Hiraks, Gilets jaunes : répressions et partis-pris médiatiques
Contribution de Yazid Ben Hounet(*) – En octobre 2016, apparaissait le Hirak du Rif (Maroc). J’étais alors en poste au Centre Jacques-Berque à Rabat. En 2018, quelques semaines après mon retour en France, le mouvement des Gilets jaunes naissait (novembre). Trois mois plus tard (février 2019), le Hirak algérien commençait. Je me suis intéressé à ces mobilisations populaires, et en particulier aux deux dernières. J’ai été attentif aux formes de répression auxquelles elles ont été confrontées, mais aussi à leurs débouchés politiques. J’ai vu aussi comment, du moins en France, certains épisodes de ces événements ont été montrés, éludés ou passés sous silence. Voici ici quelques éléments de mise en contexte et de réflexion.
Scène de la répression des Gilets jaunes au pays de la déclaration des droits de l’Homme. Bilan : sur 10 mois de mouvement des Gilets jaunes (novembre 2018-septembre 2019), on dénombre plus de 3 000 condamnations, dont plus de 1 000 à de la prison ferme et au moins 440 avec mandats de dépôt. Il y a eu un mort directement du fait de la répression : Zineb Redouane (2 décembre 2018) ; et 10 personnes décédées dans des accidents de la route liées aux manifestations. A cela s’ajoute les 25 personnes éborgnées, les 5 mains arrachées et des centaines de blessés (plus de 2 500, selon le Mur Jaune).
La mort du poissonnier Mouhcine Fikri, le 28 octobre 2016, à Al-Hoceima, a été le point de départ du Hirak du Rif. Il avait été happé par une benne à ordures alors qu’il souhaitait y récupérer sa marchandise saisie par la police. Cette mort atroce, filmée et relayée dans les médias sociaux, avait été l’élément déclencheur de la mobilisation populaire. L’historien Maâti Monjib (L’Humanité, 3 juillet 2017) resitue les causes initiales du soulèvement : «L’une des raisons de la révolte rifaine, c’est l’injustice que représente la mort du jeune poissonnier Mouhcine Fikri dans des conditions abjectes. Une grande partie de son corps a été broyée par un camion-poubelle. La population demandait tout d’abord une véritable enquête pour clarifier les causes directes et profondes de sa mort. Les manifestants ont montré du doigt dès le début du mouvement la corruption qui règne dans le secteur de la pêche et qui fut l’une des raisons indirectes de ce crime indicible. Ils ont donc demandé la tête d’Aziz Akhannouch, le ministre de tutelle et proche ami du roi Mohammed VI. Le régime a refusé ces revendications, somme toute raisonnables et faciles à réaliser.» (1)
C’était la première fois que le terme arabe Hirak (mouvement) et l’expression Hirak chaâbi (mouvement populaire) étaient amplement utilisés au Maghreb. Ils étaient employés, auparavant, au Proche-Orient (Jordanie et Yémen). Bien que m’informant sur ces mobilisations, je n’ai pas senti la nécessité d’écrire sur le sujet. Je considérais le Hirak du Rif comme une affaire maroco-marocaine. Par ailleurs, ma situation de chercheur affecté au Maroc, de surcroît de nationalités algérienne et française, me plaçait dans une position délicate (2). Mais surtout les chercheurs, journalistes et plus largement intellectuels marocains, à l’instar de l’historien Maâti Monjib ou du journaliste Omar Radi, étaient les mieux placés pour rendre compte de ce qui se passait au Maroc (3).
J’ai, par contre, ressenti le besoin de rédiger, dès janvier 2019, un texte sur le mouvement des Gilets jaunes. Il figure sur ma page Academia depuis (4) (et a été publié plus tard en Algérie). J’avais été effaré par l’ampleur des violences en France et, en tant que chercheur et fonctionnaire, je voulais signifier, par ce texte, ma profonde condamnation de la répression étatique. J’étais aussi indigné par les procédés médiatiques de disqualification de ce mouvement, et le long silence initial sur les violences policières. Il a fallu, en effet, attendre plus de deux mois, dans la semaine du 14 janvier 2019, pour que soit mentionné dans des médias importants, mais sans le dire vraiment, ce qui a bien constitué le caractère inédit et barbare de la réponse étatique : une répression policière et judiciaire inouïe et sans précédent, sous la Ve République, d’un mouvement social (5) ! Dans les comptes Twitter de l’Observatoire des violences policières et du journaliste David Dufresne se succédaient en effet, à un rythme effréné, depuis la mi-novembre 2018 des témoignages accablants de ces violences (6).
J’ai également publié, en mars 2019, quelques analyses sur le Hirak algérien, enthousiasmé par ce que je considérais (et considère toujours) être la deuxième révolution algérienne (7).
Près de deux ans après le début du Hirak en Algérie, un premier petit bilan comparé (Maroc, France, Algérie) s’impose. Qu’en est-il des répressions et des avancées politiques ?
Bilan des répressions
Maroc – sur 10 mois du Hirak (entre octobre 2016 et août 2017), plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées (chiffre précis inconnu) – près de 300, selon le journaliste Omar Radi (entretien du 12 août 2017, note de bas de l’article). On peut estimer les détenus à, au moins, 320 (plus de 500, selon le CADTM) (8), si on compte les 188 graciés en août 2018, les 107 en 2019 (juin), les 20 graciés en juillet 2020. A cela s’ajoutent les personnes encore incarcérées, dont Nasser Zefzafi (l’un des leaders de la mobilisation), condamné à 20 ans de prison (9).
Il faut aussi mentionner les répressions subséquentes au Hirak, dont l’emprisonnement des journalistes Omar Radi (en décembre 2019, puis depuis juillet 2020), Souleimane Raissouni (depuis mai 2020) et celui de l’historien Maâti Monjib (depuis le 29 décembre 2020).
On dénombre enfin 3 morts liés à ce mouvement, du fait de la répression : Mouhcine Fikri (28 octobre 2016), Imad Al Attabi (8 août 2017) (10) et celle controversée (asthme et inhalation de gaz lacrymogène) d’Abdelhafid El Haddad (18 août 2017) (11).
Dessin d’Osama Hajjaj représentant la mort du poissonnier, Mouhcine Fikri, le 28 octobre 2016, à Al Hoceima, qui a été le point de départ du Hirak du Rif, comme ce fut le cas en Tunisie, en décembre 2010 avec la mort atroce du marchand ambulant Bouazizi qui avait l’étincelle qui a emporté le régime de Ben Ali. Fikri avait été happé par une benne à ordures, alors qu’il souhaitait y récupérer sa marchandise saisie par la police. Cette mort atroce, filmée et relayée dans les médias sociaux, avait été l’élément déclencheur de la mobilisation populaire. Sur 10 mois du Hirak (entre octobre 2016 et août 2017), plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées (chiffre précis inconnu) – près de 300 selon le journaliste Omar Radi. On peut estimer les détenus à, au moins, 320 (plus de 500 selon le CADTM) (8), si on compte les 188 graciés en août 2018, les 107 en 2019 (juin), les 20 graciés en juillet 2020. À cela s’ajoute les personnes encore incarcérées, dont Nasser Zefzafi (l’un des leaders de la mobilisation), condamné à 20 ans de prison(9).
France – sur 10 mois de mouvement des Gilets jaunes (novembre 2018-septembre 2019) : on dénombre plus de 3 000 condamnations, dont plus de 1 000 à de la prison ferme, et au moins 440 avec mandats de dépôt (12). Il y a eu un mort directement du fait de la répression : Zineb Redouane (2 décembre 2018) ; et 10 personnes décédées dans des accidents de la route liées aux manifestations. A cela s’ajoutent les 25 personnes éborgnées, les 5 mains arrachées et des centaines de blessés (plus de 2 500 selon le Mur Jaune) (13).
J’ai signé, il y a plus de deux ans, une pétition pour une amnistie des Gilets jaunes (https://amnistiegj.fr/). Mais il ne me semble pas qu’Emmanuel Macron ait accordé la moindre grâce à leur égard.
Algérie – sur 2 ans de Hirak (de février 2019 à mars 2021, dont pause pandémie) : on dénombre près de 150 détenus, selon le décompte du Comité national pour la libération des détenus (CNLD) (14). Au 10 mars 2021, le nombre de personnes (toujours en prison) était de 32. La plupart avaient soit purgé leur peine, soit été relaxés, soit graciés. Abdelmadjid Tebboune a usé de la grâce présidentielle quelques jours après sa prise de fonction (le 6 février 2020), à l’occasion de la fête de l’Indépendance (5 juillet 2020) et tout récemment, le 19 février 2021, à l’occasion de l’anniversaire du Hirak (événement constitutionnalisé). Une personne est morte du fait de la répression policière : Ramzi Yettou (19 avril 2019) (15) ; 3 autres personnes, dont le fils de l’ancien président du Gouvernement provisoire, Benyoucef Benkhedda, sont décédées en raison de crises cardiaques durant les marches et manifestations (en mars, mai et juillet 2019). Enfin, au moment de l’élection présidentielle, les 11 et 12 décembre 2019, 4 jeunes Algériens au moins ont été blessés à l’œil par des balles en caoutchouc (16).
Au final, si nous comparons ces trois mouvements, la répression (en chiffres absolus de détenus, morts et blessés graves) a été moindre en Algérie. Elle a été encore bien moins importante rapportée à l’ampleur du Hirak algérien (des centaines de milliers, voire des millions de manifestants lors des premières semaines) et à sa durée. Paradoxalement, c’est la répression en Algérie qui a été davantage pointée du doigt par certaines institutions internationales (ONU, Parlement européen) et grands médias en France. J’y reviendrai par la suite.
Quant au bilan politique, force est de constater que les choses ont davantage évolué en Algérie.
Bilan politique
Au Maroc, aucun changement notable : le ministre de l’Agriculture et de la Pèche maritime, Aziz Akhannouch (cité plus haut par Maâti Monjib), est resté depuis en poste et a même vu son portefeuille ministériel s’agrandir. Quelques remaniements ministériels ont été opérés en avril 2017 (changement du Premier ministre), puis en octobre 2017, pour des raisons de politiques internes et non seulement à cause du mouvement social du Rif.
En France, la prime de fin d’année (2018), attribuée de manière aléatoire et au bon vouloir des entreprises, a été le seul petit cadeau offert aux Gilets jaunes. Le grand débat, davantage dispendieux que grand, n’a débouché sur aucune avancée concrète. Exit le RIC, la hausse des minimas sociaux, la réintroduction de l’ISF, le retour aux urnes ; au profit de la répression policière et judiciaire, et de lois liberticides (loi anticasseurs, loi de sécurité globale). Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, est longtemps resté à son poste avant de retourner tranquillement au Parlement, en tant que président du groupe de la majorité présidentielle. Quant au préfet de Paris… il campe toujours à la même place.
En Algérie, la tentative de 5e mandat de la zaouïa Bouteflika (17) a avorté. Les trois B (Belaiz, président du Conseil constitutionnel ; Bensalah, président du Sénat ; Bedoui, Premier ministre) sont partis. Une élection présidentielle s’est tenue en décembre 2019. Un nouveau Président a été élu et un nouveau gouvernement formé. L’ancien ministre de l’Intérieur – Salah-Eddine Dahmoune – a été remercié par le nouveau président Abdelmadjid Tebboune (le 19 décembre 2019), en raison notamment des répressions des 11 et 12 décembre (cf. plus haut). Plus de vingt hauts responsables de l’ère précédente, dont Ouyahia et Sellal (anciens Premiers ministres), ont été jugés et condamnés depuis, ou font l’objet de mandats d’arrêt internationaux (Chakib Khelil et Abdeslam Bouchouareb notamment). Une nouvelle Constitution a été élaborée et adoptée par référendum. Des élections législatives anticipées auront lieu en juin 2021.
En somme, outre les nombreux jugements pour corruption, une transition constitutionnelle, marquée par des mécanismes de type démocratiques (18), a été mise en place (plutôt que l’aventure hasardeuse de la constituante) : retour aux urnes, ouverture à des nouveaux partis, mécanismes de contrôle des élections via l’ANIE, l’Autorité nationale indépendante des élections, présidée par Mohamed Charfi. Cette structure a été créée en septembre 2019 à la suite du travail effectué par l’instance de dialogue et de médiation (dirigée par Karim Younes). Elle semble plutôt bien fonctionner puisqu’elle a permis de mieux encadrer la participation électorale et elle a publiquement affiché des taux de participation crédibles aux élections qui ont eu lieu depuis (présidentielle de décembre 2019 ; référendum de novembre 2020). Les taux affichés sont, par ailleurs, réalistes au point que les oppositions qui s’offusquaient auparavant des taux exagérés de participation (notamment pour les délégitimer) en sont venues à… se plaindre de la faible participation des électeurs, en s’appuyant sur les données de l’ANIE, pour mieux critiquer la légitimité du nouveau Président et celle de la nouvelle Constitution.
En articulant le bilan des répressions au bilan politique, il ressort aussi que la responsabilité politique est moins engagée s’agissant des autorités algériennes actuelles. Le Président algérien et le gouvernement actuel (instauré au début de l’année 2020) ne peuvent, en effet, être tenus responsables des événements de l’année 2019. Seuls les ministres des Affaires étrangères et de la Justice (Sabri Boukadoum, en poste depuis le 2 avril 2019 ; Belkacem Zeghmati, en poste depuis le 1er août 2019) ont intégré le gouvernement Djerad, formé en janvier 2020.
Parti-pris des instances internationales : ONU, Parlement européen
S’agissant du Maroc : les instances officielles en charge des droits de l’Homme, au niveau de l’ONU et du Parlement Européen, n’ont pas pris de position, ni de résolution à l’égard du mouvement du Rif et de sa répression. Les autorités marocaines n’ont pas été pointées du doigt. De surcroît, ni Nasser Zefzafi, ni les journalistes comme Omar Radi n’ont été officiellement soutenus, en dépit de la mobilisation d’ONGs et de parlementaires et de rapports d’experts en droits de l’Homme.
S’agissant de la France : le 14 février 2019, le Parlement européen a voté une résolution sur le droit à manifester pacifiquement et l’usage proportionné de la force – et ce sans citer un Etat membre en particulier (19). La condamnation de l’usage des lanceurs de balles de défense ayant été refusé par la majorité. Le 6 mars 2019, Michelle Bachelet, cheffe des droits de l’Homme à l’ONU, a courtoisement demandé une enquête sur les «Gilets jaunes» en France (20).
S’agissant de l’Algérie : le 16 septembre 2020, des experts des droits de l’Homme de l’ONU ont condamné la peine de prison prononcée en appel à l’encontre du journaliste algérien Khaled Drareni et demandé sa libération (21). Le 25 novembre 2020, le Parlement européen a voté une résolution sur la détérioration de la situation des droits de l’Homme en Algérie, en particulier le cas du journaliste Khaled Drareni (22), dans laquelle il «condamne fermement l’escalade des arrestations et détentions illégales et arbitraires et du harcèlement juridique dont sont victimes les journalistes, les défenseurs des droits de l’Homme, les syndicalistes, les avocats, les membres de la société civile et les militants pacifiques en Algérie». Le 5 mars 2021, l’ONU a réclamé une enquête et la fin des détentions arbitraires. Le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU a également demandé aux autorités algériennes de mettre immédiatement fin aux violences contre des manifestants pacifiques et aux arrestations arbitraires (23).
On est un peu interloqué par les exigences de l’ONU et du Parlement européen à l’égard des autorités algériennes, au regard de leur silence s’agissant du Maroc, de leur bienveillance envers la France et des réalités des répressions qui ont eu lieu dans ces trois pays (cf. les bilans plus haut). On s’interroge, en outre, sur les raisons pour lesquelles, dans sa déclaration du 5 mars 2021, «le Bureau des droits de l’Homme de l’ONU réclame des enquêtes rapides, impartiales et rigoureuses sur les allégations de torture et de mauvais traitements en détention», alors même que le parquet général d’Algérie s’est saisi de cette question dès le 7 février 2021. Cette dernière décision faisant suite à l’affaire Walid Nekkiche, relayée par la presse algérienne, concernant des allégations de torture datant de décembre 2019, au moment de son témoignage à l’occasion de son procès au début du mois de février 2021(24). La résolution du Parlement européen datant du 25 novembre 2020 fait également mention de ces allégations (note de bas de page 22, article D).
Il est normal que l’ONU et le Parlement européen se saisissent des cas potentiels ou avérés de torture. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait, et en particulier le Parlement européen, s’agissant de Nasser Zefzati (Maroc) – alors même que cette institution était destinataire d’une lettre, lue publiquement par son père, au Parlement européen même, à l’occasion du prix Sakharov, et dans laquelle Nasser Zefzafi témoignait des tortures subies (25) ? En dépit des nombreuses allégations de torture, ni l’ONU, ni le Parlement européen n’ont exigé des enquêtes rapides, impartiales et rigoureuses aux autorités marocaines ; rien n’a été demandé officiellement ; aucune enquête n’a été réclamée à la France s’agissant des nombreux cas d’éborgnement, de mains arrachées, qui ne sont ni plus ni moins que des actes de torture. Rappelons que la simple condamnation de l’usage des lanceurs de balles de défense avait été refusé par la majorité du Parlement européen le 14 février 2019.
Cette partialité des instances officielles internationales révèle et s’explique par deux phénomènes conjoints : le traitement médiatique en Europe, et plus particulièrement en France, de ces événements (Hiraks et mouvement des Gilets jaunes) ; les intérêts économiques et politiques.
Traitement médiatique : which side are you on (Loach, 1984) ?
«If you’re not careful, the newspapers will have you hating the people who are being oppressed, and loving the people who are doing the oppressing» Malcolm X.
Le pacifisme du Hirak en Algérie, mis en avant dans les grands médias français, a aussi pour corolaire un maintien de l’ordre «relativement» correct (à l’exception des répressions à l’approche de l’élection de décembre 2019). Doit-on le rappeler ? La responsabilité du maintien de l’ordre, et avant tout de l’intégrité physique des citoyennes et citoyens, incombe, en premier lieu, à la force publique (police, gendarmerie). Le pacifisme comme la violence ne sont pas des états de nature, mais résultent de dynamiques entre différents acteurs. Pour le dire autrement, et pour rappeler une évidence rendue étrangement opaque par certains filtres médiatiques : les Algériens ne sont ni plus ni moins pacifistes que les Français (Gilets jaunes) ou les Marocains (Hirak du Rif).
Les dynamiques de répression (encadrement, «nassage» et organisation du désordre) ne sont pas les mêmes et les focales médiatiques différentes (embellissement des manifestations d’un côté ; criminalisation, disqualification ou opacité de l’autre). Le Hirak en Algérie n’a pas été exempt de certains actes de vandalisme et de violence (26), des femmes revendiquant un changement vers l’égalité ont aussi été agressées par des hommes (27). Si je mentionne ces quelques éléments, ce n’est pas pour dévaloriser le Hirak, mais pour signaler le hiatus que j’ai ressenti s’agissant du traitement médiatique de ces mobilisations : l’étrange embellissement du Hirak algérien par les mêmes médias qui disqualifiaient, avilissaient, au même moment, le mouvement des Gilets jaunes et, antérieurement, faisaient silence sur le Hirak du Rif.
La méfiance vis-à-vis des grands médias français (essentiellement détenus, rappelons-le, par quelques milliardaires) (28), exacerbée par le traitement médiatique des Gilets jaunes (29), doit nous amener à être attentif à la question du parti-pris – ce qui est montré, caché, embelli, avili, et dans quels intérêts. Dans son film Which side are you on? (1984), Ken Loach traitait déjà de ces questions s’agissant des mineurs grévistes du nord de l’Angleterre.
Par exemple, les mobilisations médiatiques de «l’establishment journalistique» en France de Laurent Delahousse, Anne-Claire Coudray, Bernard de la Villardière, etc. devant l’ambassade d’Algérie (7 septembre 2020) (30), les nombreuses émissions sur Europe 1, France inter (sans parler de France 24 et TV5 monde), RSF et les grandes campagnes d’affichage en soutien au journaliste Khaled Drareni, tout cela m’a laissé assez perplexe en comparaison de ce qui a été fait, par ces mêmes personnes et structures, pour les Gilets jaunes ou encore pour le journaliste Omar Radi (31). Qu’on me permette au moins de penser que la «danse du ventre» de Bernard de la Villardière devant l’ambassade d’Algérie avait davantage pour objet d’exprimer son mépris de l’Algérie et de ses autorités qu’un sincère soutien à la liberté et à la pluralité de la presse (32).
«Djeïch, chaâb, khawa khawa» (armée, peuple : tous frères) : le slogan porté par les manifestants algériens. Sur deux ans de Hirak (de février 2019 à mars 2021, dont pause pandémie), on dénombre près de 150 détenus, selon le décompte du comité national pour la libération des détenus (CNLD). Au 10 mars 2021, le nombre de personnes (toujours en prison) était de 32. La plupart avaient soit purgé leur peine, soit été relaxés, soit graciés. Abdelmadjid Tebboune a usé de la grâce présidentielle quelques jours après sa prise de fonction (le 6 février 2020), à l’occasion de la fête de l’Indépendance (5 juillet 2020) et tout récemment, le 19 février 2021, à l’occasion de l’anniversaire du Hirak (événement constitutionnalisé). Une personne est morte du fait de la répression policière : Ramzi Yettou (19 avril 2019) (15) ; 3 autres personnes, dont le fils de l’ancien président du Gouvernement provisoire, Benyoucef Benkhedda, sont décédées en raison de crises cardiaques durant les marches et manifestations (en mars, mai et juillet 2019). Enfin, au moment de l’élection présidentielle, les 11 et 12 décembre 2019, 4 jeunes Algériens au moins ont été blessés à l’œil par des balles en caoutchouc.
Frantz Fanon écrivait dans Les Damnés de la terre : «Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.» Je ne m’étais pas rendu compte, lorsque j’avais lu son livre, de l’importance des mots suivants : «Dans une relative opacité.» La comparaison de ces trois mobilisations (Rif, Gilets jaunes, Algérie) et de leur traitement médiatique m’a rendu davantage sensible à cette question. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elle soit intentionnelle de la part des journalistes et responsables médiatiques. Elle révèle néanmoins de jugements de valeurs intriqués dans des faisceaux d’intérêts économiques, politiques et sociaux. La bienveillance à l’égard des autorités marocaines, y compris s’agissant de la question du Sahara Occidental, est à resituer à l’aune de ces derniers.
Par exemple, le réseau des établissements scolaires d’enseignement français y est l’un des plus denses au monde. L’électricité et l’eau sont gérés dans la métropole de Rabat par une filiale de Véolia ; une autre filiale de Véolia gère les villes de Tétouan et Tanger ; à Casablanca, c’est une filiale du groupe Suez ; une bonne part des riads touristiques de Marrakech, de Fès et d’Essaouira (et d’autres villes) sont détenus par des Français ou Européens ; plusieurs grandes entreprises françaises et européennes y sont installées, à des conditions favorables (dont plusieurs appartiennent en tout ou en partie aux milliardaires qui détiennent l’essentiel des médias en France – comme Drahi, Bolloré, Bouygues, Lagardère, etc). Le Maroc est aussi un bon client des ONGs de développement et coopère doctement aux politiques européennes de gestion des migrations africaines. On saura donc bien lui passer ses écarts (fussent-il bien grands) en matière des droits de l’Homme dans son territoire et dans ceux occupés du Sahara Occidental… ou du moins lui trouver des circonstances atténuantes.
A moins que ce soit le fait que tous ces éléments (faisceaux d’intérêts économiques et politiques) ne s’appliquent pas à l’Algérie, qui expliquent l’attitude sévère de grands médias français, du Parlement européen et de l’ONU à l’égard des autorités algériennes ?
Un dernier point de mise en contexte sur les détenus d’opinion en Algérie : c’est à partir de septembre 2019, suite à la décision d’aller vers des élections présidentielles en décembre que des groupes (guidés par quels enjeux ?) se sont mis à diffuser des annonces pour manifester les samedis (en plus du vendredi) et qu’il y a eu des postures de radicalisation. Les interpellations se sont accélérées à cette période et les détentions également (personnes jugées notamment en vertu des articles 97 et suivants du Code pénal – attroupement non armé pouvant troubler l’ordre public). Il n’y a pas eu, à cette occasion, de loi de circonstance, comme la loi anticasseur (France), ni de procédé judiciaire inique : comme les accusations de viol pour Omar Radi (Maroc) ou la tentative d’accusation de viol pour Julian Assange (Suède). C’est, précisons-le, lors d’une manifestation ayant lieu un samedi (7 mars 2020) que le journaliste Khaled Drareni a été interpellé. La dépêche de l’AFP (8 mars 2020 – 18:15:46) en faisait mention, mais cette précision a systématiquement été oblitérée dans les articles qui ont été publiés par la suite (à l’exception d’un article du Monde datant du 9 mars 2020) (33).
La peur d’une ingérence étrangère et/ou d’un scénario «printemps arabe» se transformant en «hiver macabre» ou en «printemps du désert» a pu également braquer d’autres Algériens, y compris des procureurs et des juges… On ne saurait écarter cette hypothèse quand on connaît l’histoire politique récente et moins récente. Il suffit d’évoquer les printemps arabes ou l’histoire de la Françafrique – que le grand public a pu découvrir avec le documentaire Décolonisation : du sang et des larmes (34). Il paraît même qu’un intellectuel a théorisé la mise à profit de troubles politiques internes pour déstabiliser un pays ou un Etat, ou pour y favoriser un régime plutôt qu’un autre. Il s’appelle Sun Tzu et son ouvrage s’appelle L’Art de la guerre. Il aurait été rédigé au Ve siècle avant J.-C. et serait encore enseigné dans de nombreuses académies militaires, de relations internationales et de sciences politiques.
Y. B.-H.
(*) Membre du Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS – Collège de France – EHESS), titulaire d’un doctorat de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).
NB. :Ce texte n’a pas été écrit par un défenseur du «régime» algérien – processus de disqualification habituel dès lors qu’on ne crie pas avec les loups – mais par un chercheur critique qui cite ses sources. C’est le texte d’un fils d’ouvrier algérien, venu travailler en France au début des années 1970, appartenant à une famille d’ouvriers agricoles et n’ayant pas eu la chance d’aller à l’école, comme la majorité des Algériens durant la période coloniale (les bienfaits de la colonisation ?). De mon père, j’ai néanmoins reçu quelques principes fondamentaux : le profond respect de la dignité humaine, l’évitement des postures hypocrites et le sens de l’indépendance (particulièrement exacerbé, il est vrai, chez les Algériens comme lui).
«Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.» (Frantz Fanon)
Notes et références
1- https://www.humanite.fr/maati-monjib-le-Hirak-un-mouvement-populaire-autonome-non-separatiste-et-prodemocratique-638309
2- Pour ne pas m’autocensurer, j’ai signé en avril 2018, avec une centaine d’autres chercheurs, une lettre ouverte sur la responsabilité française dans la non-décolonisation du Sahara Occidental (https://www.humanite.fr/la-france-une-lourde-responsabilite-dans-la-non-decolonisation-du-sahara-occidental-654034). J’avais pris soin de la signer en mentionnant seulement mon rattachement au Laboratoire d’anthropologie sociale, à Paris. Cela me valut tout de même une campagne de diffamation publique au Maroc.
3- On pourra se référer, entre autres, au film produit par Attac Maroc au printemps 2017, aux analyses de Maâti Monjib (juin 2017), aux informations transmises par le journaliste Omar Radi (août 2017). https://www.cadtm.org/Film-ATTAC-Maroc-Death-Over-Humiliation-Mourir-pour-ne-pas-accepter-l ; https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/interview-maati-monjib-le-regime-marocain-sest-specialise-dans-laffaiblissement-des ; https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/al-hoceima-apres-les-funerailles-dimad-ettabi-le-Hirak-appelle-de-nouvelles
4- https://www.academia.edu/38172908/Les_gilets_jaunes_et_lEtat_de_Barbarie_docx
5- On n’intègre pas ici les massacres du 19 octobre 1961 et de la station du métro de Charonne (8 février 1962), qui ont lieu durant la Guerre d’Algérie et dont les actions réprimées ne relèvent pas, à proprement parler, du mouvement social, mais du mouvement de libération national.
6- https://twitter.com/obs_violences?lang=fr; https://twitter.com/davduf
7- https://aoc.media/auteur/yazid-ben-hounet/
8- https://www.cadtm.org/spip.php?page=imprimer&id_article=16377
9- Nasser Zefzafi a été l’un des trois finalistes du prix Sakharov (Parlement européen) pour la liberté de pensée 2018 : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/eu-affairs/20181005STO15106/prix-sakharov-2018-les-trois-finalistes-annonces
10- https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/08/08/maroc-un-manifestant-blesse-a-al-hoceima-meurt-apres-trois-semaines-dans-le-coma_5170115_3212.html ; https://www.humanite.fr/maroc-imad-al-attabi-succombe-ses-blessures-640286
11- https://www.h24info.ma/maroc/al-hoceima-deces-manifestant-abdelhafid-el-haddad/
12- Information datée de septembre et novembre 2019 : https://www.bastamag.net/gilets-jaunes-champs-elysees-justice-repression-condamnations-violences-police-loi-anti-casseurs-prison ; https://www.liberation.fr/checknews/2019/11/08/un-millier-de-gilets-jaunes-condamnes-a-de-la-prison-ferme-depuis-le-debut-du-mouvement_1762173/
13- http://lemurjaune.fr/
14- https://www.facebook.com/comitenationalpourlaliberationdesdetenusCNLD/
15- https://www.elwatan.com/edition/actualite/le-jeune-manifestant-est-decede-le-19-avril-dernier-amnesty-international-reclame-une-enquete-approfondie-sur-la-mort-de-ramzi-yettou-29-05-2019
16- https://www.elwatan.com/edition/actualite/tous-solidaires-avec-les-eborgnes-de-la-revolution-19-12-2019
17- Mon texte : https://aoc.media/opinion/2019/03/13/algerie-breve-sociologie-dune-deuxieme-revolution/; https://www.academia.edu/38520068/Algerie_br%C3%A8ve_sociologie_dune_deuxieme_revolution
18- J’avais rédigé un article en mars 2019 évoquant ce scénario de sortie de crise et de transition démocratique : https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/ou-pourquoi-lalgerie-nest-ni-la-syrie-ni-legypte-21196.
19- https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/14/le-parlement-europeen-condamne-l-usage-des-lanceurs-de-balles-de-defense-par-les-forces-de-l-ordre_5423513_3224.html
20- https://news.un.org/fr/story/2019/03/1037951
21- https://news.un.org/fr/story/2020/09/1077362
22- https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/RC-9-2020-0375_FR.html
23- https://news.un.org/fr/story/2021/03/1090972
24- https://www.radioalgerie.dz/news/fr/article/20210207/206812.html ; https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/02/08/en-algerie-le-parquet-ouvre-une-enquete-apres-des-accusations-de-torture-d-un-etudiant_6069204_3212.html
25- https://amazighinformatiecentrum.medium.com/lettre-de-nasser-zefzafi-parlement-europ%C3%A9en-2016-37f1fa140638
26- https://www.tsa-algerie.com/marches-contre-le-5e-mandat-en-algerie-183-blesses-et-un-mort/
27- https://www.elwatan.com/edition/contributions/reappropriation-de-la-revolution-algerienne-et-ou-de-lindependance-26-05-2019
28- https://www.acrimed.org/Medias-francais-qui-possede-quoi ; https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA
29- Ce qui explique le déploiement et l’intérêt croissant pour des médias indépendants tels que Bastamag, Streetpress, Le Media, Quartier Général et plus récemment Blast.
30- https://information.tv5monde.com/video/khaled-drareni-laurent-delahousse-anne-claire-coudray-les-grandes-figures-de-la-television
31- Pour ce dernier, heureusement qu’il y a eu le travail de Rosa Moussaoui (L’Humanité) et Rachia El-Azzouzi (Mediapart). Mais elles n’ont que peu de visibilité en comparaison.
32- https://www.liberation.fr/medias/2009/12/04/bernard-de-la-villardiere-en-quete-d-exclusivite_597283/
33- https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/09/en-algerie-garde-a-vue-prolongee-pour-deux-figures-du-Hirak_6032344_3212.html
34- https://www.france.tv/france-2/decolonisations-du-sang-et-des-larmes/
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