Que doit-on faire du patrimoine culturel colonial français érigé en Algérie ?
Une contribution de Khider Mesloub – La question du démantèlement ou non des statues et monuments de l’époque coloniale française, encore hissés en Algérie indépendante, ne date pas de 2017, l’année de la vandalisation de la célèbre statue coloniale de Sétif, l’emblématique Aïn El-Fouara. Pour rappel, sa dégradation fut considérée par une frange de la population algérienne, plus prompte à s’émouvoir de la dévastation d’une statue coloniale que de la détérioration du statut social du citoyen algérien, comme une profanation, un autodafé, en raison de l’auteur du forfait : l’auteur était islamiste. Au vrai, la question du démantèlement du patrimoine culturel colonial français fut posée dès l’indépendance de l’Algérie. Et nullement par des islamistes obscurantistes et «irresponsables». Mais par des révolutionnaires algériens dotés d’une conscience politique aiguë et d’un esprit internationaliste majeur.
En tout cas, le débat relatif au maintien ou non de certains patrimoines coloniaux vient de nouveau de s’inviter tapageusement sur la place publique, notamment à la faveur de la dégradation de la statue de Aïn El-Fouara, la légendaire sculpture coloniale de Sétif.
L’occasion pour moi de présenter au lecteur une succincte étude sur cette question controversée des monuments et statues érigés par la France coloniale en Algérie. N’étant pas spécialiste, la présente étude, fraîchement rédigée, n’a pas la prétention d’apporter un éclairage historique exhaustif et approfondi. Elle a pour modeste ambition d’ouvrir un authentique et apaisé débat parmi les lecteurs d’Algeriepatriotique, voire parmi l’ensemble des Algériens, sur la question du patrimoine culturel colonial français, matérialisé par les monuments et les statues toujours érigés en Algérie.
Tout patrimoine culturel, matérialisé notamment par un monument ou une statue, cristallise un sentiment d’appartenance d’ordre national, religieux ou idéologique. Contrairement à l’idée communément répandue, un monument ou une statue érigé sur une place publique ne constitue pas une œuvre d’art (à tout le moins il peut revêtir une valeur esthétique, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire receler quelque beauté). Car les monuments servent primordialement d’outils politiques, voire de propagande. Un monument, tout comme une statue, par principe réalisé sur commande étatique, est porteur d’un ensemble de valeurs, de symboles et de croyances partagés par l’ensemble des habitants du même pays. Autrement dit, tout monument incarne les valeurs et l’idéologie inhérentes à une communauté spécifique, une nation.
Globalement, les symboles représentés par un monument ou une statue sont à dominante guerrière, nationale, religieuse ou idéologique. Dans les deux premières symboliques, le monument exalte les vertus héroïques. L’érection d’un monument (d’une statue) a pour dessein de revivifier de manière répétitive la mémoire, de réaffirmer la cohésion d’une nation pour affermir la fibre patriotique. La conscience patrimoniale est un vecteur identitaire de régénération nationale.
Aussi le patrimoine culturel bâti par la France coloniale en Algérie, incarné par les multiples monuments et statues, participait-il d’une fonction glorificatrice des valeurs patriotiques exclusivement françaises, notamment celles liées au colonialisme, défini, selon la rhétorique usuelle coloniale, comme une «glorieuse mission de civilisation accomplie par le peuple français voué à répandre les Lumières dans tous les pays, en particulier dans les contrées sauvages». De fait, les monuments édifiés par la France en Algérie véhiculaient-ils intrinsèquement une mémoire culturelle coloniale. Or, la culture coloniale française n’est pas une simple politique étatique fondée sur l’esprit de conquête et de domination, mais bien une imprégnation populaire façonnée par une mentalité de prédation et une psychologie esclavagiste, un agrégat de savoirs scientifiques racistes, une pédagogie suprémaciste pour qui les populations colonisées constituent des «peuples barbares et fanatiques», des «races inférieures», des «populations non assimilables» au progrès, à la civilisation européens.
La dimension coloniale des monuments construits par les autorités françaises en Algérie n’est pas à démontrer. Elle est incontestable. Le caractère colonial d’un monument est plus flagrant quand l’iconographie est explicitement étrangère aux traditions et coutumes du pays sur lequel il est édifié. La majorité des monuments et statues érigés en Algérie par les pieds-noirs symbolise la France coloniale. Que signifient ces symboles iconographiques pour l’Algérien (d’hier et d’aujourd’hui), sinon l’occupation coloniale, la négation de la nation algérienne, l’asservissement, le code de l’indigénat.
En contexte colonial, tout monument édifié par la puissance occupante est décrié et rejeté instinctivement par les autochtones car il symbolise la domination étrangère, l’acculturation. Il incarne la profanation culturelle, le pillage national, le génocide culturel. Aussi, à la moindre révolte, à plus forte raison au moment de la Révolution, ces symboles culturels matériels de la puissance occupante sont systématiquement pris d’assaut pour être symboliquement «lapidés», haineusement saccagés, rageusement détruits. Tel fut le cas lors de l’indépendance de l’Algérie.
De manière générale, toutes les périodes révolutionnaires favorisent les déchaînements de violence contre les symboles du pouvoir car ils cristallisent le régime ou le système honni à abattre : régime monarchique (Révolution française), puissance coloniale, système politique totalitaire (nazisme, stalinisme). C’est la mise en œuvre de la tabula rasa, faire table rase, c’est-à-dire effacer le passé et repartir sur de nouvelles bases.
L’iconoclasme (terme signifiant destruction des images en grec ancien, mot apparu au VIIIe siècle de notre ère dans l’empire byzantin, à l’époque de l’inauguration de la politique de condamnation des représentations divines, jugées désormais blasphématoires par les autorités étatique et ecclésiastique) a régulièrement accompagné les changements de régime, mais il a pris une dimension particulière et un caractère systématique depuis la fin du XVIIIe siècle.
Historiquement, hormis l’époque antique où plutôt que détruire les symboles ennemis (temples et palais) les peuples «civilisés» les réutilisaient en les adaptant (les temples païens devenaient des églises, les églises devenaient des mosquées puis à nouveau des églises ; le prophète Mohammed, lui-même, se plia à cette tradition en faisant du sanctuaire idolâtre de La Mecque, la Kaâba, le cœur et le symbole de sa religion), depuis le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, toute destruction de l’ancien monde (régime, système) s’accompagne de la déconstruction de ses symboles, c’est-à-dire de ses monuments, statues, édifices officiels et cultuels, sans oublier son patrimoine immatériel, incarné par son système éducatif, culturel, confessionnel, accomplie dans un esprit d’éradication et de déracinement des monuments mémoriels et de la mémoire patrimoniale des dominants.
C’est à la faveur de la Révolution française et des campagnes guerrières napoléoniennes que furent inaugurées les opérations de vandalisme d’objets de culture et de culte. (Au reste, c’est à l’époque de la Révolution française que le terme vandalisme est inventé par l’abbé Grégoire, en référence aux Vandales, des Barbares qui saccagèrent Rome en 455. L’abbé Grégoire emploie pour la première fois ce mot dans son rapport adressé à la Convention le 11 janvier 1794 où il fustige les destructions de monuments et d’œuvres d’art perpétrées par les armées républicaines.) En effet, c’est à cette époque de la Révolution française que la vindicte populaire jette les bases d’une politique de déculturation par la destruction de certains monuments rappelant le patrimoine monarchique. Cette politique de déculturation s’est matérialisée par le pillage des églises, des cimetières et des châteaux, la profanation des tombes de la nécropole royale de la basilique Saint-Denis. Au cours de la Révolution, tous les signes culturels et cultuels de la féodalité étaient pourchassés car ils outrageaient le nouvel espace public «démocratique, égalitaire et fraternel». Pour concrétiser le triomphe de la nouvelle ère républicaine, les statues des rois sont déboulonnées, manière d’affirmer l’exclusive souveraineté du peuple, seul détenteur du pouvoir.
Plus tard, sous la Commune de Paris, de mars à mai 1871, l’iconoclasme mémoriel, portant sur une mémoire jugée insupportable et inique, s’est répandue sous diverses formes, notamment par la destruction de la colonne Vendôme et de la statue de Napoléon Ier trônant à plus de quarante mètres de haut, symboles de l’Empire. Selon certains historiens, par la destruction de ces patrimoines mémoriels, symboles du pouvoir impérial napoléonien, le peuple parisien voulait proclamer «Paris est à nous» pour manifester sa radicale opposition à l’haussmannisation de la capitale.
En Algérie, dès les premiers jours de l’indépendance, les monuments et statues font l’objet de mutilation et de destruction. Dans la majorité des villes d’Algérie, les statues sont déboulonnées et certaines brisées par des foules algériennes galvanisées par la triomphale victoire obtenue contre la puissance coloniale française désormais tombée de son piédestal. A leurs yeux emplis de patriotisme glorieux, ces statues symbolisent le colonialisme.
Pour soustraire certains monuments des profanations de la foule, l’Etat algérien favorisera le rapatriement des monuments et statues en métropole française. Fondamentalement, le nouvel Etat algérien indépendant adopte une politique mémorielle en rupture radicale avec le patrimoine culturel de la France coloniale. Cette politique mémorielle s’attellera, d’une part, à procéder soit à la destruction, soit au rapatriement, soit à la dissimulation des monuments coloniaux. D’autre part, la jeune République révolutionnaire s’appliquera à construire de nombreuses plaques, stèles et monuments en hommage aux martyrs morts au champ d’honneur. Certains monuments coloniaux seront déboulonnés pour être remplacés sur le même emplacement mémoriel par un monument algérien patriotique. Ce sera le cas de la statue équestre de Bugeaud, dressée en plein centre d’Alger, remplacée par celle de l’émir Abdelkader. Devenue depuis lors Place Emir Abdelkader. De même, la statue de Jeanne d’Arc érigée à Alger, la Pucelle de France, sera fougueusement culbutée par les mâles algérois. Gravement endommagée, elle sera descellée de son socle puis expédiée en France, dans la ville de Vaucouleurs.
L’autre symbole patrimonial colonial était représenté par le Monument aux morts d’Alger, appelé également «Le grand Pavois», inauguré en 1928. Œuvre du sculpteur Paul Landowski, ce monument fera l’objet de biffage des 10 000 noms français gravés. Plus tard, en 1978, il sera recouvert d’un coffrage de ciment, mémorial sculpté par le peintre M’hammed Issiakhem, érigé à la gloire de la liberté et de la guerre d’indépendance, symbolisé par des mains enchaînées émergeant du nouveau monument.
Certains monuments et statues blessent l’œil et offensent la mémoire nationale révolutionnaire algérienne. Apparemment, la statue de Sétif, l’emblématique Aïn El-Fouara, semble blesser l’œil et offenser la mémoire de certains citoyens algériens.
Cette statue coloniale est depuis longtemps très controversée. D’aucuns prônent sa destruction. D’autres son déplacement dans un musée. Bien évidemment, pour clore définitivement la controverse, la meilleure solution serait de déplacer cette statue tant décriée, devenue probablement insupportable pour nombre d’habitants de Sétif, pour la déposer, en guise de témoignage historique, dans un musée ou lieu de mémoire dédié à la barbare période coloniale française en Algérie. Je vous livre une confidence. Un ami, Pascal, «Français de souche», plus proche des Algériens et fin connaisseur de la Guerre de libération d’Algérie que des millions d’Algériens, a lu mon article consacré à la statue de Sétif. Il n’avait jamais vu la statue. A la vue de la photo de la statue, mon camarade, pourtant athée et libre d’esprit, m’a confié spontanément la trouver très indécente, patrimonialement déplacée.
Pour conclure, il est utile de rappeler que, de nos jours, ces récentes dernières années, le phénomène du déboulonnage et destruction des statues et monuments liés aux époques esclavagiste, coloniale et raciste a pris une dimension internationale. En effet, dans de nombreux pays occidentaux, une fièvre destructrice des insignes nationaux indignes s’est emparée de certains citoyens résolus à déboulonner les représentations symboliques esclavagistes et coloniales. Une furie iconoclaste sévit aux Etats-Unis et en Europe, menée par des militants radicaux déterminés à purifier l’espace public pollué, selon eux, par les monuments et statues érigés aux époques esclavagiste et coloniale.
De fait, on assiste aux Etats-Unis, comme en Europe, à des actes de vandalisme et de déboulonnage de statues mémorielles, de certains monuments emblématiques de l’histoire occidentale, commis fréquemment le soir. En témoigne : dans plusieurs villes américaines, la statue de Christophe Colomb (accusé d’avoir provoqué le génocide des Amérindiens par sa découverte de l’Amérique) a été vandalisée. Globalement, les statues sont soit décapitées, soit arrachées de leur socle, avant d’être jetées dans un lac. En Europe, notamment dans la ville d’Anvers, en Belgique, la statue de Léopold II a été déboulonnée. En Angleterre, c’est la statue d’Edward Colston, un marchand d’esclaves de la fin du XVIIe siècle, qui a été déboulonnée, puis piétinée avant d’être noyée.
Au-delà des revendications antiracistes affichées, les actes actuels de vandalisme, de déboulonnage et de destruction de statues ont un point commun : expulser de l’espace public un patrimoine mémoriel historique décrié, jugé moralement offensant. Par ailleurs, ces actes s’opèrent sur fond de remise en question de l’histoire «officielle» occidentale, du modèle culturel, paradigmatique et épistémologique occidental désormais discrédité, vilipendé.
Néanmoins, ces actions communautaristes dévoilent l’immaturité politique de ces «révolutionnaires identitaires».
Fondamentalement, c’est sur le terrain social et non patrimonial qu’il faut inscrire la lutte contre le système capitaliste, par essence raciste, esclavagiste et colonialiste. Il est vrai que c’est plus audacieusement commode, pour ces téméraires révolutionnaires d’un soir, de déboulonner à la sauvette des statues inoffensives que de démanteler au grand jour les statuts dominants de la classe exploiteuse et despotique contemporaine, toujours aux commandes de la société capitaliste belligène.
Une chose est sûre, il est superflu de s’attaquer aux pierres sans transformer concomitamment les rapports sociaux d’exploitation et d’oppression. Un partisan de la Commune de Paris a écrit : «Je plains ceux qui ne savent point juguler l’histoire d’aujourd’hui et qui se vengent en accusant les pierres».
K. M.
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