Les islamistes contre la culture : l’excommunication de la musique moderne
Une contribution de Khider Mesloub – Ces dernières années, à de multiples reprises, à l’initiative de la mouvance islamiste, certains galas de musique, en particulier de musique raï, ont été annulés en Algérie, notamment à Béjaïa. Les dernières tentatives d’interdiction de galas se sont déroulées récemment dans les villes d’Oran et de Bouira, comme il a été rapporté par Algeriepatriotique dans l’article «Graves dérapages à Bouira et Oran : qui cherche à raviver le feu de la discorde ?» publié le 18 avril 2022.
En l’espèce, cela s’apparente à une entreprise de censure initiée par des islamistes monomaniaques de cantillation coranique et de litanie du muezzin, adeptes de complaintes axées sur les prédications salafistes. Assisterions-nous à la résurgence de l’islamisme tentaculaire totalitaire en pleine santé pathologique politique ou simplement aux dernières salves de la bête immonde islamiste blessée, assenant ses derniers chétifs coups de griffes politiques salafistes avant son extinction, avant de rendre son âme méphistophélique ?
Il y a lieu de demeurer vigilant devant les tentatives d’autodafés culturels initiées par l’incendiaire mouvance terrorisante religieuse islamiste. Aujourd’hui, elle est parvenue à interdire les concerts de musique, jugée immorale à ses yeux, aveuglée par l’obscurantisme salafiste. Demain, elle sera capable d’immoler tous les artistes, enflammer tous les lieux de culture pour matérialiser son programme mortifère politique islamiste, à l’instar des djihadistes de Daech, ses chefs d’orchestre idéologique, virtuoses des immolations humaines et culturelles.
A cet égard, il n’est pas inutile de rappeler comment, avec un art consommé de la mise en scène de la violence diaboliquement diffusée en direct sur les réseaux sociaux, les djihadistes s’étaient livrés à la destruction d’œuvres d’art en Afghanistan (dynamitage des bouddhas de Bamiyan), en Irak (saccage du musée de Mossoul) et en Syrie (la cité de Palmyre), ces deux derniers pays témoins historiques d’une région berceau de la civilisation humaine. Sous couvert de condamnation de l’adoration des idoles et de la régénération de la pureté islamique, les djihadistes avaient revendiqué la destruction de ces sites culturels et cultuels antiques. Pour les djihadistes du monde entier, les attaques contre la culture s’intègrent dans leur schéma de destruction de toutes les œuvres artistiques, symboles de la liberté de la pensée (créative) et de la diversité culturelle (universelle). Leur entreprise de génocide culturel constitue un «crime contre l’humanité pensante et créatrice».
Pour revenir à l’Algérie, en dépit de nos divergences en matière musicale, on doit s’associer pour empêcher la mise sous tutelle salafiste de la musique algérienne. L’Algérie est réputée pour la variété et la richesse de sa musique. Il faut protéger ce patrimoine culturel. En ce qui concerne le genre musical raï, depuis sa naissance, il a toujours eu ses admirateurs et surtout ses détracteurs. Pour notre part, on avoue n’être pas admirateur béat de la musique raï. Cependant, il ne s’agit que d’un point de vue personnel. Nous respectons donc les amateurs de la chanson raï. Par conséquent, nous nous interdisons de porter tout jugement moral sur ce genre de musique. Mais seulement un modeste avis personnel musical.
Au plan strictement musical, nous ne sommes pas amateur de la musique raï, à la fois pour la médiocrité de ses paroles itératives et pour la pauvreté de ses thématiques. Effectivement, la chanson raï brille par l’indigence de son lexique, par ailleurs truffé de termes argotiques. Souvent, la chanson raï est composée de quelques minuscules couplets réitérés tout au long du morceau musical. De surcroît, sa thématique demeure dérisoire et modeste. Contrairement au chaâbi et à la chanson kabyle, où toutes les thématiques de l’existence sont abordées, depuis la nostalgie jusqu’à la politique, en passant par la souffrance et l’espoir, la musique raï s’endiable souvent sur la même thématique, à savoir l’amour, chanté de manière graveleuse. Toutefois, pour nuancer notre propos, on doit reconnaître que le raï, eu égard au poids archaïque de la société algérienne, représente un genre de musique progressiste et subversif, qui plus est très écouté par la gent féminine. C’est cette dimension dissolvante des mœurs rétrogrades incarnée par le raï qui effraye la mouvance islamiste attachée au maintien des traditions patriarcales.
En tout état de cause, au nom de la liberté d’expression et de la création artistique, nous défendrons toujours la musique rai, notamment contre tous ses détracteurs, réactionnaires et islamistes.
Nous qui croyions que la musique adoucissait les mœurs ! Apparemment, en Algérie, elle excite le tempérament agressif et belliqueux de certaines franges islamisées de la population. La musique est universelle. Elle appartient à toute l’humanité. Fruit des sonorités et tonalités de l’arbre planétaire musical aux racines diverses et variées, la musique nourrit de sa sève mélodique et rythmique toutes les oreilles mélomanes. Pourquoi tant de hargne, tant de haine contre la musique, en particulier moderne ?
Longtemps, entre la chanson classique traditionnelle et la variété musicale moderne algériennes s’élevait un mur infranchissable. Or, depuis les années 1970, l’Algérie voit mûrir un genre musical occidentalisant. L’intrusion de tendances modernisatrices dans le domaine musical se fait sentir sur tous les genres, dont le chaâbi, modernisé notamment par le chanteur Kamel Messaoudi. Depuis lors, par l’effet du processus d’acculturation [1], le paysage sonore algérien brasse un large répertoire musical, une multitude de styles puisés aux différentes sources rythmiques et mélodiques mondiales. Depuis la musique moderne kabyle jusqu’au raï, en passant par le chaâbi modernisé et d’autres genres musicaux régionaux, tous subissent de multiples influences culturelles. Partout opère le phénomène du syncrétisme musical [2], synthèse interculturelle intégrant plusieurs apports mélodiques. Par un processus de métissage culturel, la société contemporaine mondialisée a engendré des genres musicaux hybrides inédits, exécutés par des instruments d’origines nationales et continentales diverses. De nos jours, les instruments ne sont plus africains, asiatiques, européens ou américains, mais universels, métissés. A l’instar de n’importe quel produit vendu dans les magasins, comme la voiture fabriquée avec des matériaux et composants électroniques en provenance de tous les continents, un morceau musical est confectionné avec des mélodies transculturelles jouées par des instruments universels. Nul doute, avec l’uniformisation des cultures, nous sommes entrés dans l’ère des entrecroisements ethnico-culturels divers, avec comme corollaires la standardisation des goûts musicaux et la chloroformisation esthétique et artistique.
Pour autant, longtemps réputée pour sa prédisposition acoustique à formaliser les problématiques de la société, à façonner les représentations collectives, la musique a perdu cette dimension évocatrice sociale au profit d’une conception narcissique marchande, dénuée de toute symbolique culturelle identificatoire. Qui plus est, à l’ère de la spécialisation professionnelle et de la segmentation technicienne, la musique subit le même phénomène avec la scission, désormais la norme dans l’univers artistique musical, entre les rôles de composition et d’interprétation. L’époque de l’artiste auteur-compositeur-interprète est révolue. Le chanteur est devenu un simple organe vocal érigé en caisse de résonance des sociétés de production, intéressées exclusivement par la vente de leurs marchandises musicales, sous forme de CD ou de tournées nationales et internationales.
Pour revenir à l’Algérie, une musique trop «savante», supposément intellectuelle, aux thématiques musicales éthérées, reste à tout jamais «élitiste». Ce genre de musique cérébrale, savamment poétique, censé délivrer un message, largement répandu parmi les chanteurs kabyles et certains chanteurs de chaâbi, n’intéresse qu’une petite coterie d’initiés, un cercle restreint de mélomanes.
Aujourd’hui, de même qu’on peut reprocher au genre musical raï de réduire son répertoire au seul registre de l’amour chanté sur une tonalité prosaïque débridée, de même on peut déplorer que la musique kabyle verse majoritairement dans la vitupération politique musicale par ses chansons qui ressemblent à des «harangues incendiaires vocalisées» où la revendication fanatique identitaire le dispute à la diatribe véhémente contre le régime algérien. La chanson kabyle s’apparente à un «meeting» instrumental interprété sur un ton rageur, avec un phrasé vengeur. Pour nombre de chanteurs kabyles, la musique sert de moyen de lutte, et non d’instrument de divertissement ou de mode d’expression artistique. La majorité de ces chanteurs peuvent être qualifiés d’idéologues vocalistes, de propagandistes musiciens.
Qui plus est, au cours de ces trois dernières décennies, sous l’influence du mouvement berbériste, la chanson contestataire kabyle, autrefois enracinée dans les problématiques socioéconomiques et de la liberté politique inscrites dans une dynamique nationale inséparable de l’ensemble des Algériens, s’est dégradée par ses thématiques particularistes et régionalistes dominées par des revendications culturelles, linguistiques et identitaires, réductibles exclusivement aux habitants de la Kabylie. On est passé de la chanson kabyle engagée, fondée sur des revendications sociales fondamentalement algériennes porteuses d’un projet national émancipateur, à la chanson militante axée étroitement sur des doléances sociétales berbéristes cantonnées au périmètre culturel de la Kabylie. Désormais, la chanson kabyle est fortement imprégnée par la thématique identitaire. D’aucuns cultivent un genre musical aux paroles à forte connotation ethnocentriste et sécessionniste, notamment Ferhat Mehenni, fondateur du groupe Imazighen Imoula, dirigeant du MAK, organisation irrédentiste raciste soutenue par l’entité sioniste et la monarchie marocaine.
La musique ne doit pas être réservée aux groupies, aux spécialistes des gammes acoustiques. Elle doit, par sa diversité, concerner tous les publics. A la morosité musicale traditionnelle élitiste, préférons les fulgurances de la musique vivante et vivace moderne, offerte notamment par le raï.
En fait, de manière générale, dans le domaine artistique, les tentatives novatrices musicales pour dépasser la tradition ont toujours été mal accueillies, acceptées avec réticence. En Occident, dans les années 1950 et 1960, quand la musique symphonique et populaire traditionnelle déclina au profit des novations artistiques modernes portées notamment par le rock et d’autres formes musicales endiablées, ces nouveaux genres musicaux furent farouchement condamnés. Pour ne citer que le rock, attaqué de toute part, cette nouvelle expression musicale atypique fut qualifiée de vulgaire. Ainsi, l’Algérie n’innove pas en matière de réaction contre la modernisation de la musique. Et l’histoire est riche de ce genre de réprobations et de fustigations. Au cours de l’histoire, de nombreux artistes ont subi les foudres de la critique pour leurs coupables audaces musicales, leurs créations iconoclastes. Leur genre artistique était accusé de dépraver les mœurs. Jusqu’à ce que, le temps ayant fait son œuvre, ces mêmes audaces artistiques apparaissent comme toutes naturelles, ces créations soient normalisées, ce genre artistique initialement jugé subversif devienne conformiste.
A toute époque, la musique contemporaine a besoin d’un temps de maturation plus ou moins long pour être agréée. Rappelons qu’il a fallu attendre le début des années 1980 pour que la musique raï soit diffusée sur les ondes radiophoniques officielles algériennes et sur les écrans de télévision. Longtemps, les pionniers du raï étaient enterrés dans les caves des cabarets, cantonnés à la clandestinité, privés de sonorisations publiques, de salles de spectacle. Le raï était interdit de pénétrer dans les foyers car genre musical jugé immoral.
Mais, objectera-t-on, il faut tenir compte de la sensibilité «morale» du public. La pudeur doit inspirer le chanteur. Pour atteindre un large public, la chanson doit être portée par une composition décente et des paroles vertueuses. Or, en matière artistique, notamment au niveau musical, la morale ne doit pas s’immiscer dans la création d’une œuvre. Le gage de la liberté de penser de l’artiste se mesure à l’aune de l’innovation permanente de son œuvre, illustrée par la modernisation incessante de sa création. L’indépendance de l’art ne s’obtient qu’au prix de sa libération des conventions établies. La vertu de l’art est de révolutionner constamment sa création. Et non de demeurer, pour se conformer à la morale dominante de la société, prisonnier d’une culture artistique statique, fossilisée. Il semble donc qu’il faille changer de perspective et s’interroger, non sur l’adaptation de la musique au public, mais sur le degré de réceptivité du public, selon la musique qu’on lui propose. On en vient au problème de l’éducation du futur «consommateur» de musique. C’est le vieux débat, depuis longtemps résolu par les sociétés modernes sécularisées des pays développés, sur l’affirmation de la subjectivité en matière esthétique et artistique, l’émancipation de l’inspiration et de la création des conventions normatives traditionnelles castratristes. C’est le vieux débat du façonnement du goût culturel individuel par-delà les dimensions sapientielles de la société conservatrice étouffante, inhibante.
La musique est une affaire de connaissance, de goût et surtout de curiosité. C’est la raison pour laquelle on ne doit pas laisser les islamistes façonner notre goût musical, au risque de nous dégoûter à jamais de la musique. On connaît la chanson des islamistes. Elle s’est toujours jouée aux sons stridents de leurs couteaux égorgeurs de la vie, aux tonalités fracassantes de leurs bombes meurtrières, sur fond sonore du cri terrifiant d’«Allah Akbar» qu’ils profèrent lors de l’exécution de leur ballet terroriste contre des cibles innocentes anonymes. Il serait donc regrettable d’avoir peur de la musique moderne, notamment raï, sous prétexte qu’elle contrevient aux mœurs de la société (ou plutôt de leur société salafiste mortifère où aucune vie mélodieuse ne pénètre).
K. M.
1- L’acculturation désigne, en anthropologie culturelle, les phénomènes de contacts et d’interpénétration entre civilisations différentes.
2- La notion de syncrétisme, en s’appliquant à la pensée religieuse et philosophique, se définit comme une attitude visant à opérer une fusion cohérente de plusieurs théories ou doctrines. Et par extension, au plan musical, la fusion de plusieurs genres mélodiques.
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