De l’imamat féminin et de ses alliances politico-religieuses
Par Zohra Bouguern – De nouvelles figures féminines se revendiquant d’un islam dit «moderne» apparaissent dans la société française. On a pu assister à leur émergence dans un premier temps via des organes de presse spécialisés, tels qu’Oumma.com, Oumma.tv, La Croix, Saphir News, etc. Elles prennent la parole dans la sphère publique (presse, plateaux télévisés, colloques) avec le titre d’«imame» et se revendiquent d’un courant dit «spirituel, progressiste et/ou libéral».
La première se nomme Kahina Bahloul et elle souhaite fonder la mosquée «Fatima» avec Faker Korchane. Les secondes, Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, prétendent fonder «Simorgh». Ces deux dernières fonctionnent constamment en binôme dans leurs projets comme au cours de leurs interventions publiques. Chacune a officié au cours de la prière du vendredi dans une salle de prière transitoire – Simorgh en septembre 2019, Fatima en janvier 2020. Une campagne de communication sur le même mode opératoire a été inaugurée lors des deux offices. Elles ont fait appel à la presse pour couvrir ces deux événements au cours desquels elles ont lié leur communication comme des vases communicants.
Des journalistes appartenant à différents organes de presse ont été conviés «dans une salle louée à Paris dont l’adresse est tenue secrète pour des questions de sécurité. Preuve que cet islam progressiste n’est pas toléré auprès de mouvements fondamentalistes»(1), ou encore «pour des raisons de sécurité, les initiateurs ont choisi de tenir secret le lieu de la réunion. Le bouche-à-oreille a permis aux adeptes de se retrouver pour cette initiative, qui sent le soufre pour certains adeptes d’un islam traditionaliste»(2).
D’abord, la manifestation secrète de ces événements ne prouve rien en soit. Quand on parle de preuve il faut apporter des faits concrets. La trame commune aux articles est construite sur la même partition binaire entre islam progressiste/islam traditionaliste-fondamentaliste, secret-sécurité/intolérance-soufre, mixité/non mixité. Les questionnements ou la défiance quant au sens de ces projets largement couvert médiatiquement, malgré le nombre infime de ses adeptes, est immédiatement estampillés du sceau de la suspicion et, par extension, de la criminalisation.
En réalité, cette presse a été consensuelle et partie prenante parce que probablement noyée entre mystique fantasmée, exotisme religieux et islamophobie ambiante. Les journalistes ont produit quasiment les mêmes articles empreints d’adhésion ou de soutien à ces trois femmes imames. Leur manque de connaissances sur l’islam en général produit des papiers pauvres, gangrenés par des essentialismes et des accusations incantatoires.
Les journalistes se sont faits les relais d’un discours marqueté sans jamais interroger les notions élémentaires, telles qu’«islam progressiste», «islam libéral», «spiritualité» ou encore «mixité». Par ailleurs, ils n’ont pas interrogé les potentielles ramifications religieuses dans lesquelles ces femmes s’inscrivent. En ce sens, puisqu’elles se revendiquent comme soufies, il aurait été pertinent de connaître le nom du maître qui leur prodigue un enseignement, ainsi que le nom de la confrérie religieuse. J’ajouterai que l’islam soufi, souvent appréhendé comme purement piétiste, a été constamment lié au phénomène politique. Par exemple, tout au long de l’époque ottomane, des branches confrériques participaient à l’exercice des pouvoirs en place. Certaines branches confrériques ont parfois même constitué des contre-pouvoirs. Plus tard, quelques-unes ont été au service des administrations coloniales. Par ailleurs, le soufisme a été conspué et condamné par des pouvoirs, tel que celui du régime dynastique et sanguinaire des Al-Saoud, pour mieux imposer et répandre sa propre doctrine.
On ne peut pas faire l’économie des enjeux sociétaux, politiques ou géopolitiques dans lesquels s’inscrivent les courants réformateurs actuels.
Kahina Bahloul est une femme au parcours riche. Elle a grandi en Algérie, y a fait sa scolarité. Elle maîtrise «les langues berbère, arabe et française»(3). Après la lecture de son projet, nous pouvons dire que c’est une approche connue dans la pratique de l’islam sunnite, par exemple. La mixité affichée comme une innovation majeure n’est pas nouvelle, même si elle est le postulat de départ dans l’espace matériel de cette mosquée. Cette apparente mixité est renégociée par une recomposition non mixte de l’espace collectif pendant la prière et le prêche. Les femmes se situent dans l’espace droit, tandis que les hommes se situent dans la partie gauche ou vice versa. Les femmes et les hommes sont spatialement et physiquement séparés, même s’ils se trouvent dans une même pièce commune. Ainsi, l’espace est régi par un ensemble de règles qui répondent aux préceptes d’une pratique orthodoxe en islam.
Ainsi, la mixité affichée comme un élément novateur n’est pas nouvelle, dans la mesure où ces pratiques existent aujourd’hui et ont toujours existé dans le monde musulman. Ce point est, à mon sens, essentiel car il s’inscrit dans une posture d’humilité et cherche à s’ancrer dans une historicité qui rend compte de la complexité du fait religieux. Cette prétendue nouveauté ou ce prétendu progressisme est à relativiser considérablement. Il s’agit alors de battre en brèche l’idée reçue que l’investissement dans l’espace de la mosquée est homogène.
Kahina Bahloul interroge principalement, dans ses réflexions, la question de l’imamat féminin en se basant sur la lecture du Coran et sur les productions d’éminents savants musulmans(4). Ses recherches en exégèse coranique apportent une contribution en science du droit musulman. Mais Bahloul est-elle l’ascète qui se retire dans une grotte et des affaires publiques de ce monde ?
La multiplication de ses interventions dans les médias et le choix de sa communication publique posent problème. Kahina Bahloul est prompte à interroger l’imamat féminin, la législation du voile sans jamais interroger les rapports violents et islamophobes que subissent, par exemple, les femmes voilées en France ou, plus largement, les musulmans constamment décrits comme des «communautaires», des «séparatistes». Elle intervient dans la sphère publique sur le mode d’un discours binaire et inscrit son nouvel engagement militant et religieux à partir des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, et tout particulièrement après les attentats de Charlie Hebdo et de l’hyper cacher sur le sol français en 2015(5). Elle désire apporter un autre éclairage mais ne contextualise jamais ces phénomènes. Son discours largement relayé dans les médias a pour effet de participer à la stigmatisation des musulmans en France, et ce, sans jamais dénoncer les mouvements réactionnaires et liberticides qui traversent le pouvoir en place.
Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin décrivent leur projet Simorgh dans la brochure «Une mosquée mixte : pour un islam spirituel et progressiste», commandée par le think tank Fondation pour l’innovation politique. Fraîchement converti, ce binôme a très vite jugé nécessaire d’apporter ses lumières en fondant une mosquée mixte à la praxis anarchique. L’ensemble de son discours mêle des éléments de langage artificiels dans un tout incompréhensible. Son approche d’un islam «à la carte» donne à voir un rapport au sacré dont le contenu est vidé de sa substance(6), comme on a pu l’observer avec des mouvements sectaires nés dans le creuset du New Age(7). La dynamique propre à ces deux femmes relève largement du «bricolage religieux» et d’une dynamique sectaire au sens premier du terme.
Faker Korchane, le second imam de la mosquée Fatima, est presque de tous les projets avec ces femmes. Professeur de philosophie et ancien journaliste, il a cofondé l’association Arim(8) (Association pour la reconnaissance de l’islam mutazilite) avec Eva Janadin qui y officie comme trésorière. Cette association organise principalement des ateliers de discussion intitulés «Rhétorique sémitique».
En ce qui concerne ses publications, je n’ai pu lire que trois documents accessibles sur le web : une biographie d’Abd Al-Jabbar et un exposé sur le courant mutazilite (publié sur Les Cahiers de l’islam). Le seul article traitant du vivant a retenu mon attention car il s’agit presque d’une tribune à insérer dans un guide touristique(9) sur la gestion apparemment fabuleuse du religieux aux Emirats arabes unis. Ce pays gouverné par Mohamed Ben Zayed, mentor et allié de Mohamed Ben Salman d’Arabie Saoudite, est un acteur majeur des conflits qui traversent le Moyen-Orient. Par ailleurs, Ben Zayed est connu pour avoir impulsé une diplomatie qui a consisté à instrumentaliser le soufisme après les attentats du 11 septembre 2001, pour redorer son image, tandis qu’à l’intérieur, le soufisme maintenu sous le contrôle du régime sert à étouffer toutes formes de religiosité porteuses de contestation politique(10).
Kahina Bahloul, Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay semblent se rattacher ou – au moins –entretenir des rapports très étroits avec la confrérie Alawiya de Khaled Bentounes (séminaires, colloques, rencontres interreligieuses) implantée en France depuis des décennies : Cannes, Paris, Toulouse, Saint-Etienne, etc. (cf. Les minorités religieuses en France : panorama de la diversité contemporaine).
Khaled Bentounes est relativement connu pour son militantisme politico-religieux gravitant tantôt dans les sphères de l’ONU et tantôt dans celles de la diplomatie algérienne et française. Il a fondé l’organisation SMF (Scouts musulmans de France) implantée dans plusieurs villes et AISA(1) (Association internationale soufie âlawiyya). Il participe régulièrement à des rencontres interreligieuses comme la tendancieuse initiative du père Emile Shoufani qui visait à constituer des alliances avec des représentants musulmans sur le dos de la Palestine occupée. Par ailleurs, il a participé à l’élaboration du CFCM de 2000 à 2003.
L’un des porte-paroles de la confrérie âlawiyya, Eric Goeffroy, cite ces trois femmes dans son dernier ouvrage Allah au féminin, dans la sous-partie Femmes imames et soufisme laissant l’impression de citer Janadin et Monsignay pour combler un vide.
Tout cela pose surtout la question de la perméabilité entre AISA, SMF et l’engagement religieux et militant des représentants/émissaires de la confrérie âlawiyya implantée dans plusieurs villes en France. Il y a fort à parier que tous les cadres de ces différentes organisations sont eux-mêmes des adeptes du maître Khaled Bentounes.
Enfin, nous avons pu également constater l’existence de relations relativement étroites et constantes avec l’association Coexister dans laquelle Anne-Sophie Monsignay a milité plusieurs années. Dès 2015, Parle-moi d’islam, créé par Kahina Bahloul, collabore avec l’association Coexister pour le sujet «Conversation entre un juif et un musulman» avec Mohamed Chirani. Cette association s’est établie avec plusieurs références, dont un groupe de dialogue interreligieux qui intervient constamment sur le terrain politique pour soutenir l’Etat colonial israélien – par exemple, l’appel officiel à la libération du soldat Gilad Shalit.
Depuis 2015, le parcours de ces femmes n’a fait que s’entremêler tant dans leurs projets que dans leur communication publique. Les organisations, comme celles promues par Bentounes ou l’association Coexister, dessinent les contours d’une mobilisation politico-religieuse stérile qui s’empêche, consciencieusement, de penser et dénoncer les rapports de domination et de violences structurelles en France comme à l’étranger. Ces femmes sont dans la continuité de ces associations qui se prévalent du champ lexical de la paix sans jamais penser les conflits.
Z. B.
(1) https://www.leparisien.fr/societe/pour-la-premiere-fois-en-france-l-imam-est-une-femme-07-09-2019-8147601.php
(2) https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/21/c-est-une-possibilite-de-priere-juste-premier-preche-pour-la-femme-imame-kahina-bahloul_6030414_3224.html
(3) https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/kahina-bahloul-ou-le-combat-pour-un-islam-erudit-et-decline-au-feminin
(4) https://www.lescahiersdelislam.fr/Et-si-la-bid-a-1-etait-d-interdire-l-imamat-de-la-femme_a1834.html
(5) Bahloul crée le site Parle-moi d’islam en 2015.
(6) https://www.mizane.info/voix-dun-islam-eclaire-une-quete-de-sens-sans-references/
(7) Voir les travaux de Danièle Hervieu-Léger sur ces questions.
(8) http://mutazilisme.fr/ l’association ARIM est membre fondateur de « Alliance of inclusive Muslims » qui reste une vitrine sans contenue.
(9) https://www.lescahiersdelislam.fr/La-Place-de-l-islam-aux-Emirats-arabes-unis_a1143.html
(10) https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/les-sinistres-objectifs-de-la-croisade-dabou-dabi-contre-lislam-politique
(11) AISA est un partenaire officiellement accrédité auprès de l’ONU et son Conseil économique et social (ECOSOC) http://aisa-ong.org/aisa-ong/
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