Quelles sont les causes des incivilités juvéniles ?
Contribution de Mesloub Khider – Enonçons une banalité : dans les sciences humaines, en général, un sujet n’est jamais choisi au hasard. Pour ma part, je n’échappe pas à la règle. Confronté durant des années, dans le cadre de mon ancienne activité professionnelle d’éducateur spécialisé, à la violence des jeunes enfants, j’ai été amené régulièrement, comme tant de professionnels, chercheurs ou parents, à m’interroger sur les causes de ces comportements déviants.
De manière générale, de multiples analyses ont été avancées pour expliquer le phénomène de la violence des jeunes enfants. Certains chercheurs ont privilégié l’approche sociologique ou psychologique, d’autres une approche socio-économique, voire politique. Les uns incriminent directement les parents accusés de laxisme, les autres pointent du doigt la société, coupable des inégalités sociales propices au déferlement de violence. Ainsi, une interminable série de facteurs est formulée pour expliquer les comportements violents des jeunes enfants : on invoque l’absence d’éducation, le manque de socialisation, l’individualisme tout puissant, la perte générale des valeurs, l’effondrement de l’autorité, etc.
Comment aborder les nouveaux aspects de cette délinquance juvénile, dont l’expression, les causes ont évolué ces dernières années ? Précisons d’emblée que la délinquance juvénile était longtemps considérée comme le fait de jeunes traités de marginaux. Elle traduisait plutôt les symptômes d’une délinquance initiatrice inhérente à l’adolescence, délinquance qui s’estompait avec le temps. Il s’agissait essentiellement d’une délinquance liée à la quête identitaire.
Or, depuis les années 1980, début de l’ère du libéralisme débridé propulsé par Reagan et Thatcher, ces parangons de la déconstruction de la régulation économique et du démantèlement de la protection sociale, la délinquance juvénile s’est métamorphosée. En effet, c’est là une donnée essentielle sur laquelle chacun s’accorde, la violence juvénile a non seulement considérablement augmenté mais, surtout, elle s’est accompagnée de nouvelles formes de violences que l’on désigne sous le terme d’«incivilités» (au pluriel car cette incivilité revêt un caractère protéiforme). Plus que la violence délictuelle, ce à quoi la société est confrontée, c’est à la montée des incivilités, le pendant en matière économique de la flambée des spéculations financières mafieuses opérées par des voyous capitalistes contre la production industrielle piétinée par leur politique de délocalisations, de licenciements, de contractions salariales, sources d’insécurité sociale et de détresse psychologique, deux fléaux vecteurs d’incertitude existentielle, de la peur permanente de l’avenir désormais hermétiquement obstrué par la paupérisation, devenue l’unique horizon social concédé par le monde capitaliste sénile. Dans la construction de l’identité des enfants, les adultes représentent un modèle identificatoire. Des imagos (l’imago représente le prototype de personnages – parentaux, enseignants – qui vont influencer de façon inconsciente la personnalité de l’enfant). Or, de nos jours, les adultes sont devenus des êtres affligés de vices rédhibitoires, dispensant un discours éducatif démago.
La notion d’incivilité qualifie un ensemble hétéroclite de comportements de violences, œuvres de jeunes de plus en plus jeunes et de plus en plus violents, face auxquels les adultes sont désemparés. A cet égard, on assiste à un rajeunissement dans leur composition et à l’apparition de groupes de filles.
Etymologiquement, le vocable incivilité désigne l’inobservation des convenances sociales, des bonnes manières, des règles du bon usage imposées par la vie en société. En résumé, l’incivilité, c’est l’impolitesse, le non-respect des personnes et des lieux.
Aujourd’hui, la notion est souvent utilisée dans un sens plus large pour désigner les faits de violence des jeunes enfants exercés entre eux, mais surtout à l’encontre des adultes et des entités institutionnelles (parents, enseignants, la police, pompiers, etc.). La gamme des comportements désignés comme des incivilités comprend à la fois des atteintes contre les personnes, les biens ou des atteintes à la tranquillité publique.
Les plus fréquemment citées sont :
Les violences verbales : insultes, injures, grossièretés, réflexions malveillantes, etc.
Les violences physiques : coups et blessures, les menaces et intimidations, l’attitude arrogante, les gestes obscènes, etc.
Les rassemblements de jeunes dans les halls d’immeubles et partie communes, les dégradations d’équipements publics, etc.
Les dépôts d’ordures, jets de détritus, crachats, urine dans les rues, escaliers, les tags, graffitis, les nuisances sonores, les chahuts, les jeux bruyants (rodéos) et violents, etc.
Dans les établissements scolaires : absentéisme chronique, retards, refus des punitions, agressions, racket, agressions sexuelles, etc.
Les incivilités traduisent ainsi une perte des repères et une désorganisation de la société, reflet de l’affaiblissement du lien social et du délitement de l’autorité.
Cependant, contrairement à la délinquance traditionnelle, la presque totalité de ces incivilités constitue des actes non pénalement punissables. Effectivement, l’incivilité n’est pas une notion juridique. Car la loi n’inventorie que le crime, le délit et la contravention. Or, les incivilités ne relèvent que du «code du savoir-vivre», et par suite sont incriminées et condamnées aujourd’hui seulement socialement et moralement.
En termes sociologiques, les incivilités sont définies comme des inconduites sociales, actes asociaux, inciviques, désignés sous le terme générique de déviance. Elles sont donc décrites comme le non-respect d’usages, de règles de la vie en communauté, caractéristiques d’un comportement anomique.
De manière générale, personne ne conteste aujourd’hui que de nombreux pays connaissent de graves difficultés avec leurs jeunes enfants. La violence verbale et, souvent, physique de nombre d’enfants est préoccupante. Si, jusqu’à la fin des années 80, les incivilités et les violences étaient l’apanage des enfants des banlieues déshéritées, à l’inverse, depuis quelques décennies, ces incivilités ont largement débordé la périphérie populaire. Elles se sont généralisées aux centres villes, impactant de nouvelles populations jusque-là relativement épargnées. Ce faisant, les conduites déviantes et violentes des jeunes enfants ne sont plus strictement circonscrites aux espaces réservés aux catégories populaires, mais elles imprègnent également une bonne partie de jeunes enfants issus des classes moyennes. La violence des jeunes enfants s’est installée au cœur de la société urbaine «civilisée», de la Cité démocratique bourgeoise. Cette violence juvénile tend à se banaliser, comme si la brutalité est devenue l’unique norme de socialisation dispensée par la société déchirée par les inégalités sociales, polluée par l’esprit de prédation, le «chacun-pour-soi», la banalisation du mal. L’agressivité marque de plus en plus les relations personnelles et sociales. Les incivilités, souvent gratuites, font partie désormais des moyens d’expression des jeunes enfants, quelles que soient leur extraction sociale et origine ethnique.
Paradoxalement, ces dernières décennies, au moment où la violence des jeunes enfants fait débat, ces mêmes enfants n’ont jamais été autant glorifiés, protégés, mythifiés, transformés en «Enfant roi». Comme s’il y avait une corrélation entre surprotection des enfants, caractérisée par la «politique de non-interventionnisme parental» (appuyée sur la théorie libérale du «laisser-faire, laisser-aller» chère aux économistes bourgeois) et leur insubordination agressive, leur rébellion régressive, leur propension à l’anarchie émotionnelle, le pendant de l’anarchie économique capitaliste. Or, l’enfant comme l’économie ont besoin de régulation sociale collective, faute de quoi c’est la porte ouverte à la dictature du marché incontrôlable, dans le cas de l’économie, du despotisme des émotions anarchiques et déviantes, dans le cas de l’enfant. Un enfant livré à lui-même (sans structuration normative sociale) est un animal prédateur, un être régi par ses seuls instincts destructeurs. Une société livrée au marché est une jungle économique, un champ de guerre permanent.
Comment rendre compte de la signification des incivilités ?
Dans les représentations courantes, les incivilités se distinguent mal de la délinquance, sans cesse croissante, perpétrée par des jeunes très jeunes, des adolescents à peine sortis de l’enfance.
Or, comme nous l’avons souligné plus haut, les incivilités ne constituent pas des délits car elles ne relèvent pas du code pénal, contrairement à la délinquance. Cette distinction est essentielle pour la compréhension du concept d’incivilité. Si la délinquance constitue une transgression de la loi, les incivilités représentent, selon nous, une violation de la civilité, une véritable négation de la vie en société. D’autant plus grave que les incivilités se développent et se généralisent dans toutes les sphères relationnelles, personnelles et sociales, entre pairs (les jeunes enfants eux-mêmes) ou entre ces derniers et le monde des adultes, parents et institutions dont l’autorité est contestée. C’est l’existence même de la vie en société qui paraît ainsi ébranlée. C’est le fondement de l’éducation et de l’autorité qui est bouleversé. Aujourd’hui, la désobéissance généralisée des jeunes enfants est devenue la règle, l’autorité des adultes et des institutions, effondrée, l’exception. Et pour cause. Avec l’éclatement et la recomposition du noyau familial, en d’autres termes, avec l’effritement du modèle familial dominant, la généralisation des familles monoparentales, les enfants sans père deviennent sans repères. L’autorité paternelle est aujourd’hui en manque d’ancrage, dans une société en plein naufrage. Une crise de structure, de pédagogie et d’autorité s’est incontestablement installée dans la parentalité.
Cette perte de l’autorité parentale s’explique par le fait que l’information, autrefois centralisée entre les mains des parents (mais aussi des enseignants), vecteurs essentiels de l’éducation, est aujourd’hui transmise et relayée par des médias extérieurs et par Internet. Aussi, la famille comme l’école n’apparaissent plus de nos jours, aux yeux des enfants, comme les sources principales de la transmission du savoir et des normes. Leur mission éducative se voit donc contestée, voire purement et simplement déniée.
Force est de constater que cette désaffection de la parentalité se traduit, corrélativement, pour l’enfant, par un désinvestissement scolaire et une absence d’adhésion aux normes sociales de la société. Aussi les normes adoptées par les jeunes enfants émanent-elles du monde extérieur, en dehors de la structure de la famille et de l’école, où l’information instantanée distillée par les réseaux sociaux, l’influence des pairs ou la contrainte du quartier (de là s’explique le phénomène de l’endoctrinement islamique opéré par les pairs ou la Toile virtuelle sur des jeunes dépourvus d’imagos parentaux) se substitue à la laborieuse transmission éducative familiale et scolaire. On ne dira jamais assez que le jeune enfant inscrit dans la déviance est souvent en rupture familiale. Quand bien même demeure-t-il dans son foyer familial, la déconstruction des figures parentales rend difficile voire impossible, pour le jeune enfant, l’accès aux apprentissages et à la socialisation. En vérité, la crise de la parentalité dissimule une crise de confiance dans la société. Cette crise se traduit par une défiance de la société, représentée par des adultes désormais déconsidérés et discrédités du fait de leur pusillanimité et laxisme. Cette défiance revêt plusieurs aspects, elle s’exprime à la fois à l’égard des parents, des professeurs, des policiers, de la Loi, etc.
Nul doute, cette distinction entre les deux notions de délinquance et d’incivilité est capitale. En effet, elle nous permet de souligner, d’emblée, que notre étude porte sur les «incivilités des jeunes enfants». Ce qui exclut de notre champ d’analyse le phénomène de la délinquance défini plus haut comme relevant du registre de l’ordre public pénalement punissable.
Le concept-clé de notre étude est donc celui des incivilités (ou conflits de civilités qu’on observe dans les relations personnelles et sociales entre les jeunes enfants et le monde des adultes, parents, institutions). La violation des conventions de civilité se manifeste sous de multiples formes décrites ci-dessus. Et, à travers cette flambée des incivilités, ce sont l’existence et la pérennité même de l’éducation et de l’autorité qui sont posées. La dévalorisation de l’autorité traduit un «malaise dans la civilisation».
C’est un truisme d’affirmer que les parents (et les institutions scolaires et éducatives, en générale), dans la plupart des sociétés humaines, ont une tâche éducative fondamentale, consistant à transmettre à l’enfant des normes et des valeurs indispensables à la civilité, à faire assimiler par l’enfant les principes d’autorité et de loi, à canaliser ses forces vers des valeurs sociales et morales.
De fait, la civilité est définie comme l’attachement des individus à un ensemble de codes et de normes du vivre-ensemble au quotidien dans un espace public fondé sur des rapports de cohabitation pacifique et de confiance.
A contrario, les comportements incivils illustrent le délitement des instances de socialisation et d’éducation, comme la famille, l’école, etc. Ces conduites déviantes posent la question de la cohabitation entre les jeunes enfants et les adultes.
De prime abord, posons les bornes de notre étude. Il s’agit pour nous de tenter de comprendre et d’expliquer le phénomène des incivilités par une analyse historique pour tenter de jeter une lumière analytique nouvelle sur la société contemporaine productrice de ces déviances.
Nos questionnements sont les suivants :
Pour ce qui est de notre époque, qu’est-ce qui explique ces manifestations d’incivilités des jeunes enfants (entre eux, et surtout) à l’encontre de l’autorité personnifiée par les parents, l’enseignant, le policier, etc. ?
Ces incivilités sont-elles inhérentes à notre société moderne ou les repère-t-on également dans les anciennes sociétés (occidentales et au-delà), à l’époque antique (grecque et romaine), au Moyen-Age ?
Notre interrogation sur les incivilités dépassera donc le cadre de notre société contemporaine pour s’attacher à l’étude de ce phénomène dans les anciennes sociétés, occidentales, en général, la France, en particulier.
L’approche historique nous permettra de déterminer si, à l’époque antique comme au Moyen-Age et aux périodes postérieures, nous relevons, dans les relations personnelles et sociales, les mêmes phénomènes d’incivilités manifestées par les jeunes enfants à l’encontre des adultes, parents, et toute autre autorité institutionnelle, etc. Ou s’agit-il d’une forme inédite de violence juvénile spécifique à notre société moderne, cette société capitaliste génératrice d’un individualisme exacerbé et d’un narcissisme outrancier. Auquel cas, pourquoi était-elle absente dans les anciennes formations économiques et sociales ? Pourquoi envahit-elle et investit-elle la société moderne capitaliste ? Comment interpréter cette dégradation des relations sociales entre les jeunes enfants et les adultes, les institutions ? Toujours est-il, elle reflète le non-respect de règles et de normes nécessaires à la vie en société.
L’objectif de notre étude historique n’est pas de faire une historiographie chronologique et exhaustive. Mais d’exposer à grands traits les caractéristiques des rapports existant entre les jeunes enfants et le monde des adultes (parents, institutions, l’autorité en général) ; et, par suite, déterminer l’existence ou l’absence des incivilités des jeunes enfants dans leurs relations avec les adultes et les institutions.
Il s’agit de faire de «l’histoire de l’éducation» mais nullement au sens restrictif scolaire du terme. L’institution scolaire ne sera pas notre champ prioritaire d’étude. Nous nous intéresserons plutôt à l’éducation dans sa dimension familiale et sociale. Nous étudierons les formes de socialisation et d’éducation en vigueur dans les familles entre autres afin d’appréhender les relations nouées entre les adultes et leurs enfants.
Quels étaient les rapports de l’enfant avec sa famille et la collectivité ?
Ces relations étaient-elles empreintes de rapports conflictuels ou pacifiques ?
Les jeunes enfants posaient-ils des problèmes d’incivilités dans ces sociétés ?
Défiaient-ils et déniaient-ils l’autorité des adultes (parents, institutions) ?
Comment s’opérait la transmission des normes et des valeurs dans ces sociétés ?
Enfin, nous formulons néanmoins les hypothèses suivantes qui nous serviront de fil directeur pour notre problématique : pour nous, nous conjecturons, car bien évidemment nous avouons notre totale ignorance historique sur le thème de notre étude, que les incivilités des jeunes enfants devaient être absentes dans leurs relations avec le monde des adultes au sein des anciennes sociétés.
Ce faisant, nous en déduisons que les dysfonctionnements relationnels surgis à notre époque sont inédits. A ce titre, les incivilités sont incontestablement intrinsèques à notre société moderne capitaliste.
Aussi, notre démonstration, fondée sur une recherche documentaire historique, s’attachera-t-elle à confirmer ou à infirmer nos hypothèses de départ.
De surcroît, par notre approche théorique sur l’histoire des incivilités des jeunes enfants, nous espérons contribuer, par ce détour historique, à l’analyse de la problématique des incivilités dans notre société moderne capitaliste. En effet, l’analyse des incivilités dans une optique historique sera également, pour nous, l’occasion d’interroger la pertinence des études explicatives réalisées par les multiples théories (sociologiques, psychologiques, politiques) contemporaines sur les incivilités actuelles, à la lumière des données recueillies par nos recherches.
Par ailleurs, la notion de jeunesse recouvre pour partie l’enfance, l’adolescence, et se prolonge aujourd’hui bien au-delà de la majorité. Or, on a pu constater que nous employons la locution «jeune enfant». Expliquons-nous : la terminologie actuelle, déterminant les classes d’âge de la population à étudier, les a tant fragmentées sous des termes variés, enfance, préadolescence, adolescence, post-adolescence, jeune, etc., que nous avons opté, par commodité pour notre objet d’étude portant sur des «citoyens» âgés entre 8-10 ans et 15-17 ans, pour le choix de la locution «jeune enfant». Car, les auteurs des incivilités sont à la fois encore enfants, à peine sortis de l’enfance, adolescents ou jeunes. Par suite, le terme «jeune enfant» nous paraît plus approprié pour analyser le comportement déviant de cette tranche d’âge.
M. K.
Nota bene : Ce texte constitue le résumé d’un projet de livre portant sur les causes des incivilités juvéniles. Tous vos commentaires (observations et critiques) sont les bienvenus. Ils alimenteront ma documentation, affineront ma curiosité.
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