Le dépeçage de l’Afrique à Berlin en 1885 n’aura pas lieu en 2022
Une contribution d’Ali Akika – Il est utile de rappeler qu’entre ces deux dates, les réalités politiques de 1885 sur lesquelles s’appuya l’Occident à la fameuse conférence de Berlin sont bel et bien enterrées. L’Occident, à cette époque, miné par ses contradictions de colonisateur, a trouvé plus «intelligent» de s’entendre plutôt que de se faire la guerre. Réunis autour du festin africain avec au menu un énorme gâteau, ce syndicat de prédateurs pouvait se le partager et satisfaire leurs voraces appétits. Mais de nos jours, les peuples et les nations occupent leur champ de bataille, mieux outillés qu’à l’époque de l’esclavage, lui font face. Dans cette immense confrontation qui se prépare pour l’après-guerre en Ukraine, ces peuples et nations peuvent, pour diverses raisons ou impératifs, s’appuyer sur des acteurs qui ont bouleversé les rapports de force à l’échelle internationale. Ces nouveaux acteurs contrebalancent le poids du double monopole militaire et économique de l’Occident. La Russie, la Chine, l’Inde peuvent proposer à cette Afrique convoitée l’équipement à leurs armées et approvisionner leurs marchés pour se procurer des biens essentiels.
Ces bouleversements dans les rapports internationaux ont mis en lumière les atouts géopolitiques et géostratégiques de l’Afrique et par là même révéler la face cachée pour ne pas dire hideuse des convoitises que ce continent suscite. Ceci explique les tournées de l’Américain Antony Blinkin, ministre américain des Affaires étrangères, et de Macron en personne en Afrique. Toutes ces agitations précipitées ont été déclenchées par la guerre en Ukraine qui a bouleversé le jeu sur l’échiquier des relations internationales. L’alerte a sonné dans le camp de l’Occident quand il a vu les «oubliés» du monde refuser de le suivre à l’ONU pour condamner la Russie. Il comprit alors que l’Afrique n’était plus une chasse gardée.
Effectivement, il suffit de regarder une carte du monde pour s’apercevoir que les atouts géopolitiques et géostratégiques de ce continent, les «oubliés» du monde s’en servaient dans leurs relations diplomatiques. Avant de décrire les atouts de quelques grands pays africains, un bref regard sur l’importance de l’Afrique dont on a tendance à la considérer comme un continent dont l’appartenance à l’Occident est «naturelle». L’Afrique des «oubliés» est au carrefour de deux autres continents Asie-Europe. Cette position lui permet d’être un passage obligé par mer, air, terre du trafic de marchandises et de voyageurs.
Nous détaillerons ces atouts à travers le rôle joué par quelques pays africains. Les pays en question combinent plusieurs atouts, richesse du sous-sol, position géostratégique, population, immensité de territoire, armée pour certains, poids de l’histoire dans le voisinage, etc. Prenons quelques exemples de pays africains qui sont l’objet d’une attention particulière par les grandes puissances…
L’Egypte dont les racines pharaoniques se perdent dans les profondeurs du continent traversé par le majestueux Nil, qui la met en relation avec deux autres grands pays : le Soudan et l’Ethiopie (barrage sur le Nil). L’Egypte, c’est la mer Rouge et le canal de Suez qui relie l’Océan/Indien/Pacifique à la Méditerranée. C’est aussi le voisin de ce Moyen-Orient où le pétrole/gaz est à l’origine de toutes les guerres depuis un siècle.
L’autre pays possédant aussi un fleuve coulant au milieu de forêts denses, c’est le Congo porté par la littérature mondiale dans le roman de Joseph Konrad, Au cœur des Ténèbres. Son sous-sol regorge de minerais et aussi de terres rares indispensables à l’industrie d’aujourd’hui et du déjà demain (technologies nouvelles/numérique). Inutile de préciser que les richesses de ce pays furent à l’origine de la bestiale et barbare assassinat de Patrice Lumumba en 1960. La visite d’Antony Blinkin, en juillet, est le meilleur indicateur qui renseigne sur l’intérêt porté à ce pays par les Etats-Unis et Israël.
Non loin de là, le Nigéria, le plus peuplé de l’Afrique et grand producteur de pétrole et gaz, a connu à cause de ces matières premières les affres de la guerre dite du Biafra (1967).
Au sud du continent, il y a l’Afrique du Sud symbolisée par Mandela dont la lutte mit fin au poison apartheid. Grand pays, son cap de Bonne Espérance devenu mythique servait d’escale et d’abri aux navires entre l’Europe et l’Asie qui tombaient dans la fureur des tempêtes.
Au nord-ouest de l’Afrique, à quelques encablures du détroit de Gibraltar, de la France, de l’Italie, et frontaliers de sept pays, l’Algérie, pays pétrolier et gazier, est une sorte de pont qui relie l’Europe à l’Afrique. Ses liens politiques avec l’Afrique du Sud et le Nigéria sont à l’origine de la route Transsaharienne et le futur gazoduc Nigéria-Algérie-Europe (1). A l’heure de la bataille du gaz avec la Russie, ce futur gazoduc étancherait la soif de la France, de l’Italie, de l’Allemagne. Il faut espérer que le Nigéria et l’Algérie penseront aux expériences du gazoducs avec le Maroc et l’Espagne dont les classes dirigeantes se moquent des intérêts de leurs peuples et qui pensaient s’imposer à l’Algérie en faisant appel à l’Europe, l’OTAN, Israël. Il ne manque que Lucifer dans cette liste de la suffisance aussi imbécile qu’infantile.
A travers l’exemple de ces cinq pays africains, on devine aisément le pourquoi de la tournée en Afrique aux mois de juillet-août, des représentants de la Russie, des Etats-Unis et du président Macron. Le choix des pays visités répond à des considérations économiques (gaz, pétrole, minerais) et politiques. Mais de nos jours, l’Occident n’est plus le boxeur unique sur la scène mondiale, comme il le fut à Berlin en 1885. Il découvre aussi que les sanctions se retournent contre lui alors qu’il croyait être le meilleur expert de l’économie capitaliste «scientifique» et éternelle. Il découvre que la Russie par un simple guichet de change de monnaie a transformé le rouble en devise forte qui fait dégringoler l’euro au bénéfice du dollar. Et l’Europe découvre que non seulement le gaz est monté en flèche et comme elle paie en dollar, elle est prise entre les mâchoires de l’étau dollar et rouble. Ah les délices des secrets des marchés boursiers !
Les armes de la compétition pour se maintenir ou s’installer en Afrique
Les deux puissances qui veulent contrecarrer l’influence de la Chine et la Russie en Afrique sont essentiellement la France et les Etats-Unis. Ils sont déjà sur place et veulent maintenir et protéger leurs intérêts. Ont-ils les moyens de leur politique ? Les Américains avec leurs dollars et leur bases militaires sont mieux placés que la France. Ils sont prêts à tout pour contenir la Chine et la Russie. On le voit en Ukraine et à Taïwan. Pour l’Afrique, la carotte du dollar/investissement et le bâton des bases militaires et de la CIA sont des moyens de pression contre la plupart des régimes africains, démunis de légitimité parce que sans soutien populaire.
La France, elle n’a plus comme jadis des cartes en main. Elle cherche à se maintenir en s’adaptant aux nouvelles donnes des rapports de force. Elle tente d’effacer l’image de la France-Afrique en abandonnant sa tutelle sur le franc CFA et autres petites mesures. Le départ de ses forces militaires de la Centre-Afrique et du Mali est le signe de son incapacité à utiliser l’atout militaire, comme elle faisait en fomentant des coups d’Etat au besoin.
Quant à la Russie et la Chine, leur présence n’a pas la même histoire que celle de l’Occident. Ces deux pays ont plutôt aidé à la libération de l’Afrique. Des pays comme l’Algérie, l’Angola, la Guinée Bissau, le Mozambique, l’Afrique du Sud ont reçu des aides militaires, politiques et diplomatiques durant leur guerre de libération. Leur présence en Afrique ne suscite donc pas l’hostilité et la méfiance en l’absence de contentieux coloniaux.
La nouvelle Afrique dans la tempête géopolitique en cours
L’Occident ayant utilisé et la guerre et le mensonge avec l’Irak et la Libye, les peuples en Afrique n’oublient pas et savent qu’ils peuvent être à leur tour victimes de pays qui ne se donnent aucune limite pour maintenir les rapports de force en leur faveur. Ils en donnent la preuve avec la guerre en Ukraine. La guerre de l’information est un chef-d’œuvre d’une folie collective. Ce «chef-d’œuvre» repose sur la croyance que l’Occident détient la vérité en utilisant le déni de l’histoire, histoire de ses conquêtes et crimes qu’il efface tout simplement. Sa dite croyance se nourrit de la supériorité de sa vision du monde, donc de ses «valeurs» forcément universelles ; bref aux religions divines, il propose une nouvelle religion du libéralisme sauvage, tirée de la théorie du philosophe anglais Hobbes où la vie ressemblerait à la jungle. Sauf que les peuples, à l’intérieur même de l’Occident, découvrent que ces «vérités» ont accouché de millions de morts dans les guerres qu’il a menées au nom de ces «vérités». Et ces casseroles qu’il traîne, il en paie le prix aujourd’hui.
Les opinions dans les pays dits du Tiers-Monde ne l’écoutent plus. Même les régimes amis doutent de ses capacités à mourir pour eux. Les déboires de la France en Afrique et les pays du Golfe sentent le vent tourner et les nuages s’amonceler dans leur ciel. Ainsi, l’Occident où le déni du réel le dispute au ridicule théâtre des médias continue, à travers sa guerre de la désinformation, d’interpréter les mêmes chansons sans se rendre compte de leurs grossières inepties… Pendant ce temps, l’Afrique regarde ce cirque et cherche à se positionner. A l’évidence, les peuples africains, instruits par les leçons de l’histoire, savent où mener leurs barques. Ils savent aussi que le chemin est parsemé de pièges et de difficultés. Parmi ces difficultés, il y a ces régimes de féodaux et de roitelets qui cèdent aux sirènes de l’Occident et d’Israël. Le jeu d’Israël dans les pays du Golfe et en Afrique en est la preuve. Israël, en effet, est arrivé à introduire la zizanie dans la Ligue arabe et dans l’Union africaine. Certains Etats incapables de se défendre confient leur sécurité à des petits OTAN…
Le positionnement de l’Afrique va donc dépendre de l’ampleur des bouleversements d’après la guerre en Ukraine. Des pays et des peuples vont-ils réussir à sortir des dépendances héritées à la fois de la colonisation et du sous-développement grâce à des relations nouvelles avec de nouveaux pays émergents ? L’expérience des pays de l’Amérique latine peut leur offrir des indications sur le comment ils sont arrivés à se débarrasser des régimes souvent issus de coups d’Etat comme au Brésil ou au Chili. Dans ces pays, on a vu se former des catégories de petites et moyennes classes sociales qui ont fait des coalitions avec les classes populaires. Ça a donné le Brésil de Lula, le Venezuela de Chavez, la Bolivie de Moralès, etc.
Pour atteindre ces objectifs, l’Afrique ne doit pas tomber dans les travers des certitudes, comme le pratique l’Occident. On sait que celui-ci a réduit la communauté internationale à ses propres frontières et à sa vision du monde. Il prétend même qu’il a fait le tour de l’histoire et a décrété sa fin. La guerre en Ukraine avec la muraille de Chine et l’immensité de la Russie lui ont fait comprendre l’inanité de ces prétentions. L’Afrique doit construire une architecture de son propre univers où la conquête du futur ne doit pas être gêné par les rebuts rejetés par l’écoulement du temps et dans le navire qui mène à bon port, il doit être manœuvré par un solide gouvernail, un bon capitaine et des marins vaillants comme dans les plus beaux poèmes sur la mer. En tout cas, ce genre de voyage, qu’il pleuve ou qu’il tempête, ne doit pas faire tomber ce continent dans la rengaine «vérités» construites, comme en Occident d’aujourd’hui, sous la pression de l’enflure du nombril qui influe à son tour sur l’ego des labyrinthes de la psychanalyse.
A. A.
1- Le Maroc s’est proposé pour être le point d’arrivée du gazoduc vers l’Europe. Ni producteur de gaz, voulant faire passer le gazoduc par une dizaine de pays et, cerise sur le gâteau, à travers le Sahara Occidental. On voit ces petits calculs de boutiquier pour neutraliser le Polisario qui aurait eu dix pays africains et l’Europe sur le dos. Et en plus, il aurait aimé crier victoire contre l’Algérie. Manque de pot, il a oublié que les lois de la géopolitique, du pouvoir d’ouvrir le robinet du gaz ne lui appartenait pas. Et en plus, ses amis ne sont pas près de financer un projet trois fois plus cher que celui du Nigéria et l’Algérie. Satisfaire son obsession de petit colonisateur n’est plus à la mode, ça coûte trop cher. Le projet Nigéria-Algérie a été acté le mois dernier entre les deux pays africains producteurs de gaz et pétrole.
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