«Bavette» versus «masque» : les mots pour grandir et non pour infantiliser (*)
Contribution d’Ali Akika – On connaît la fameuse phrase d’Albert Camus, «mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde». Mais cette phrase ne semble pas être familière à une certaine presse. Ainsi, dans la lutte contre le coronavirus, on lit dans des journaux de chez nous la nécessité d’utiliser la bavette pour se protéger. J’ai bien écrit la bavette et non le masque. Pourquoi ces journaux ont-ils préféré le mot bavette ? Je n’ai pas trouvé de réponse rationnelle à cette anomalie. Est-ce l’absence dans les langues usitées en Algérie (arabe dialectal, classique, tamazight) de ce vocable français qui veut dire cacher le visage ?
Il y a aussi le verbe voiler mais, chez nous, se voiler signifie de la tête aux pieds, ce n’est pas tout à fait ça car le virus a ses préférence des endroits dans son voyage dans le corps humain. La tête «pensante» qui fait la loi chez nous dans le registre de la langue française a suggéré, imposé le mot bavette. Cette tête «pensante» a-t-elle horreur du théâtre de la commedia dell’arte où les comédiens se masquent pour les besoins des mystères de la pièce de théâtre ? Ce théâtre lui rappelle-t-elle des desiderata de sa jeunesse biberonnée par le slogan «la yajouz, haram» à l’antipode de la phrase d’Albert Camus.
Tout ce détour où je laisse transparaître ma colère et mon sarcasme me semble nécessaire car l’ignorance du sens des mots et de leur histoire sont très souvent à l’origine des malheurs des sociétés. Ce petit rappel de l’importance des mots dans l’air et l’oxygène que l’on respire pour dire que la langue et les mots sont des auxiliaires précieux dans la mise en pratique des politiques économique, sociale, culturelle… Oui les mots sont les petites perles des poètes qui mettent du baume au cœur, qui chantent les merveilles du monde.
Ma colère et mon sarcasme, dis-je, m’ont fait réagir après des lectures sur les gestes barrières dans le monde à propos du coronavirus. Toutes les langues avaient un mot équivalent au mot français masque, qui veut dire cacher une partie de quelque chose. La langue arabe si riche doit bien avoir un équivalent autre que bavette pour traduire masque. Et le plus beau, le mot bavette est utilisé dans la presse francophone alors que celle-ci utilise et fonctionne dans la langue de Molière. Pourquoi donc diable, cette presse a snobé le mot masque, plus mystérieux, plus poétique et lui a préféré le vocable baveux de bavette ? Sommes-nous encore dans un registre où des locuteurs de la langue française ont quelque problème avec leur inconscient pour avoir barré d’une croix le mot masque. A ceux qui ont quelque problème avec leur inconscient, il faut s’en prendre aux acteurs vivants d’une histoire concrète et non à des mots et à une langue. Et puis, les langues ont-elles véritablement une nationalité ? Toutes sont les produits des peuples organisés bien avant même la naissance de la notion ou concept de nation.
Après avoir passé en revue les raisons du détrônement du mot «masque» au profit du mot «bavette», je me dois de faire appel à la psychanalyse dont je méfie pourtant. Je suis bien obligé de déduire que ce choix de bavette, c’est une façon de renouer avec l’âge de bébé où on a le droit de tout faire, entre autres, de baver sous le regard ému de tendresse des parents devant cette beauté du mystère de la vie. Sauf que les mots demandent qu’on les utilise à bon escient et au temps qui épouse leur époque. Les mots sont faits pour grandir et non infantiliser. Le bébé lui-même sourit à chaque nouveau mot entendu à travers le son du timbre de la voix de la mère, les oreilles du bébé sont caressées par une nouvelle musique qui lui procure de nouvelles jouissances.
Pour terminer sur et avec d’autres mots plus âpres, rappelons-nous que les déchirures du Hirak sont les produits des contradictions historiques et politiques qui traversaient, et traversent encore, la société algérienne. J’avais écrit moult articles sur la pauvreté des notions et concepts qui n’étaient pas à la hauteur de l’événement, du bouleversement que fut le phénomène du Hirak. Et le Hirak a commencé à être malmené quand on a voulu triturer des mots, peindre les slogans aux couleurs des ténèbres qui ont effacé la lumière des sourires d’un peuple devenu maître de l’espace public.
Comme toujours, il faut que le temps s’écoule et, comme un torrent, il met sur ses bas-côtés les obstacles avant d’arriver à se jeter dans la mer. J’espère que nous ne mettrons pas autant de temps pour se débarrasser du mot bavette car le pays est adulte même s’il se coltine encore des gens qui ne veulent pas grandir.
A. A.
(*) Les mots ne sont pas l’apanage de quelque académie que ce soit. C’est l’usage du parler qui finit par s’imposer. L’Académie française s’est précipitée pour nommer le coronavirus de la Covid, féminin donc, sous prétexte que c’est une maladie. Cette logique simpliste sous prétexte qu’on est dans le pays de Descartes n’a pas fait long feu. Les gens disent le Covid, sauf les petits prétentieux et les soumis qui veulent obéir à une institution dont de très grands écrivains et penseurs ont préféré élire domicile ailleurs. Le virus est un être vivant, c’est le contact avec l’homme qui crée l’infection, donc la maladie.
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