d’améliorer les conditions de vie humaine sur terre ou, au contraire, de fabriquer une humanité robotisée au profit d’une minorité d’oligarques, rétribuant la horde servile de savants, de techniciens, d’informaticiens, de militaires (et de propagandistes) ?
Puisqu’on évoque l’instruction, qu’en est-il également de cette forme d’instruction qu’est l’information ? Consiste-t-elle uniquement à diffuser celle qui sert les intérêts d’oligarchies privées ou étatiques, en occultant toute autre information contestataire ? Si l’esprit n’a pas accès à des informations contradictoires, peut-il se former convenablement ? Ne se réduit-il pas à une caisse d’enregistrement de données, produites uniquement pour constituer des «opinions» et des images conformes aux oligarchies dominantes, quelle que soit leur idéologie ? Est-ce ainsi que se forment des citoyens conscients des enjeux, capables d’éviter une guerre qui anéantirait l’humanité entière ?
Qu’un auteur d’ouvrages ou d’articles soit «conservateur» ou «libéral», de «gauche» ou de «droite», le raisonnement est respectivement celui d’Adam Smith (La nation ? Quelles richesses matérielles ?), de Marx (La nation ? Quel niveau des forces productives ?) (2), Staline («Le Vatican ? Combien de divisions», on dirait aujourd’hui : «Telle nation ? Combien d’ogives nucléaires ?») Dans toutes ces conceptions, les peuples, l’intelligence, la raison, la justice (ne parlons pas de la beauté) n’ont aucune importance.
Les livres manquants
Quant au développement harmonieux de l’esprit humain, en termes de liberté, d’égalité et de solidarité, cela n’entre pas dans l’appréciation de la nation. Si, par hasard, on évoque des «valeurs culturelles ou civilisationnelles», on surfe dessus. On présente une appréciation superficielle d’idéologue louangeant le système politique dont il jouit dans sa nation, en dénonçant les «valeurs» de la nation concurrente. Bien entendu, l’idéologue en question évite soigneusement de reconnaître que sa nation et les autres ont un point commun : elles sont basées sur la cupidité (le profit) et l’ambition (le pouvoir) d’une minorité sur la majorité des citoyens composant la nation.
Le malheur des gens de «gauche» est d’avoir laissé leurs adversaires s’emparer et manipuler des thèmes comme «liberté», «droits de l’Homme», «démocratie», «mondialisation», «émigration». Le malheur des marxistes est d’avoir dédaigné l’éthique ou en l’évoquant de manière totalitaire (Trotski), en ignorant les travaux d’un Pietr Kropotkine, stigmatisé comme anarchiste.
«Le capital» nécessitait d’être complété par deux autres ouvrages : un sur l’«éthique» et un autre sur la culture. L’absence de ces derniers condamna le marxisme à l’échec. Antonio Gramsci tenta de remédier en examinant le thème de l’hégémonie culturelle. Son emprisonnement par Mussolini arrangea les affaires pour Staline et, semble-t-il, son représentant italien Togliatti, au détriment du socialisme authentique.
Si donc des auteurs, réputés éclairés, et quelle que soit – répétons-le – leur orientation idéologique, raisonnent uniquement en termes de puissance matérielle, nucléaire et électronique, que dire du reste des citoyens ? Et quel serait le futur de l’espèce humaine sur cette planète ?
Voici ce que l’on sait depuis longtemps : «Dès qu’on eut placé le bonheur et la force de la société dans les richesses, on fut nécessairement conduit à refuser l’exercice des droits politiques à tous ceux qui n’offrent pas, par leur fortune, une garantie de leur attachement à un pareil ordre, réputé le bien par excellence.
Dans tout système social de ce genre, la grande majorité des citoyens, constamment assujettie à des travaux pénibles, est condamnée de fait à languir dans la misère, dans l’ignorance et dans l’esclavage.» (3)
Bien entendu, veillons aux distinctions concernant la poursuite des richesses matérielles. Tandis que ce but aggrave les inégalités aux Etats-Unis, il les diminue en Russie et en Chine. Cette dernière a amélioré le sort matériel des laissés-pour-compte, et se propose l’élimination totale de la pauvreté absolue. Il reste cependant que dans les trois nations, le capitalisme domine. Et, comme tout capitalisme, quelle que soit sa «spécificité», il se caractérise fondamentalement par la cupidité et la domination d’une minorité sur la majorité des citoyens.
Par conséquent, il faut comprendre qu’au-delà de l’antagonisme capitalisme/communisme (ou socialisme, ou social libéralisme, ou social-démocratie, etc.), l’antagonisme réel fondamental est entre égoïsme dominateur et libre solidarité égalitaire (l’égalité entendue comme celle des besoins matériels et culturels, et non des facultés physiques et psychiques).
L’égoïsme se contente, par la domination, d’acquérir des richesses matérielles (au détriment des autres), tandis que la solidarité, libre et égalitaire, exige le partage équitable. Sans ce dernier, les richesses profitent uniquement à une caste minoritaire de privilégiés exploiteurs. Le problème est donc principalement éthique, culturel, civilisationnel, bref psychique. Là, aussi, le marxisme a failli à ne pas considérer cet aspect de l’humaine condition. La psychologie fut considérée comme «idéologie bourgeoise». Même quand Wilheim Reich démontra la tendance fascisante des travailleurs, les dirigeants du parti communiste allemand… l’expulsèrent. L’histoire leur a donné tort.
Militarisation et robotisation
La partie intellectuelle de l’humanité – encore une fois toutes idéologies confondues – se contraint à la concurrence impitoyable, où la fin justifie les moyens. Les champs de combats, outre les traditionnels, sont actuellement l’espace, ainsi que le corps et le cerveau humains. La nette tendance est de militariser le premier et de robotiser les seconds. Les deux aspects se conditionnent et se complètent, constituant une menace à l’existence même de l’espèce humaine et de la planète qui permet sa vie.
En comparaison de la situation actuelle, celle décrite dans «1984» de Georges Orwell, en termes de contrôle totalitaire des citoyens, est littéralement de la rigolade.
La gestion du Covid-19 révèle que, dans la partie intellectuelle de l’humanité, la composante dotée de science manque, dans sa majorité, totalement de conscience, remplacée par le compte en banque, «les richesses», disait Buonarotti. Telle est la loi fondamentale du capitalisme, cette troisième forme de cupidité et de domination, après l’esclavagisme et le féodalisme. La tentative de quatrième forme, le socialisme (ou communisme) échoua parce que la cupidité et la domination, sous d’autres formes, continuèrent à exister dans les «élites dirigeantes», formant les oligarchies étatiques totalitaires.
Dorénavant, les seules «Lumières» bienfaisantes de l’humanité ne proviennent pas des philosophes, moralistes, artistes, psychologues, pédagogues, etc. Ceux qui défendent la liberté, l’égalité et la solidarité sont stigmatisés comme «utopistes», «irréalistes», «complotistes», «anarchistes», etc. Même la minorité de l’élite qui opère dans les sciences, la technologie, la médecine, etc. Tandis que ceux qui défendent, quels que soient le domaine, la cupidité et la domination sont convenablement rétribués et dotés de «prestige» médiatique. Les «lumières» actuellement dominantes sont celles des explosions atomiques. Terrifier pour régner : recette de toujours, partout.
Les deux fléaux de l’apocalypse : cupidité et ambition
Un des précurseurs fondamentaux de la révolution française écrit : «Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition.» Où est la nation actuelle où ces deux monstruosités n’existeraient pas, d’une manière ou d’une autre ?
Certes, il est possible d’établir une échelle graduée avec des pourcentages, permettant un jugement plus objectif des diverses nations. Quelle belle institution mondiale serait celle qui établirait ce tableau ! Elle ne pourrait être que citoyenne, et certainement soumise à tous les chantages et pressions des gouvernants concernés.
Pour faire accepter par les citoyens ces deux fléaux, la cupidité et la domination (pour la satisfaire), les «élites» dominantes bombardent l’humanité de propagande inspirée des maîtres en la matière. Pis encore : cette propagande utilise des moyens plus puissants, et même des inédits, littéralement totalitaires. Ces moyens se manifestent dans tous les domaines possibles : publications écrites, films, télévision, réseaux sociaux (jeux vidéo, etc.). On appelle cela «information» et «divertissements» en continu, pour continuellement bombarder les cerveaux de mensonges politiques, tout en vendant les produits nocifs, le tout pour conforter les dividendes des marchands du superflu, et consolider la domination des oligarques.
Quelle est la cerise empoisonnante sur le gâteau de la servitude universelle ? Les deux plus puissantes armes de conditionnement massif des cerveaux, la télévision et les jeux vidéo sur ordinateur ou téléphone portable. Quels que soient le pays et son système politique, ils diffusent principalement la haine et la violence par des humains, des robots ou une combinaison des deux, sur terre comme dans l’espace.
L’intérêt des peuples est clair : pas de dépendance, ni militaire, ni économique. Malheureusement, les deux principaux adversaires actuels ont fondamentalement le même système économique avec, certes, des variantes diverses : capitalisme. L’histoire le démontre amplement : le capitalisme, c’est la cupidité et la domination, de manière directe et militaire, ou indirecte et économique, ou encore par combinaison opportune des deux méthodes.
Comment mettre fin à ce monde des super «Big Brothers» ? Par la culture et par l’auto-organisation. Elles seront respectivement évoquées dans les parties suivantes.
K. N.
1- «Les institutions sociales n’ont pas été établies parce que l’homme est [pas seulement] un animal qu’il faut nourrir, mais parce qu’il est intelligent et sensible. La culture est faite pour embellir et aider la société, et la société n’est point faite pour [uniquement] fleurir l’agriculture.» Gabriel Bonnot de Mably, 1768, in ««Doutes proposés aux philosophes et aux économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques». Et encore : «Quand la propriété foncière [ou toute autre] serait beaucoup plus favorable à la reproduction des richesses qu’elle ne l’est en effet, il faudrait encore préférer la communauté des biens. Qu’importe cette plus grande abondance, si elle invite les hommes à être injustes et à s’armer de la force et de la fraude pour s’enrichir. Peut-on douter sérieusement que dans une société où l’avarice, la vanité et l’ambition seraient inconnues, le dernier des citoyens ne fût plus heureux que ne le sont aujourd’hui nos propriétaires les plus riches ?» Les mots entre [] sont ajoutés par moi.
2- Quand la traduction du «capital» de Marx fut proposée à Bakounine, il nota que dans l’ouvrage la classe prolétarienne était considérée de manière métaphysique, comme un élément mécanique dans le système capitaliste, sans volonté, ni subjectivité. Rappelons également le terme «masses» (employé en sciences physiques), appliqué aux peuples ; il niait ainsi leur subjectivité et leur caractère d’agent conscient. La proclamation «Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes !» fut occultée par tous les autoritaires, auto-proclamés uniques «savants» capables d’indiquer aux «masses» les recettes de leur paradis.
3- Philippe Buonarroti, Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux.