Lettre à mon frère tellement enthousiaste pour l’arabisation irréfléchie
Une contribution du Dr Aziz Ghedia – Cela fait presque deux siècles que le français est implanté en Algérie. Deux longs siècles que le français est langue de travail en Algérie et pourtant rares sont les gens qui le maîtrisent vraiment bien et on veut, paraît-il, le remplacer par l’anglais ? Je trouve, personnellement, cette idée très populiste. Heureusement que le populisme, comme le ridicule d’ailleurs, ne tue pas. Mais, si elle venait à être concrétisée, cette idée risquerait de nous coûter encore de longues années de léthargie alors que le monde (dans lequel nous vivons) évolue à une vitesse vertigineuse. Ce n’est pas si évident que ça. Une langue étrangère ne s’impose par décret ministériel. Elle ne s’apprend pas du jour au lendemain non plus, même dans les grandes écoles et les grandes universités. A supposer qu’on y mettra toute son énergie et qu’on imprimera une marche forcée, une cadence d’enfer à l’apprentissage de cette langue, il va falloir encore deux siècles pour en faire une langue de travail.
Quant à l’arabe, vaut mieux ne pas en parler. Même si elle est parlée par plus d’un milliard d’individus, force est d’admettre qu’elle reste très en retard dans le domaine de la science et de la technologie.
Ceci dit, cela me rappelle les années 1970, quand, subitement, après la fameuse crise pétrolière, la fièvre de l’arabisation s’était emparée des pouvoirs publics de l’époque, notamment de feu Houari Boumediene. Une phrase déplacée de la presse française de l’époque qui trouvait des défauts à notre pétrole, trop rouge à son goût, avait mis le feu aux poudres. Susceptibles, nous autres Algériens, avions réagi au quart de tour…
Du jour au lendemain, on décréta l’arabisation de l’enseignement primaire et moyen. J’allais passer en deuxième année moyenne (5e) et on nous laissa alors le choix entre l’arabe et le français. Evidemment, j’avais opté pour la poursuite de mes études en français. Un ami à moi, par contre, très mal conseillé par ses parents qui devaient avoir le nationalisme chevillé au corps, avait, lui, choisi l’arabe. A la rentrée scolaire suivante, nos routes se sont séparées.
Les années passèrent vite.
J’ai eu mon bac en 1977, série sciences, ce qui m’avait permis de faire des études de médecine. Un très long cursus. Mon ami, par contre, a eu plein de problèmes d’adaptation et n’a pu aller loin dans ses études. Il s’est retrouvé, après un stage professionnel, comme agent de la Sonelgaz à Alger (rue Khelifa-Boukhalfa).
En 1990, après avoir obtenu mon DEMS de chirurgie, je suis venu à Bordj Bou-Arréridj (pour exercer ma noble profession dans le service de chirurgie de l’hôpital Bouzidi-Lakhdar) d’où est originaire mon ami. Deux ou trois ans après mon installation à Bordj, un beau jour, j’ai reçu la visite de cet ancien ami qui était alors de passage dans la ville qui l’a vu naître ; les retrouvailles furent très chaleureuses et empruntes d’une certaine nostalgie. Lors de notre discussion, nous avions évoqué nos années passées ensemble à l’école primaire de Caroubier, à Alger, et il est revenu, la voix émue et la larme à l’œil, sur cet épisode de l’arabisation irréfléchie qui a cassé la volonté de pas mal de jeunes de notre génération.
Mon cher frère, tu étais encore enfant en bas âge quand j’étais lycéen à Hussein Dey (Thaalibiya) mais j’aimais beaucoup rôder du côté du lycée Fromentin, Eugène-Fromentin (on l’appelait aussi lycée Descartes), au Golfe, pas loin de notre quartier (Boulevard des Martyrs) et là, quand je voyais les enfants de la nomenklatura sortir du lycée avec leurs copains et copines français(es), ça me faisait très mal au cœur. Pourquoi eux et pas nous, les enfants d’el pueblo ? J’aurais aimé étudier dans ce lycée moi aussi. Malheureusement, ma condition sociale de «fils du pauvre», pour reprendre l’un de nos illustres écrivains en langue française, ne me le permettait pas. Mais le fait d’être francophone était quand même une chance pour moi (par rapport à mon ami) et, aujourd’hui, je n’ai pas de complexe à me faire devant les enfants de l’ex-nomenklatura qui n’ont, peut-être, eux, jamais pu aller loin dans leurs études. J’espère que l’histoire ne se répétera pas cette fois-ci. Sinon, l’arabisation dont on parle maintenant serait comme celle des années 1970. Elle enverrait paître certains et mettrait sur la paille d’autres de cette génération d’écoliers et de lycéens pour que, à coup sûr, les enfants de la nouvelle nomenklatura (qui se trouvent actuellement dans les universités françaises) n’aient aucun mal à s’emparer du pouvoir.
Dans mon dernier post concernant l’injonction faite aux médecins de prescrire en langue arabe, j’avais pété un plomb. En effet, sous l’effet de la colère et de l’emportement, j’avais usé d’une expression que d’aucuns trouveraient peut-être condamnable et inappropriée. Surtout de la part d’un médecin. Médecin qui devrait, quelle que soit la situation, raison savoir garder et maîtriser son self-control. Ce n’est que le lendemain, après relecture de ce post à tête reposée (après donc une bonne nuit de sommeil et, on le sait, la nuit porte souvent conseil) que je me suis rendu compte de cette bourde. Mais, il était déjà trop tard, le post ayant été déjà lu et partagé par de nombreux internautes. Je ne pouvais plus rectifier le tir. Et puis, de toute façon, la parole, c’est comme une balle, une fois sortie, elle ne revient plus. Trois possibilités s’offrent alors à cette balle : ou elle rate sa cible, ou elle provoque des dégâts ou, dernière possibilité, elle fait ricochet en laissant juste un assourdissant sifflement. Sans en être vraiment sûr, je crois que c’est cette dernière impression qu’a laissé mon post.
En tous cas, mon intention, par ce post, n’a jamais été de porter atteinte à l’honneur de qui que ce soit. Ni d’insulter qui que ce soit.
Ceci dit, je reste intimement convaincu que les problèmes de l’Algérie n’ont aucun rapport avec les langues. Qu’on utilise le français, comme ça été toujours le cas jusqu’ici, ou qu’on arabise à outrance et en si peu de temps toutes les administrations, les ministères, le système éducatif dans ses différents paliers, il n’en sortira rien de bon tant que les mentalités n’ont pas évolué, tant que l’esprit «je-m’en-foutiste » de l’Algérien (quel que soit le rang qu’il occupe dans la société) est toujours de mise.
Un grand homme chinois avait dit : «Peu importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape la souris.» Cela pourrait également s’appliquer au domaine des langues : grand la réflexion est purement algérienne, peu importe la langue avec laquelle l’exprimer. Je ne citerai pas cette expression, très éculée de nos jours, dont celui qui l’avait imagée n’était pas moins patriote que ceux qui veulent, aujourd’hui, imposer l’arabisation d’une manière irréfléchie : Kateb Yacine.
A. G.
(*) Chirurgien
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