Poutine à Téhéran, Biden à Riyad : est-ce la fin du marché de dupes de Yalta ?
Une contribution d’Ali Akika – Deux grandes rencontres internationales ont eu lieu, l’une à Djeddah les 14-15 juillet en présence du président américain entouré de chefs d’Etat de 9 pays arabes. L’autre aura lieu à Téhéran le 19 juillet où le président de l’Iran recevra les présidents Poutine (Russie) et Erdogan (Turquie). Ces deux rencontres dans la même région et pratiquement en même temps ne sont pas le fait du hasard. Elles se déroulent à une époque où les contradictions entre puissances ne pouvaient qu’exploser, engendrant ainsi une fracture dans les relations internationales. Pareille situation est une donnée de l’histoire. Les naïfs qui crurent enterrer les guerres et bénéficier des dividendes de la paix à la suite de la disparition de l’URSS, se taisent aujourd’hui où la guerre en Ukraine a fracassé leurs rêves de «la fin de l’histoire».
Nous assistons, en effet, à de nouvelles données dans les rapports de force entre pays, lesquels se traduisent dans l’économie, interrogent la politique et le mode de vie des sociétés et malmènent les visions du monde qui s’autoproclament les sauveurs de l’Humanité. Ça rappelle à gros traits la Seconde Guerre mondiale où à Téhéran, en 1943, les Alliés de l’époque se sont réunis pour faire mordre la poussière à l’Allemagne nazie. Les mêmes Alliés se sont réunis à nouveau à Yalta (Russie) en 1945 pour gérer la suite à donner à la défaite de l’Allemagne. Etrangement, les rencontres d’aujourd’hui ressemblent à celles de la Seconde Guerre mondiale avec cependant une différence de taille. Les Alliés d’hier, la Russie et les Etats-Unis, se font face et sont à couteaux tirés ou plutôt à missiles tirés en Ukraine. D’une certaine façon, nous assistons avec ces deux rencontres à distance à une sorte de solde de l’héritage de Yalta qui n’a pas pris en compte la rapacité de la puissance des Etats-Unis et les futures libérations de pays colonisés…
Après ce petit survol pour rappeler l’importance de l‘histoire dans le passage d’une époque à une autre avec ses cortèges de bouleversements, voyons ce qui a fait courir Biden en Arabie et la réplique des pays réunis en Iran…
Le président américain, qui a mis un mouchoir sur sa colère et sa rancune à l’égard du prince saoudien, est allé demander au prince saoudien d’augmenter la production de pétrole pour stabiliser la riche et puissante économie moderne qui fonctionne selon «la pure et scientifique» loi du marché. Celle-ci, c’est bien connu, met de l’ordre grâce à la main invisible de la coriace recette de «l’offre et de la demande». J’arrête ces petites moqueries pour dire que Biden est venu avec des «sucreries» dans ses bagages. Par sa présence en Arabie et sa poignée de mains avec le prince du pays, il signifia que l’assassinat du journaliste saoudien dans le consulat de son pays à Istanbul, c’est e’li fât mât selon un proverbe arabe que MBS doit connaître. Comme ce n’est pas suffisant de pardonner car le monde obéit aux seuls rapports de force, Joe Biden promet de ne pas abandonner le Moyen-Orient aux Russes, aux Chinois et aux Iraniens. Mais cette promesse n’est qu’une promesse d’autant que l’Arabie côtoie la Russie à l’Opep pour contrôler et les prix et la production, vend son pétrole à la Chine qui paie en yuan qui évite les petites commissions et les tracasseries du circuit financier américain. Et enfin, avec l’Iran qui fait peur aux pays du Golfe, les discussions vont bon train et le ministre saoudien a clamé haut et fort que tout peut se résoudre par la diplomatie. Il ne restait au président américain que l’atout sécuritaire qu’il fit miroiter aux pays arabes, hôtes de l’Arabie.
Cet atout n’est autre que la constitution d’une petite OTAN à laquelle adhérerait Israël avec son armée invincible qui ferait trembler l’Iran, donc un gage d’efficacité de ce nouveau parapluie qui a la caution de l’Amérique. Sauf que cette petite OTAN est une idée israélienne. Elle consiste à ce que les pays du Golfe lui servent de bouclier contre l’Iran et donc mourir pour lui. En un mot tout bénéfice pour Israël qui, grâce aux «Accords d’Abraham» vend déjà ses gadgets à ces pays et avec la petite OTAN, elle va leur fourguer ses dômes de fer que les Ukrainiens viennent de s’en passer parce qu’inefficaces. En résumé, Joe Biden est venu au Moyen-Orient pour ramener chez lui un prix raisonnable de pétrole à offrir aux électeurs des élections de novembre prochain. Il espérait aussi rassurer Israël que l’Iran n’aura jamais d’arme nucléaire et l’Oncle Sam sera toujours là pour armer la petite OTAN et inviter les pays du Golfe à y adhérer. Au regard des résultats notés par la presse mondiale, Joe Biden est entré chez lui quelque peu déçu…
Quant aux autres pays, Russie, Turquie, qui se réunissent chez leur hôte iranien, leur rencontre aura-t-elle plus de succès ? A l’évidence oui car chacun d’eux a dans ses mains des atouts dont le plus important est leur capacité à se défendre. Ensuite, ils se connaissent puisqu’ils habitent la région ou partagent une frontière (Russie et Turquie). Enfin, ces grands pays se sont affrontés dans l’histoire mais, surtout, ont eu affaire au colonisateur anglais qui a passé la main aux Américains en 1945. Hier comme aujourd’hui, ils ont affaire à l’Occident et s’y opposent pour leur permettre de retrouver un statut conforme à leur histoire, et à leur situation géostratégique pour disposer librement de leurs richesses. Bien sûr, des divergences et des contradictions se nichent dans leurs relations bilatérales. Leur sens de l’histoire et leur fine connaissance des rapports de force leur permettront de s’entendre sur l’essentiel. Et l’essentiel aujourd’hui, c’est de ne pas être emporté par les bouleversements déclenchés par la guerre en Ukraine.
Ils savent qu’ils ont intérêt à unir leurs forces pour engranger les fruits du rééquilibrage stratégique enclenché par une guerre en Europe qui se pensait vivre en paix éternelle. Il leur faut donc éviter que leur position sur la guerre en Ukraine et leur présence militaire en Syrie ne mettent à mal leur stratégie face aux distributions des cartes au Moyen-Orient dont le voyage de Biden en Arabie en est une esquisse. D’ores et déjà, la Russie et l’Iran ont tout intérêt que la Syrie retrouve ses frontières. Il leur reste à convaincre la Turquie d’appliquer le jeu d’échec. C’est-à-dire anticiper la dynamique de la guerre en cours aussi bien en Ukraine qu’en Syrie et donc retirer ses troupes de Syrie, un pays clé dans la future carte du Moyen-Orient. Il y a des évènements qui passent inaperçus aux yeux de l’opinion publique mais qui n’échappent nullement à ces grandes puissances. Ces évènements que je vais rapporter seront certainement présents à la rencontre de Téhéran, événements qui concernent les trois pays qui impacteront directement la Turquie car l’odeur du pétrole/gaz y sera pour quelque chose…
Un de ces événements fut une déclaration américaine inattendue sur un fait survenu en Méditerranée, prouvant qu’Israël, même aidé par les Etats-Unis, ne pourra arrêter le processus du rééquilibrage stratégique au Moyen-Orient. La déclaration en question est celle d’un conseiller de Biden qui dénonçait la fourniture de drones par l’Iran à la Russie. Un acte banal au regard des relations existant entre ces deux pays depuis belle lurette. Ce qui se cache derrière cette déclaration répond à une inquiétude d’Israël à la suite du survol par trois drones du Hezbollah d’une plateforme pétrolière grecque pour le compte d’Israël. L’inquiétude d’Israël a été causée par un exploit du Hezbollah qui coûta à Israël des centaines de milliers de dollars et l’humiliation de son aviation. En voici le déroulement de cet exploit libanais. Trois drones de la résistance se dirigeant vers la plateforme de gaz installée par une société grecque pour le compte d’Israël. Un F35, avion furtif de fabrication américaine décolle et échoue à abattre les drones. Un F16 décolle et réussit à abattre un seul drone. On fit appel à un bon vieux navire de guerre qui satura le ciel d’obus pour enfin abattre les deux intrus restants. Le lamentable résultat de la défense mit l’armée «invincible» de la région dans une rage folle.
Que s’est-il passé ? Le F35 américain a été rendu aveugle par de petits drones certainement fournis par l’Iran, preuve de la montée en puissance de l’Iran dans la région. Ce qui inquiéta aussi bien les Américains que les Israéliens, c’est d’avoir assisté à la paralysie du bijou de la mécanique du F35 par des puces de l’intelligence artificielle. Les Américains ont pensé à l’armement sophistiqué de leurs missiles Himars en Ukraine qui deviendraient des proies faciles. Quant aux Israéliens, ils étaient pris de panique à l’idée de voir des centaines de drones piquant sur une base militaire et impossible à détruire par une défense aérienne «bon marché», et tirant simultanément des centaines d’obus sur un petit appareil guidé par l’intelligence artificielle. Et enfin, suprême humiliation, le drone du Hezbollah ne coûte que quelques centaines de dollars. Cette inquiétude et ces humiliations ont fait précipiter le Premier ministre israélien à Paris pour demander l’aide à Macron vu que la France est l’«amie» du Liban et membre des négociateurs à la Conférence de Vienne sur le nucléaire iranien…
En quoi cet événement de drones iraniens peut-il avoir un intérêt ou un impact sur la Turquie ? Tout simplement parce que du gaz libanais se trouve dans une zone contestée comme le gaz turc qui lui est disputé par la Grèce, adversaire depuis la plus haute antiquité, une inimitié symbolisée par le partage de Chypre depuis 1974. Si l’on ajoute le projet d’Israël d’évacuer «son» gaz et celui de la Grèce pour remplacer celui de la Russie, il est facile de deviner la colère des Turcs qui aimeraient avoir leur gaz pour éviter d’importer du gaz russe.
On voit d’ores et déjà le remue-ménage des grandes puissances qui usent de leurs ressources géopolitiques, diplomatiques et autres pour mieux se préparer à des affrontements plus âpres. L’âpreté, on la retrouve dans les mots des Américains quand ils parlent d’affaiblir la Russie. Ils rêvent d’imposer un nouvel accord de Yalta sans en payer le prix. Les Américains oublient qu’en 1945, quand Yalta fit le «partage du monde» par consensus, le prix qu’ils ont payé est bien modeste au regard des 20 000 000 de morts des peuples de l’Union soviétique…
Le voyage de Biden au Moyen-Orient qu’Israël attendait fébrilement n’a pas changé grand-chose aux négociations sur le nucléaire iranien à Vienne. Quant à l’augmentation de la production du pétrole par l’Arabie ou un autre pays dans l’espoir de faire baisser les prix, ces rêveurs n’ont qu’à savoir lire la bible de l’économie du marché qui est mieux comprise ô paradoxe ! par les adversaires de ladite économie. Quant à la rencontre de Téhéran, espérons que l’occasion sera saisie par les pays pour que la Syrie retrouve la paix.
A. A.
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