La volte-face subite du gouvernement espagnol est dirigée contre l’Algérie ?
Une contribution de Hocine-Nasser Bouabsa – Le mercredi 18 mars 2022 est une date que l’histoire retiendra. Comme elle a déjà retenu celle du 19 Mars 1962. C’est donc la veille du soixantième anniversaire de la victoire du peuple algérien sur les forces coloniales françaises soutenues par l’OTAN que la nouvelle de la honte et de la trahison fut publiée. Pure coïncidence ? Non, car les indices laissent peu de place à un tel scénario ! En effet, en diplomatie, il n’y a pas de coïncidences et les dates sont généralement choisies pour mieux passer les messages. D’où une question qui se pose : l’Algérie est-elle visée ? Pour répondre à cette question, il faut répondre à toute une cascade de questions, dont la première est : l’Espagne a-t-elle agi seule ?
Pour les uns, cette nouvelle fut un choc. Pour d’autres, elle représente une grande surprise. En effet, très peu de spécialistes et observateurs s’y attendaient et encore moins ont anticipé la nouvelle annoncée par le Makhzen marocain qui, dans les coulisses, savoure sa victoire sur son ennemi du nord et bombe le torse pour un exploit qui n’est pas, en réalité, le sien. En effet, il s’agit d’un semblant de victoire que le Maroc tout entier paiera très cher, par plus de pauvreté et de soumission, car les hyènes ne sourient pas ; elles dévorent leurs proies. L’exploit makhzénien réside dans la volte-face honteuse et brutale du gouvernement espagnol qui, pendant plus de 40 ans, s’était rangé au côté du droit international – en particulier, parce que l’Espagne est redevable envers le peuple sahraoui et parce qu’elle est encore considérée comme la puissance administrative des territoires du Sahara Occidental – mais qui par la grâce de la bague de Salomon considère dorénavant le plan marocain d’autonomie comme «la base la plus sérieuse, crédible et réaliste pour la résolution» du conflit du Sahara Occidental que le dictateur fasciste Franco a lui-même créé en signant un accord tripartite avec le Maroc et la Mauritanie en 1975 à Madrid. Le point central de cet accord consistait à partager entre ces deux pays ce territoire que l’Espagne a longtemps colonisé, sans demander l’avis de ses populations.
Sanchez a-t-il agi de son propre gré ?
Les médias du mainstream international ont rapporté l’information tout en veillant à limiter le revirement espagnol au seul contexte des relations bilatérales entre les deux pays. Pour appuyer la version de ces médias, et afin d’orienter l’attention de ses militants et celle de l’opinion publique espagnole et internationale en fonction de la stratégie de communication tracée par Pedro Sanchez, son président, le parti socialiste espagnol (PSOE) a opté, lui aussi, pour des explications superficielles de circonstance, les limitant à la thématique des deux enclaves Ceuta et Melilla ainsi qu’au problème de l’immigration clandestine en provenance du Maroc. C’est ce qui ressort d’un document publié par la direction de ce parti dans lequel on peut lire : «Inaugurer de nouvelles relations solides et stables avec un pays voisin et partenaire stratégique comme le Maroc est indispensable pour l’intégrité territoriale, y compris Ceuta et Melilla, à la souveraineté de l’Espagne, et à la stabilité, la sécurité et la prospérité des deux pays.» L’objectif de ce document est donc de vendre le retournement de Sanchez comme un deal gagnant-gagnant qui permet à l’Espagne de sécuriser les deux enclaves.
Beaucoup de facteurs suggèrent néanmoins que la décision du gouvernement Sanchez d’appuyer dorénavant les thèses colonialistes marocaines au détriment des droits historiques du peuple sahraoui n’est pas le résultat de négociations avec la partie marocaine, mais lui a été dictée par des acteurs externes influents, en raison de considérations stratégiques régionales ou globales, dans lesquelles l’Espagne et le Maroc ne jouent qu’un second rôle. Ces facteurs sont énumérés ci-après :
1- L’annonce d’une nouvelle cardinale et sensible concernant le changement d’un paradigme de la politique étrangère d’un Etat souverain est généralement du ressort exclusif du gouvernement qui a décidé ce changement. Le fait que c’est l’Etat marocain qui publia le premier l’information concernant la volte-face du gouvernement espagnol au sujet du Sahara Occidental est un manque flagrant de respect vis-à-vis, non pas de Sanchez seulement, mais de toute l’Espagne. C’est le signe que le Makhzen se sent suffisamment protégé pour se permettre de brusquer tous ses voisins, et même des pays comme l’Allemagne.
2- L’animosité et la méfiance – l’épisode de l’hospitalisation de Brahim Ghali dans un hôpital espagnol à cause de son infection grave par le Covid, en est l’illustration – entre les deux rives étant profondes et historiquement ancrées dans les deux sociétés, les négociations entre les deux parties pour arriver à une entente nécessiteraient au moins une décennie et non quelques mois.
3- Les deux pays sont presque toujours sur un pied de guerre à cause des deux enclaves Ceuta et Melilla que les Marocains réclament maladivement, et avec insistance, jusqu’à en faire leur «cause nationale» au même titre que le Sahara Occidental.
4- Le consensus au sein de toutes les sensibilités de la société espagnole est tellement cimenté dans la conscience collective nationale qu’aucun gouvernement espagnol de droite, ni gauche n’est en mesure de prendre le risque de faire des concessions au Maroc.
5- L’armée et particulièrement ses patrons, idéologiquement encore sous l’influence du franquisme, considèrent le Maroc toujours comme le plus grand ennemi de leur pays et s’oppose comme la population espagnole à des concessions.
6- Pedro Sanchez est sur un fauteuil éjectable parce que son parti, le PSOE, est membre d’une coalition gouvernementale composée de plusieurs partis, dont Unidas Podemos et ne disposant que de 155 sur 350 députés au Cortes, le Parlement espagnol. Ces partis s’opposent à la reconnaissance de la marocanité du Sahara Occidental. Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer que Sanchez ait pris volontairement le risque de se faire éjecter du poste de chef de gouvernement – on se rappelle encore de la motion de censure présentée par Vox en 2020 contre Sanchez, qui ne doit son salut qu’au parti populaire, qui lui accorda son soutien – sauf s’il est sujet à un chantage qui touche sa vie privée ou sa famille.
7- Les relations de l’Espagne avec l’Algérie ont été depuis plus de 40 ans empreintes de stabilité et de confiance. Les conflits territoriaux sont inexistants. Les sociétés espagnoles font du bon business en Algérie. Les sociétés algériennes ne jouent pas la concurrence déloyale contre les sociétés espagnoles. Le gaz algérien coule à flot dans les foyers de la péninsule. La coopération sécuritaire et du renseignement est excellente. Sous cet angle, il paraît clair que Sanchez n’avait aucun intérêt à se mettre l’Algérie sur le dos.
8- Presque tous les pays de l’Amérique latine reconnaissent la République sahraouie et le Polisario comme représentant unique et légitime du peuple sahraoui. La position de l’Espagne avant le 18 mars 2022 était donc compatible avec la position pro-sahraouie des peuples sud-américains. Un glissement pro-marocain de la part de l’Espagne serait donc mal vu par des centaines de millions de Sud-Américains. Avec son volte-face, Sanchez a massivement entaché la crédibilité de l’Espagne à leurs yeux.
Confrontée aux aléas de tous ces facteurs, l’annonce faite par le Makhzen marocain, et confirmée par Madrid un jour plus tard, prend plutôt la forme d’un marché de dupes qui, d’une part, profite totalement au Maroc sans lui coûter un centime et, d’autre part, met le gouvernement espagnol et toute l’Espagne dans une position d’infortune et de faiblesse, sans pour autant lui procurer un quelque petit avantage dans le long terme, sauf peut-être une accalmie de plusieurs mois pour ses deux enclaves.
Le gouvernement, les services d’intelligence et l’armée espagnols sont certainement conscients de la pertinence et de l’importance des facteurs que j’ai cités en haut. Ils n’auraient donc jamais approuvé de s’embourber dans un deal défavorable pour leur pays si des contraintes exogènes insoutenables ne les ont pas forcés à le faire.
Après ces explications, la réponse à la question «Sanchez a-t-il agi de son propre gré» ? devient évidente, et elle ne peut être que non !
Dans la prochaine partie de ma contribution, je m’emploierai à cerner les forces influentes qui auraient orchestré la volte-face de Sanchez. Ceci permettra de répondre à la question de savoir si l’Algérie est visée et dans quel contexte.
H.-N. B.
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