Consolidation des acquis des pillards ?
Par Mourad Benachenhou – Il est indispensable de revenir encore une fois sur la qualification des vingt années de règne d’Abdelaziz Bouteflika, le président «démissionné», mais non encore déchu, c’est-à-dire dépouillé officiellement et clairement de tous les privilèges, quels qu’ils soient, associés à ses anciennes fonctions étatiques. Il n’a jamais été au service d’une autre cause que la sienne et d’autres intérêts que les siens propres. Il a été loin d’avoir servi l’Algérie ou son peuple. Au contraire !
Bouteflika s’est servi de l’Algérie pour assouvir ses ambitions personnelles
A-t-on à le prouver par des arguments autres que la situation dans laquelle il a laissé le pays ? Pas besoin d’être une encyclopédie vivante pour constater qu’il a livré, en héritage aux dirigeants actuels, un pays en ruine, une société dans le désarroi, une économie au bord de l’effondrement, une diplomatie en déroute, une université forcée à l’autoconsommation de ses docteurs, et machine à entretenir la fuite des cerveaux, un désordre linguistique inextricable, une situation morale délétère, une classe politique parasite et marginalisée, des institutions étatiques supposées représenter la volonté populaires, mais réduites à la figuration servile humiliante, un sentiment national ébréché et violemment attaqué, etc.
Il n’y a pas de formules passe-partout pour sortir le pays de la déchéance
On pourrait, sans exagération, continuer sur des dizaines de pages cette liste des dommages, dont certains difficiles à corriger sans brutalité, si ce n’est violence.
Comment sortir le pays et la société de cette situation inextricable, qui n’est pas seulement le fait de l’ex-Président, mais également de ceux qui avaient les moyens légaux et extra-légaux de l’écarter du pouvoir, mais ont choisi la solution confortable de simplement le laisser briser vicieusement chaque os de ce pays, avant de finalement l’écarter, non par décision prise en toute réflexion, mais parce que le peuple algérien a décidé de mettre fin à cette mascarade en exprimant pacifiquement son rejet de ce mode de gouvernance ubuesque ?
Y-a-t-il des solutions miracles qui permettent de panser du jour au lendemain les multiples blessures visibles et invisibles causées à ce vaste corps qu’est la nation algérienne ? Existe-t-il quelque part une feuille de route détaillée traçant les étapes par lesquelles devrait passer le pays pour sortir de cet abyme dans lequel l’a jeté l’ex-Président, dont nombre de comparses et de complices sont frappés des foudres de la justice, tandis qu’il continue à jouir des privilèges et de la protection attachés à son ex-fonction ?
Qu’on ne se fasse aucune illusion. Il n’y a ni solution facile ni formule miraculeuse permettant de dépasser cette dangereuse situation et remettre le pays et sa société sur la voie du redressement et de la renaissance.
Invocations verbales volontaristes sans effets autres que sentimentaux
Les appels au patriotisme apparaissent comme de simples invocations dont l’efficacité ne dépasse la chaleur qui remplit le cœur quand il est fait appel à ce noble sentiment, qu’il est plus facile de susciter que d’asseoir sur des décisions et des actes concrets prouvant qu’il n’est pas un simple slogan sans contenu.
Il n’est nullement question ici de dévoiler un chemin sûr qui ferait passer ce pays de la situation désespérée dans laquelle il a été mis par l’ex-Président à une ère d’espoir et d’enthousiasme.
Nul, quelles que soient l’ampleur et la profondeur de son expertise, ne peut prétendre qu’il a découvert la formule secrète permettant de sortir «en une minute ou moins» le pays de cette crise multidimensionnelle. Il n’existe pas, non plus, dans la littérature politique, de «manuel du parfait gestionnaire de pays en crise». Il ne faut pas accorder trop de crédit aux différentes voix qui s’expriment à travers différents types de médias, et qui assurent soit avoir dans leur boîte à outils tous les instruments indispensables pour résoudre cette crise «en deux temps, trois mouvements», soit connaître le nom d’une «personnalité-miracle» capable de prendre la barre d’un pays en désarroi.
La prestidigitation ne fait pas partie des arts de la parfaite gouvernance. On ne peut donc pas blâmer les autorités actuelles pour ne pas avoir déjà conçu un programme exhaustif, cohérent et pratique de sortie de crise.
Le retour aux sentiers battus routiniers
Mais, de l’autre côté, on ne peut non plus manquer d’observer que ces autorités n’ont fait preuve ni d’un excès d’imagination ni d’un surcroît de courage politique dans l’exercice de leurs lourdes responsabilités politiques. Car, ce qu’on constate, c’est qu’elles ne sont pas sorties des sentiers battus, maintes fois suivis pour extirper le pays des tensions internes.
On voit, avec étonnement, se dérouler exactement la même démarche que celles répétées des dizaines de fois dans le passé, pour reprendre en main le pays, d’une élection présidentielle dont le candidat remplit toutes les conditions nécessaires pour une cooptation suivant des critères tenus secrets, en passant par un nouveau texte constitutionnel amendé, mais sans rupture avec le mode de rédaction en cercle fermé, sans oublier des élections nationales et locales, tout le reste étant égal, par ailleurs, et, évidemment, les remaniements ministériels à répétition d’autant plus aisés que les «ministres» sont cooptés et n’ont ni base politique, ni convictions idéologiques les rendant indispensables pour le maintien d’un équilibre politique entre différentes options. Telles des marionnettes, et quelles que soient leurs propres qualités personnelles intellectuelles ou morales, ils sont simplement jetés, quand, pour quelque raison que ce soit, on n’a plus besoin d’eux.
Il y a de la gesticulation, mais pas de mouvement. C’est-à-dire qu’on fait semblant de changer le mode de fonctionnement du système et le mode de gouvernance du pays sans y apporter quelque modification que ce soit. On feint répondre aux vœux de la population, ou de prendre au sérieux les principes de gouvernance qui définissent la transparence dans la gestion des affaires collectives, mais on refuse d’aller au fond du problème, c’est-à-dire le démantèlement du système politique de manière à laisser une nouvelle élite politique, émanant du peuple, émerger et prendre les rênes du pouvoir en rupture totale avec l’ancien système qui a prouvé, au-delà de tout doute, qu’il n’est plus capable d’assumer ses tâches.
Même la politique économique ne fait que renforcer le statu quo
On aurait cru que, nonobstant cette volonté de maintenir à tout prix un statu quo politique assurant la survie du système et de ses animateurs, le domaine économique, qui, d’apparence, ressortit uniquement de la sphère technique, comme se plaisent à l’affirmer des commentateurs savants, à longueur de colonnes de journaux et de débats dans les médias lourds, ferait l’objet d’une approche nouvelle, collant aux réalités nationales, et pas exclusivement un «copié-collé» importé «clefs en main», du résultat d’expériences de réformes économiques réussies, mais dans des contextes socio-historiques totalement différents du contexte «spécifiquement algérien».
Or, là aussi, on constate également la même volonté de statu quo et de refus de toucher aux distorsions économiques qu’a causées le système de distribution de la rente dont certains, minorité privilégiée, ont tiré plus profit que d’autres.
Il n’est question ni de revisiter les différents aspects de la politique économique passée, qui ont abouti à la quasi-mise en état de cessation du pays, à la destruction des faibles capacités de production industrielle, à l’accroissement du chômage dans les catégories les plus éduquées du pays, à l’accentuation de la dépendance du pays à l’égard de l’étranger dans le moindre détail de la vie du commun des Algériens, de la vaisselle, en passant par les ustensiles de cuisine, sans oublier les cadenas, le serrures, les vêtements, sans compter évidemment les produits alimentaires, des plus banals aux plus luxueux, y compris évidemment le chocolat, les petits fours, la glace à consommer, etc.
Une nouvelle classe de «milliardaires» subventionnée par l’Etat
On ne peut tout de même pas affirmer que les lois de la concurrence, à laquelle on croit fermement, aient donné aux prédateurs archi-milliardaires qui voient leurs noms reconnus dans la fameuse «liste Forbes» une âme d’entrepreneurs «sans peur et sans reproches, qui aient fait preuve d’un grand esprit de risque ou d’inventivité pour accroître le potentiel de production nationale.
Non contents de chevaucher les vagues de l’importation-importation, subventionnée par un taux de change surévalué du dinar, et par des taux d’intérêt débiteurs de loin inférieurs au taux d’inflation réel, que ne reflète pas du tout le taux d’inflation officiel, ces prédateurs ont fait de l’exportation illicite des devises provenant exclusivement des recettes d’hydrocarbures une part importante de leur «business plan». Ils ont collectionné les importations de produits de luxe, des voitures de grande marque, en passant par les yachts de plaisance, sans compter les ameublements et les vêtements signés.
Mais ils ont aussi accumulé des actifs en centaines de millions de dollars en biens immobiliers et en comptes bancaires profusément alimentés, dans les capitales les plus prestigieuses du monde, dont Alger ne fait évidemment pas partie.
Bref, ils ont accumulé des richesses de manière indue, sans ajouter, à y voir de près, un seul dinar à la capacité de production nationale ou à l’élévation du niveau de vie moyen de la population.
Une leçon de morale au lieu de mesures fermes de redressement ?
Au lieu d’examiner de plus près leurs sources d’enrichissement sans cause, voici que, non seulement, les autorités maintiennent en place tous les mécanismes qui ont permis cet enrichissement, dont l’Accord d’association avec l’Union européenne, mais qu’elles leurs garantissent également la consolidation du fruit de leur prédation, en les soumettant seulement à une leçon de morale, accompagnée d’appel à leur «patriotisme». Si ces prédateurs avaient le moindre sens du patriotisme, l’Algérie n’en serait pas à ce point de déchéance économique et sociale, et notre économie aurait la santé et la diversité de l’économie sud-coréenne au lieu de ressembler à l’économie du Népal, un des pays les plus pauvres du monde. Bref, même dans le domaine économique, on est dans le statu quo et dans la consolidation des «acquis» d’une classe d’entrepreneurs parasites, et dont il est prouvé maintenant qu’ils font, eux aussi, partie intégrante du système politique.
Le filet social : une subvention supplémentaire au profit des prédateurs
De l’autre côté, on constate de violentes et répétées attaques contre le système de filet social, sous le couvert d’équilibre des finances publiques, passant par la réduction de certains postes de dépenses destinés à assurer un minimum de décence dans la vie des couches les plus démunies de la population.
Il faut souligner qu’effectivement ce système de filet social comporte des faiblesses majeures, car il couvre même ceux qui n’ont en pas besoin, et dont le niveau de revenu est suffisant pour leur permettre de se passer de cette aide budgétaire. Mais, en même temps, dans les analyses de ce système, on met excessivement l’accent sur l’aspect budgétaire, qui, effectivement, prend d’autant plus d’importance que les finances publiques voient leurs ressources fiscales diminuées du fait du ralentissement des activités économiques entraîné par la pandémie et de la réduction du montant des recettes en provenance du secteur des hydrocarbures.
On oublie de mentionner que les plus gros bénéficiaires de ces subventions ne sont pas les salariés, mais les chefs d’entreprises privées, qui ont le plein contrôle de leurs prix et de leurs bénéfices, et dont le coût de leur main-d’œuvre, comme le coût des revendications syndicales, sont réduits par ces subventions. D’ailleurs, les plus puissants des prédateurs se payent le privilège d’interdire l’exercice du droit syndical à leurs travailleurs, droit pourtant reconnu par la Constitution.
Dans l’enrichissement de ces «milliardaires-minute», ces subventions participent pour une part importante, d’autant plus qu’elles s’accompagnent de la précarité de l’emploi, maintenant reconnue par la loi, et de la fraude répandue en matière de sous-déclaration de la main-d’œuvre utilisée et des obligations envers les différentes caisses sociales.
Faire rembourser par les prédateurs les subventions provenant du filet social
Il faut donc aller au-delà du simple aspect budgétaire du problème et probablement passer au crible fin la gestion des ressources humaines des plus gros employeurs privés, et leur imposer une contribution forfaitaire destinée au remboursement des subventions «salariales» que sont les mécanismes de soutien des prix, d’accès au logement social et à la médecine gratuite.
On ne peut pas mettre exclusivement en relief, dans la mise en place d’un système plus ciblé, les aspects budgétaires du problème.
On peut, au-delà des mesures de rattrapage imposées aux employeurs privés très bien concevoir des mécanismes de financement de système qui font appel à des taxes spécifiques frappant les plus riches de la population et les produits de luxe. Il ne s’agit nullement de poser le problème en termes d’équité ou de moralité, en arguant de la nécessité de répartir le poids de «sacrifices indispensables pour redresser l’économie», mais en termes exclusivement monétaires et comptables.
Les employeurs reçoivent des indues subventions par le biais de la prise en charge par l’Etat de certaines dépenses sociales, subventions qui réduisent d’autant les charges salariales et bloquent les revendications sociales. Ils doivent donc rendre à l’Etat une partie des indus bénéfices qu’ils ont obtenus grâce à ces subventions.
Il faut ajouter à ces observations l’opacité dans la tenue de la comptabilité des grosses entreprises privées, dont les propriétaires sont passés maîtres en fausses déclarations et en dissimulation d’activités, sous forme de ventes en gros sans facturations, de fausses facturations, de surévaluation des actifs pour l’obtention de crédits bancaires, de fraude au poids des produits ensachés ou autres vendus au grand public, de stockage illicite de produits subventionnés, etc. On en passe et des meilleures.
On montre du doigt le marchand à la sauvette et le secteur informel. Le problème, c’est que même les entrepreneurs qui exercent leurs activités au vu et au su de tout un chacun pratiquent de manière massive l’informel.
En fait, le gouffre financier des «prédateurs» est autrement plus important que le gouffre financier des entreprises publiques, qui, elles, sont tenues d’avoir une comptabilité rigoureuse, payent leurs salariés dans la transparence, gèrent leurs transactions commerciales en respect des lois, tiennent leur comptabilité de stock à jour, etc.
En conclusion
Il faut reconnaître que l’ex-Président déchu a laissé un lourd héritage aux autorités actuelles, et que le redressement du pays demandera non seulement du temps, mais également de l’imagination et de l’audace car il n’existe pas de formule toute prête pour gérer cette situation.
On constate, avec grand chagrin, que la crise multidimensionnelle que connaît le pays, du fait du mode de gouvernance imposé unilatéralement pendant deux décennies par l’ex-Président, n’a pas encore convaincu les autorités publiques à briser le statu quo institutionnel et politique et à changer de démarche.
Même la politique économique, qui, pourtant, ressortit de mesures d’ordre technique, et telle qu’annoncée, ne prend pas en charge les réformes de fond nécessaires pour redresser la barre.
Les leçons de morale, l’appel au patriotisme ne remplacent pas les mesures de politique économique indispensables pour permettre de briser le cercle vicieux dans lequel la rente pétrolière a emprisonné le pays.
La nouvelle classe des «prédateurs» créée pour servir de bouclier au système politique, et qui a bénéficié en premier chef de la distribution de la rente, se voit légitimer ses richesses, mal acquises, par la politique économique annoncée.
Le système de filet social n’est pas d’abord et avant tout un problème de bonne gestion de ressources budgétaires réduites, il doit être abordé dans sa dimension comptable microéconomique comme d’abord une subvention aux salaires ayant été une des sources de l’enrichissement de cette classe de prédateurs.
Toute réforme de ce système doit passer par la récupération auprès des employeurs privés, et sous forme fiscale, de cette subvention, qui s’est accompagnée de la violation du droit syndical, pourtant inscrit dans la Constitution.
Finalement, et il faut le répéter aussi souvent que nécessaire : l’ouverture économique, l’encouragement à l’entreprenariat privé, la privatisation ont échoué à donner à l’économie la dynamique dont elle a besoin pour réduire le chômage, mieux utiliser les ressources naturelles du pays, diminuer la terrible dépendance à l’égard de l’étranger.
La solution à la sortie de crise n’est pas encore plus de libéralisation, mais plus de rationalité et plus de transparence dans les activités du secteur privé, ce qui ne peut être obtenu que si sont prises des mesures fortes, tant sur le plan monétaire et fiscal que sur le plan des relations commerciales internationales, impliquant l’éventuelle dénonciation totale à l’Accord d’association avec l’Union européenne, accord déséquilibré sur le plan économique, et humiliant sur le plan politique.
M. B.
Ancien ministre de l’Economie
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