L’Algérie et les effets de la démographie
Une contribution de Ferid Racim Chikhi – Parler d’économie et d’industrie, c’est bien ; tenter de les configurer différemment est aussi une bonne chose mais il reste que bien d’autres domaines ont besoin d’une attention singulière et soutenue. Dans quelques-unes de mes précédentes (réflexions), j’ai abordé à grands traits d’autres aspects de la gouvernance et des chantiers de l’Algérie nouvelle qui semblent être occultés. Quelques experts avancent des solutions que je qualifierai de livresques pour résoudre des problématiques spécifiques des secteurs stratégiques tels que ceux des banques, des finances, des assurances et des douanes … Dans l’absolu, (ces secteurs) ont besoin de changements majeurs, rapides et efficients sans quoi, là aussi, les effets de la sclérose seront incontrôlables. Oui ! Je le confirme, quelques-uns sont bien pris en charge (par) le Président et son équipe. Toutefois, quatre secteurs d’activités doivent bénéficier d’une vigilance spéciale du gouvernement afin d’ancrer les populations là où elles se sentent le mieux et anticiper, entre autres, la harga des adolescents et des jeunes mais aussi la fuite des diplômés des universités.
Secteurs d’activités à restaurer
En voici quelques-uns ciblés compte tenu de leurs répercussions protéiformes et cruciales à tous les niveaux. Les problématiques de l’éthique et de la morale (la récente fausse désignation d’une patriote dans le tiers présidentiel du Sénat en est un épiphénomène non négligeable) ont été muselées depuis l’indépendance du pays. La corruption – ou si l’on préfère la décrépitude pour ne pas dire le dérèglement – ont atteint un tel point de déliquescence que leur effet est, selon bien du monde, une obscénité généralisée et malheureusement banalisée.
L’autre domaine qui a besoin d’un changement constitutif est celui de l’éducation nationale, tous paliers confondus. Les progrès observés ailleurs dans le monde et dans toutes les spécialités, que ce soit celles des sciences humaines, des mathématiques, de la physique et des autres technologies montrent par analogie à quel point l’Algérie a pris du retard, et même si certains se réjouissent des quelques lauréats de prix internationaux en mathématiques provenant en majorité de l’école privée, on peut souligner que cela ne saurait cacher les dysfonctionnements profonds que connaît ce secteur.
Le domaine de la santé. La pandémie a acculé tout le monde pour constater que les réponses apportées par les pouvoirs publics sont en deçà des attentes du citoyen. La santé n’est pas en reste car elle a besoin non seulement d’un ajustement sur le plan organisationnel mais aussi d’une mise à niveau rapide et intelligente de tous les paliers fonctionnels. Cela aiderait à prévenir non seulement les épidémies mais surtout à offrir des conditions de soins décents pour les usagers.
Enfin, la thématique cruciale de la citoyenneté et de la place du citoyen sur l’échiquier institutionnel par le biais de la justice. Sans développer une problématique technique, ce domaine souffre d’un réel manque de sérieux et pour citer le président de la République… «La construction de la démocratie passe par une liberté d’expression réelle et responsable et non pas une liberté de sabotage», ajoutant que «rédiger un article hostile à l’Armée nationale populaire (ANP), par exemple, est comme travailler dans une cinquième colonne mobilisée pour nuire au moral de l’armée, chose que certains ont fait en collaboration avec des ambassades étrangères». Cependant, le citoyen constate tous les jours que les dossiers traités par cette justice montrent qu’elle est en situation d’essoufflement, notamment en raison de la nouveauté des embarras soulevés par la liberté d’expression que revendiquent tous les citoyens.
L’impasse «invisible» de la mobilité des personnes
Avec tous ces obstacles, le citoyen se sent méprisé, dédaigné et exclu. Les contraintes qu’il vit tous les jours de l’année font de lui une personne dans une impasse sans issue ou dans un labyrinthe sans sortie possible. Ce sont ses libertés individuelles et collectives et sa mobilité comme citoyen qu’il vit comme un enfermement qu’il n’a jamais voulu. Je me souviens qu’au début de l’indépendance, des millions de personnes se sont déplacées de leurs lieux de vie et de résidences vers de nouveaux espaces. Quelques observateurs ont qualifié cet exode de «rural» et de rares sociologues et anthropologues ont parlé de «retour aux sources». Des douars, des villages, des petites villes, les populations ont rejoint les grands centres urbains et les villes côtières. Les réfugiés des frontières est et ouest sont revenus au pays. Ces déplacements ont eu un premier effet, celui de remplacer les pieds-noirs qui ont choisi de prendre «les chemins du retour vers la France» ; d’autres ont choisi d’émigrer sous d’autres cieux qui, en Allemagne, qui au Québec, etc. d’autres encore aux Etats-Unis et bien des israélites sont partis en Israël.
Le second effet provoqué par ces déplacements libres – sans plan des autorités pour anticiper les besoins et les moyens nécessaires pour satisfaire aux exigences de tous – est constitué par ces changements dans les attitudes et comportements qui, venant de la ruralité, sont souvent incompatibles avec ceux de l’urbanité.
Les gouvernements de la première décennie de l’indépendance n’ont même pas réfléchi à des programmes spéciaux – en avaient-ils les compétences ? – pour répondre aux attentes de ces déplacés du rural vers l’urbain.
Le troisième effet réside dans la compréhension et la perception de ce qu’est l’hygiène urbaine par analogie à l’hygiène rurale. Résultat, les villes sont devenues hideuses, sales… Tout un changement de paradigme. Il a fallu attendre le début des années 1970 pour lancer des semblants de programmes d’action orientés vers les villages et les villes désertées. Dans le cadre de la fameuse «révolution agraire» et le projet «mille villages» en est un exemple concret. Bilan «Zéro». Pourtant, un plan d’action national de modernisation des villes aurait été une belle option. Mais lorsque nous savons qu’aucun plan d’action n’a été réfléchi et mis en œuvre pour aider les municipalités et les wilayas du nord à accueillir ces citoyens de l’Algérie profonde, nous doutons de la perspective.
Un nouvel exode pour mieux ancrer la population
Donc, au lendemain de l’indépendance, l’Algérie a connu un exode massif des populations des campagnes et des montagnes vers les grands centres urbains qu’ils soient situés le long de la côté ou à l’intérieur des terres tels que Constantine, Sétif, Batna, Biskra, Khenchela, Tébessa, Guelma, Tiaret, Sidi Bel-Abbès, Médéa, Tizi Ouzou, Bouira, Médéa, Blida, Tamanrasset, Ouargla, Béchar Djelfa, Tlemcen… Sous le poids démographique ressenti, le développement en particulier économique, industriel et éducatif n’a pas été de pair avec les ambitions théoriques des plans gouvernementaux.
Ne serait-il pas temps pour les autorités en charge du bien-être des populations d’envisager un avenir plus radieux prenant en considération ce qui pourrait être un «exode réfléchi vers l’intérieur du pays», une révolution fondée sur deux axes de travail le qualitatif et le quantitatif ? Ce plan permettrait de faire bouger les populations vers les villes les moins peuplées avec comme pivot central l’allégement du poids des villes côtières et des grands centres urbains. Ce qui éviterait dans un premier temps, et tant que ce n’est pas encore totalement perdu, de bétonner des cités-dortoirs en prenant sur les terres les plus fertiles. Ensuite, cela améliorerait le standard de vie dans les villes cibles, et enfin mettre de l’avant les facteurs de stabilisation dans ces villes. Les municipalités et les wilayas piloteraient ce projet grandiose et singulier en tenant compte du fait que la mobilité des populations réside aussi dans les facilitations de transports, tous modes confondus, nécessaires et suffisants qui aideraient aux déplacements rapides de chacun sans trop de contraintes : un réseau ferroviaire amélioré ; un réseau de cabotage entre les villes côtières ; un réseau de transports en commun complémentaire aux deux premiers et bien entendu un réseau de transports aériens plus accessibles à tous. Des millions d’emplois pour des décennies.
Les démographes, je ne sais pas s’il en existe encore en Algérie, peut-être dans d’anciennes structures et autres organismes d’Etat, manquent cruellement sur la scène médiatique pour nous faire part de leurs travaux et autres études ou analyses à même de nous dire dans quelle situation se trouve la population algérienne et au moins avoir une idée précise du poids de la pyramide des âges : jeunes femmes et jeunes gens, personnes du troisième âge ; taux de natalité et taux de mortalité ; répartitions urbaine et rurale ; proportion de lettrés et d’illettrés ; diplômés des universités, etc. Cela contribuerait à faciliter la tâche de ceux qui prennent les décisions nécessaires qui structurent les politiques nationales dans tous les domaines d’activités et à avoir un minimum de cohérence ; de déterminer les besoins cruciaux et vitaux des populations par groupes d’âges ; de mieux dessiner les contours de politiques alimentaires en lien avec l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ; de mieux appréhender les problématiques de santé et d’éducation, et bien d’autres aspects de la vie sociopolitique du pays.
Un plan stratégique spécial de stabilisation des populations
C’est dire combien les déficits observés ici et là sont marquants et sensibles. Même dans les universités, lieux de recherche et de développement par excellence, aucun sociologue, aucun historien, aucun psychologue, aucun statisticien ne s’est penché sur cette question du déplacement des populations, ses causes et ses effets sur le reste de l’économie, de la politique de la culture du pays. Alors, une idée en passant, pourquoi ne pas organiser des états généraux en vue d’une réflexion inventive, audacieuse et pragmatique en ce qui concerne toutes les libertés citoyennes, que ce soit en matière de mouvements et de la circulation des personnes ? Un premier volet de réflexion et d’analyse serait la mobilité intramuros en Algérie ; le second la mobilité de l’Algérie vers le reste du monde et le troisième celui de l’apport des émigrés vers l’Algérie ? Une utopie, diront certains ! Mais qui sait ? Théodore Monod nous rappelle que l’utopie est simplement ce qui n’a pas été essayé !
F. R.-C.
Analyste sénior (German)
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