Les Verts allemands : du pacifisme radical à l’avant-garde du bellicisme atlantiste (I)
Une contribution de Hocine-Nasser Bouabsa – Dans ma dernière contribution, j’ai souligné l’existence d’un risque réel de voir le conflit ukrainien déborder sur une guerre nucléaire qui effacerait l’Europe de ce monde, et évoqué en même temps la nécessité d’impliquer les populations européennes et à leur tête les Allemands dans une démarche pacifiste similaire à celle des années 1980 pour endiguer ce risque. Cette tâche ne sera pas chose aisée en raison de la défaillance de la force majeure qui était jadis derrière le pacifisme européen.
Le 10 octobre 1981, j’étais au «Hofgarten» de la ville de Bonn, ex-capitale de l’Allemagne fédérale entre 1949 et 1990. Il y avait une immense marée humaine qui dépassait 300 000 personnes, entre militants et sympathisants du mouvement pacifiste, venus de toute l’Allemagne et encadrés, entre autres, par le mouvement rénovateur chrétien, mais surtout par le parti des Verts, qui, quelques mois auparavant, tenait son premier congrès. Ensemble, nous militions pour mettre fin à la course à l’armement et au risque d’une guerre nucléaire entre l’OTAN et l’ex-Pacte de Varsovie, qui aurait effacé l’Europe de la carte géographique et provoqué d’immenses et catastrophiques dégâts dans d’autres pays de la planète.
Quarante ans après, cette même Europe est en pleine confrontation militaire, entre l’OTAN (l’Ukraine n’est qu’un proxy), en tant que chef de file d’une Europe vassalisée, forcée à se mettre sous le parapluie états-unien, et la Russie. Mais, drôle de situation, et bien que le danger d’une escalade militaire qui pourrait aboutir à une apocalypse nucléaire soit réel, le parti allemand des Verts n’a jusqu’à présent montré aucun signe d’une opposition à l’escalade. Pire, ce parti s’est même mis en première ligne des faucons qui versent l’huile sur le feu pour pousser à l’embrasement. La question mérite d’être posée : que s’est-il donc passé entre 1981 et 2022 ?
Refus du stationnement des missiles Pershing et Gryphon
La manifestation historique de «Hofgarten» en 1981 – Bonn n’en a connu pareille, ni avant, ni après – était le catalyseur et l’accélérateur du développement de ce parti, jadis, avant-gardiste et radical. Ses fondateurs étaient dans leur grande majorité ancrés dans la sphère idéologique progressiste. Ils rêvaient et se battaient pour l’instauration d’un système de gouvernance démocratique pacifiste, basé sur l’implication directe des classes populaires dans la gestion des affaires publiques (démocratie participative) et affranchi du diktat états-unien. Jamais, ils n’auraient cru une petite seconde que leurs successeurs vont, un jour, trahir leurs idéaux et leur cause, en transformant le parti d’une forteresse du pacifisme mondial en un véritable club de carriéristes et d’opportunistes – certains critiqueurs parlent même de membres d’une «secte» – qui ont vassalisé ce parti pour en faire un outil de l’atlantisme belliqueux.
En effet, quarante ans après sa création, le programme politique «vert» de l’an 2022 est presque diamétralement opposé à celui du congrès constitutif de Karlsruhe en 1980, qui misait sur l’intégration de la composante antinucléaire «Atomkraft, nein danke» afin de gagner le soutien des populations campagnardes qui refusaient l’implantation de dépôts de déchets atomiques sous leurs sols. Mais s’articulait stratégiquement surtout autour du refus stratégique du stationnement en Allemagne des missiles américains de moyenne portée «Pershing II» et de croisière «BGM 109G Gryphon», en raison de leur capacité de porter des ogives nucléaires. Ce stationnement fut décidé par les Etats-Unis en application de sa stratégie militariste infligée à l’Allemagne en 1979 dans le cadre de ce qu’on appelle en allemand «Doppelbeschluss» ou «décision double».
«Frieden schaffen ohne Waffen»
La réponse du mouvement pacifiste allemand à cette escalade belliqueuse conçue officiellement par l’OTAN pour contrer le danger de l’ex-bloc communiste – qui montrait déjà à cette époque des signes d’essoufflement et des fissures, devenues visibles après les grèves du syndicat ouvrier Solidarnoc en Pologne – consistait en l’organisation dès 1979 de manifestations hebdomadaires à travers toute l’Allemagne sous le slogan phare «Frieden schaffen ohne Waffen» ou «faire la paix sans armes». Le point culminant de ces manifestations fut le rassemblement du 10 octobre 1981 à Bonn.
C’est la dynamique que ce rassemblement gigantesque a engendrée qui permettra, deux ans plus tard, au parti des Verts de gagner plus de 5 % (minimum fixé par la Constitution «Grundgestz» pour éviter l’atomisation du Parlement, comme ce fut le cas pendant la République de Weimar) de voix des électeurs allemands lors des élections législatives de 1983 et d’accéder au Bundestag, le Parlement allemand.
Le succès franc du mouvement pacifiste ne laissa pas indifférents les gardes du temple à Washington. Au contraire, ces derniers étaient plus qu’inquiets, en raison du profil anti-atlantiste des idéologues qui ont formaté ce mouvement et de la propagation rapide des idées anti-atlantistes au sein de la mouvance de gauche européenne, elle-même gagnée par un regain de pacifisme anti-nucléaire.
La réaction états-unienne – entre-temps un Hollywoodien, Ronald Reagan, est porté à la tête de la Maison-Blanche – fut l’élaboration d’une stratégie contre-révolutionnaire d’endiguement, de cooptation et de satellisation, avec comme objectif principal de casser, apprivoiser ou récupérer à long terme les faiseurs d’opinion du pacifisme européen dont beaucoup étaient allemands.
Diviser pour régner
La meilleure stratégie connue qui a déjà fait ses preuves depuis des milliers d’années s’appelle «divide et vince». Elle fut donc mise en application contre le mouvement anti-guerre et donna naissance à un schisme entre deux courants irréconciliables au sein des Verts : d’une part, les «Fundis» – menés par les radicaux, comme Petra Kelly, le général Gerd Bastian (ces deux derniers sont décédés dans des conditions bizarres ; officiellement ils se sont suicidés par balles), Jutta Diffurth, Rainer Trampert et Thomas Ebermann, et, d’autre part, les «Réalos» – menés par les entristes carriéristes, tels Joschka Fischer, Daniel Cohn-Bendit et Otto Schilly.
Les premiers voulaient servir la cause pacifiste et écologiste en mettant dans le cadre de l’opposition parlementaire et en dehors, une pression constante sur le gouvernement pour l’amener à épouser les idées «vertes». Ils considéraient les postes de responsabilités gouvernementaux comme la porte à l’enrichissement immoral et éventuellement à la compromission et à la corruption.
Les seconds, non seulement, n’avaient aucune crainte à se frotter au pouvoir et à ses avantages matériels, mais faisaient tout pour y arriver. D’ailleurs, beaucoup d’eux ont pu plus tard accéder à des hautes fonctions de la Bundesrepublik, comme vice-chancelier, ministre des Affaires étrangères ou ministre de l’Intérieur.
Le parti des Verts vidé de son essence pacifiste et social-progressiste
C’est cette dernière frange que les Etats-uniens ont pu apprivoiser pour pouvoir baliser, quarante ans après, le chemin à une génération de Verts vas-t-en-guerriers, à l’image de la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, le ministre de l’Economie, Robert Habeck ou le député Anton Hofreiter. C’est aussi cette frange qui, grâce au soutien des médias atlantistes, comme le tabloid Bild, réussit au fil des années à pousser les membres radicaux de la première heure à quitter le parti et à le nettoyer de son essence pacifiste et social-progressiste pour l’enfermer progressivement dans la pensée exclusive du dilemme écologiste flanquée par une offre politique au milieu LGBT majoritairement citadin et apolitique, et donc plus maniable, afin de s’assurer son soutien lors des élections.
Les Verts ont soutenu la guerre contre la Serbie déjà en 1999
La mainmise états-unienne directe ou indirecte sur les «Réalos» atlantisés n’est pas devenue apparente seulement en 2022, mais s’est déjà traduite par leur soutien public à la guerre contre la Serbie, déjà en 1999, lorsque la «Luftwaffe», l’aviation allemande, participa directement avec plus de 500 sorties de bombardement contre les positions serbes. Et ceci, malgré le fait que la loi fondamentale allemande «Grundgesetz» n’autorisait pas explicitement la participation de la «Bundeswehr» aux opérations de guerre, en dehors des territoires de l’OTAN. Fait significatif, ce n’est pas la CDU, un parti atlantiste par conviction, qui était au pouvoir, mais les Verts – sous la conduite de Joschka Fischer – et la SPD, reprise par Gerhard Schröder, après la démission tapageuse d’Oscar Lafontaine.
H.-N. B.
(Suivra)
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