Election de la France au Conseil des droits de l’Homme : Belkadi écrit à l’ONU
Nous publions, ci-après, le texte intégral de la lettre que l’historien et anthropologue algérien Ali-Farid Belkadi a adressée à Mme Nazhat Shameem Khan, présidente du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, suite au vote qui a permis à la France d’y siéger à nouveau après cinq ans d’absence. Il rappelle qu’au XXIe siècle, au Muséum de Paris-France, des morts algériens du XIXe siècle continuent d’être traités comme de vulgaires objets par l’Etat français.
«Madame la présidente
Le mercredi 10 décembre 1845, le collectionneur Guyon envoie, depuis Alger où il réside : «La tête d’une jolie petite fille algérienne âgée de 7 ans à son ami Flourens du Muséum de Paris».
Vous conduisez le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, composé de 47 Etats, qui ont pour responsabilité de renforcer la promotion et la protection des droits de l’Homme autour du globe. C’est à ce titre que j’ai l’honneur de vous adresser cette lettre, à l’occasion de la 46e session du Conseil des droits de l’Homme devant avoir lieu du 22 février au 23 mars 2021.
J’apprends par le vote qui s’est tenu mardi 13 octobre dernier, à l’Assemblée générale de l’ONU à New York, qui permet à la France de retrouver le Conseil des droits de l’Homme après cinq ans d’absence, et que ce pays par sa présence à votre Conseil veut consolider l’édifice des droits de l’Homme.
Ceci, alors que le MNHN (Muséum national d’histoire naturelle) de Paris conserve dans ses réserves, depuis le milieu du XIXe siècle, les crânes de plusieurs dizaines de résistants algériens à la colonisation dans des emballages cartonnés.
Ces résistants, quoique clairement identifiés par moi comme étant d’origine algérienne, assassinés durant le joug colonial par l’armée d’occupation française, sont condamnés par des lois dilatoires et extravagantes à être conservés en France. L’argumentaire culturel ambigu avancé depuis toujours, pour le maintien de ces restes au MNHN de Paris, allègue de la nécessité de garder ces crânes afin de permettre à la science d’approfondir l’étude des groupements humains pour la postérité.
Ayant été à l’origine de cette découverte au Muséum de Paris en 2011, j’affirme, en 2021, que ces crânes n’ont jamais été étudiés depuis leur entrée dans les collections du MNHN de Paris dès le milieu du XIXe siècle. En outre, aucun inventaire clair et détaillé de ces ossements n’a jamais été établi à ce jour.
Cinquante-neuf (59) ans après l’indépendance de l’Algérie, le problème du rapatriement de ces restes mortuaires se pose toujours dans toute son acuité. Les autorités françaises tergiversent toujours et encore, temporisent en opposant des lois abusives au retour de ces restes en Algérie.
Ces ossements de résistants algériens à la colonisation, indûment conservés dans les réserves du Muséum national d’histoire naturelle de Paris depuis les années 1840, sont considérés jusqu’à ce jour comme faisant partie du patrimoine culturel inaliénable, français. Des savants de notre époque, encore imprégnés des dispositions ségrégationnistes des anthropologues du XIXe siècle, Armand de Quatrefages et Ernest Théodore Hamy, en ont décidé ainsi.
Les convictions scientifiques racistes au milieu du XIXe siècle assignaient aux êtres humains des catégories ethniques et culturelles spécifiques. Selon les idéologues occidentaux de l’époque, le modèle blanc européen surpassait qualitativement les êtres humains des autres continents : «Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité», écrivait Cuvier dans un rapport adressé à l’Académie de médecine.
La légitimation de ce musée «misanthrope», qui amassait et accumulait impunément au cours du XIXe siècle les restes de cadavres et de dépouilles profanées par la science, fut initiée en France par le savant de l’époque, Georges Cuvier, qui dépeça Saartjie Baartman, surnommée la «Vénus Hottentote». La présence de ces restes au Muséum de Paris est un outrage dilatoire à la dignité humaine et l’une des expressions les plus abjectes de la domination coloniale.
Ces ossements qui infirment la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’Homme que vous représentez sont des pièces à conviction qui témoignent de traitements cruels, inhumains subis par les Algériens pendant 132 ans d’occupation française, de juillet 1830 à mars 1962.
Au XXIe siècle, au Muséum de Paris-France, ces morts du XIXe siècle continuent d’être traités comme de vulgaires objets par l’Etat français. Je les ai retrouvés au début du mois de mars 2011. Voilà dix ans.
En vérité ce fut une découverte terrible pour moi, qui en disait long sur la barbarie coloniale, sur le déni de l’appartenance à l’humanité de ces «indigènes algériens» sur laquelle elle était fondée, ainsi que sur la complicité de nombreux savants et collectionneurs français de l’époque avec la vision raciste de l’univers qui imprégnait l’Europe dans cette période. Une découverte qui en disait long aussi sur la mauvaise conscience de la société française d’aujourd’hui qui, plutôt que d’aborder avec courage la reconnaissance des faits et les moyens d’en finir avec les mentalités coloniales qui ont trop souvent modelé son imaginaire, préfère cacher honteusement les preuves de ses comportements criminels d’hier, au risque de ne pouvoir tourner résolument la page de son passé colonial. Ces restes mortuaires ne sont pas des momies égyptiennes ou phéniciennes, leurs descendants sont en vie.
Leurs descendants sont toujours en vie
Le Dr Dalil Boubekeur, qui fut recteur de la Grande mosquée de Paris entre 1992 et 2020, est le descendant du supplicié Eddine, de la confédération tribale des Ouled Sidi-Cheikh-Gharaba. Décapité et expédié au MNHN de Paris, son crâne portait la référence MNHN-HA-33653. J’ai pareillement recueilli le témoignage de descendants de Mokhtar Al-Titraoui, survivant de l’armée de l’Emir Abdelkader. Il était conservé au MNHN sous la référence MNHN-HA-5944.
Ces deux têtes, en même temps qu’une vingtaine d’autres, ont été restituées à l’Algérie au cours du mois de juillet 2021. Des centaines de têtes décapitées, appartenant à des Algériens, sont toujours conservées au Muséum de Paris, ceci au moment où je vous écris cette lettre.
Des esprits retors estiment toujours en France que si ces crânes, conservés dans des musées de France devaient être restitués à l’Algérie, cela ouvrirait la voie à la «réclamation de la Joconde ou l’obélisque de la Place de la Concorde (Paris)», par exemple»…
Une ex-ministre de la Culture et de la Communication, dont les Français ont égaré le souvenir, dit ceci à propos des collections humaines détenues au Muséum de Paris : «Les collections publiques expriment notre histoire et les relations que nous avons entretenues depuis des siècles avec d’autres peuples (…) La force actuelle des mouvements de patrimonialisation identitaire ne saurait, pour compréhensible et légitime qu’elle soit, évidemment, mettre en péril la vocation universaliste de nos musées.»
Ces restes mortuaires de résistants algériens décapités dans le cadre d’une guerre atroce que leur livraient les soldats français ne sont pas ceux d’un groupe d’hommes ayant vécu sur terre il y a plusieurs milliers d’années. Ce ne sont pas des momies égyptiennes.
La Déclaration des Nations unies
Une collection constituée d’éléments du corps humain n’a rien d’artistique, elle ne saurait être assimilée à un quelconque patrimoine. Le droit pénal français réprime l’homicide, les coups et blessures, les tortures, les actes de barbarie, cela n’a pas empêché l’armée coloniale de sévir impunément en Algérie durant 132 ans contre des populations algériennes désarmées.
La France, à travers ses musées, a adhéré à la résolution qui a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 13 septembre 2007. Celle-ci enjoint aux Etats (européens), dans ses articles 11 et 12, à accorder réparation aux peuples autochtones, y compris l’Algérie, rétrospectivement.
L’article 12 précise que «les Etats veillent à permettre l’accès aux objets de culte et aux restes humains en leur possession et/ou leur rapatriement, par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés».
Des vœux pieux qui n’ont toujours pas été suivis d’effets concernant les restes humains algériens.
Le code de déontologie de l’ICOM (Conseil international des musées), aboutissement de six années de révisions, a été formellement approuvé lors la 21e Assemblée générale à Séoul en octobre 2004. Il a largement abordé cette question de ce qui est encore pudiquement appelé «le matériel culturel et sensible». Un certain nombre de principes ont été fixés pour favoriser les retours des restes humains éparpillés dans les musées à travers le monde.
En France, on a même dit que les conservateurs de musées et de patrimoine (…) «régulièrement mettent en garde les pouvoirs publics sur le risque qu’il y a à restituer que ce soit des ossements à l’Algérie, des manuscrits coréens ou mexicains». «Si les crânes et autres restes mortuaires d’étrangers conservés dans des musées de France devaient être restitués, cela ouvrirait la voie à la «réclamation de la Joconde ou l’obélisque de la Place de la Concorde (Paris)». Cela, je l’ai entendu dans la pratique de ma profession d’anthropologue en France. Mettant ainsi dans le même panier en vrac des manuscrits coréens ou mexicains, des têtes décapitées algériennes, l’obélisque de Louxor, La Joconde, etc.
Ces crânes sont les trophées indus d’une guerre injuste, honnie par les consciences équitables de notre époque. L’état de belligérance entre l’Algérie et la France est pourtant terminé, il a été déclaré officiellement clos il y a 59 ans, le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu qui mit fin à la guerre d’Algérie. Pourtant, ces reliques de la colonisation française sont toujours «conservées» au Muséum de Paris.
Le village d’Oradour-sur-Glane, en France, est connu du monde entier pour porter les traces du massacre de sa population par une unité de la Waffen SS le 10 juin 1944, cette boucherie fit 642 victimes. En Algérie il y eut des centaines d’Ouradour-Sur-Glane, tout aussi atroces et abominables.
Ces crânes sont des pièces à conviction
Ces têtes, par dizaines provenant en grande partie de batailles mémorables contre le corps expéditionnaire français. Zaâtcha en 1849, Laghouat en 1852 ou encore Touggourt en 1854.
Le siège de Zaâtcha qui dura du 16 juillet au 26 novembre 1849 fit 3 000 morts. Le siège de Laghouat qui se poursuivit du 21 novembre au 4 décembre 1852 fit entre 2 500 à 3 000 morts sur un total de 4 500 habitants.
Ces crânes sont des pièces à conviction qui témoignent de la cruauté de l’armée française durant la longue nuit coloniale, algérienne. Sous le joug colonial, l’exposition des restes des vaincus a été l’une des expressions les plus abjectes de la domination française.
On a parlé parfois de butins de guerre concernant l’Algérie. Butins de guerre, en France, cela est synonyme de larcins.
Ces restes doivent être rendus à l’Algérie sans tarder. Conformément aux articles 11 et 12 de la résolution qui a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 13 septembre 2007 et à laquelle a adhéré la France.
Les lois françaises qui empêchent le rapatriement prompt de ces restes mortuaires, identifiés par moi-même depuis de longues années, doivent être déclarées obsolètes et surannées.
Les Français doivent travailler à réparer les torts du passé commis contre les Algériens, au nom de politiques coloniales sanguinaires barbares. Qu’ils fassent amende honorable pour les blessures passées, toujours ressenties par les descendants de ces résistants décapités, dont les crânes sont conservés depuis plus d’un siècle dans des boîtes cartonnées.
La résolution juste de ce problème réside dans le rapatriement immédiat, rapide et à court terme, de ces restes humains, dans l’esprit des droits de l’Homme universellement reconnus par les 47 membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies que vous présidez.
Deux ans d’intenses négociations pour rapatrier 24 crânes à Alger
A titre d’information, il a fallu deux ans à la commission d’experts algériens, dont j’ai fait partie, pour négocier avec les Français le rapatriement en Algérie de 24 crânes. Après d’interminables conciliabules futiles et inefficaces, vains et improductifs. Alors que toutes époques confondues, plusieurs centaines d’autres crânes sont toujours conservés au Muséum de Paris.
La plupart de ces ossements n’ont pas été déterrés accidentellement lors de la construction de routes, d’immeubles ou d’autres travaux publics. Ni collectés au cours de recherches archéologiques.
Ces ossements humains qui proviennent de personnes assassinées et décapitées furent exposés sur des places publiques, les jours de marchés, pour inspirer la peur à des populations désarmées, avant de finir dans un musée à Paris, où ils sont catalogués et stockés, et assimilés par les lois de la France à un patrimoine comme trésor scientifique qui n’a jamais servi en rien à la science.
Dans cette lettre, entièrement consacrée au domaine de l’anthropologie physique, je n’ai pas tenu compte des milliers de documents soustraits à l’Algérie par la France, qui concernent l’ethnologie, la préhistoire, l’entomologie, la paléontologie, tous conservés au Muséum de Paris.
A tout cela s’ajoutent 431 météorites appartenant à l’Algérie, recensées dans la rubrique «Météorites» de la même base de données du Muséum de Paris. Ce nombre n’est pas exhaustif, car seuls figurent dans cet inventaire les spécimens informatisés et non l’intégralité des collections du Muséum de Paris.
Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de ma considération distinguée.
Ali Farid Belkadi»
L’auteur a fait accompagner sa lettre par l’envoi de «la tête d’une jolie petite fille algérienne âgée de 7 ans» et une photo montrant un crâne dans ses mains, au MNHN de Paris.
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