Pierre Daum a suivi France-Maroc dans un ghetto : un témoignage poignant
Par Pierre Daum – Dans le quartier de La Paillade, à Montpellier, un jeune Franco-marocain de quatorze ans est mort écrasé par une voiture dont les passagers brandissaient le drapeau français. C’est là, dans un des cafés du centre de La Paillade, que je suis allé voir ce match de demi-finale…
J’habite Montpellier, au centre-ville, à deux pas de la place de la Comédie. Une place superbe, entourée de magnifiques immeubles haussmanniens. Loin, très loin de La Paillade, un quartier de la grande périphérie vers lequel sont ghettoïsées depuis un demi-siècle une grande partie des familles venues du Maghreb. 80% d’entre elles sont marocaines.
C’est là, dans un des cafés de l’avenue de Barcelone, au centre de La Paillade, que je suis allé voir ce match de demi-finale qui opposait l’équipe du Maroc, composée de nombreux binationaux, à l’équipe de France, très métissée. Je ne suis pas spécialement porté sur le foot, mais j’aime la politique, la géopolitique et les questions postcoloniales. Avec ce match, j’étais au cœur de ces sujets !
La veille, j’avais proposé à trois journalistes algériens, de passage à Montpellier, de m’accompagner. Ils connaissent peu la France, ils ignoraient tout de Montpellier, et lorsque nous nous retrouvons dans ce café de l’avenue de Barcelone, rempli uniquement de Franco-marocains, je les sens un peu inquiets. «Dis-moi, Pierre, on n’est plus vraiment en France, là ? Quand Macron parle de séparatisme, tu ne penses pas qu’il a un peu raison ? Pourquoi ces gens ne font pas un peu l’effort de s’intégrer ?»
Je leur explique le mécanisme de relégation sociale et géographique vécu par ces familles depuis un demi-siècle, l’extrême difficulté de trouver un appartement à louer place de la Comédie quand on porte un patronyme maghrébin (sans parler du prix du loyer), et finalement la perversité de l’invention macroniste de «séparatisme», qui vise à accuser les victimes d’être elles-mêmes à l’origine de leur relégation. J’ajoute : «En France, en 2022, l’organisation des villes ressemble à celle de l’Algérie coloniale : les Français habitent au centre dans de beaux immeubles, et les ex-colonisés vivent dans des quartiers périphériques, à l’habitat délabré.»
Le match débute dans une ambiance très joyeuse. Les yeux autour de nous brillent d’un fol espoir. Tous croient en la possibilité d’une victoire des Lions de l’Atlas. Derrière nous, trois jeunes qui s’affirment fièrement «marocains à 100 % !» peinent à accompagner leurs idoles pendant l’hymne national, avant le coup d’envoi. La Marseillaise est écoutée en silence, certains l’applaudissent.
Premier but français, première douche froide. Les visages se tendent, l’inquiétude s’empare de tous – moi et mes collègues algériens compris. Le second but français est vécu comme une catastrophe. Mutisme complet dans la salle, certains se lèvent pour rentrer chez eux, alors qu’il reste une dizaine de minutes, un peu plus avec les arrêts de jeu.
Lorsque le match s’achève (2-0 pour la France), tout le monde sort en silence, pendant que le patron rempile les chaises. Dehors, certains traînent un peu, avant de regagner leur immeuble. Deux garçons, qui commencent vaguement à allumer un bout de carton dans une poubelle, se font sèchement rabrouer par un autre. «Pourquoi tu veux brûler la poubelle ? T’es malade ou quoi ?!»
Soudain, j’entends une voiture qui déboule, de couleur grise, je crois. Elle roule à grande vitesse, le klaxon hurlant en continu. Arrivée à notre hauteur, elle vire à droite et s’éloigne dans la nuit. J’ai le temps de voir un grand drapeau français qui flotte, brandi à travers la fenêtre droite du véhicule. Je me tourne vers mes amis algériens, et je leur dis : «Vous voyez, non seulement on a parqué ces familles maghrébines à la périphérie de la ville mais, ce soir, on ne les laisse même pas digérer en paix la tristesse de cette défaite sportive, on vient les narguer chez eux ! C’est vraiment dégueulasse !»
L’incident semble clos. Un petit groupe de jeunes reste au milieu de l’avenue, sans savoir trop quoi faire. J’entraîne mes amis algériens vers la station de tramway, éloignée de plusieurs centaines de mètres. Dix minutes plus tard, nous sommes assis dans un wagon qui nous ramène au centre-ville. Moi vers mon appartement, eux vers leur hôtel.
Ce matin, en ouvrant mon téléphone, je découvre un message d’un des journalistes qui me fait suivre un extrait vidéo de la chaîne LCI : «France-Maroc : un adolescent de 14 ans meurt après avoir été percuté par une voiture à Montpellier.» J’apprends que le garçon est mort à La Paillade, à l’endroit même où nous nous trouvions, mais quelques minutes après que nous avons quitté le boulevard pour marcher vers la station de tramway.
Les images diffusées par la chaîne pendant que le présentateur parle sont trompeuses. Elles ont été filmées place de la Comédie alors que, selon des journalistes de La Gazette de Montpellier présentes sur place, des militants d’extrême-droite lançaient des pétards et d’impressionnantes grenades fumigènes contre des supporters marocains – la police, très présente au centre-ville, interviendra rapidement pour disperser les trublions.
Images trompeuses, donc, qui donnent à penser que les habitants de La Paillade, dans leur rage supposée d’avoir perdu le match, auraient mis à feu et à sang leur quartier. Et que donc, si l’un d’entre eux était mort, c’était un peu de leur faute. Qui sème le vent récolte la tempête…
Quelques minutes plus tard, je reçois sur l’écran de mon téléphone portable deux courtes vidéos prises au moment du meurtre. On y voit une voiture blanche qui circule lentement avenue de Barcelone dans une queue de voitures ralenties par le groupe de jeunes éparpillés que mes amis et moi avions laissés quelques minutes auparavant. L’un d’entre eux arrache un drapeau français brandi à travers la fenêtre arrière gauche de la voiture – la couleur de la voiture, comme la place du drapeau, me convainquent qu’il ne s’agit pas de la même voiture que j’ai aperçue moi-même, ce qui signifie qu’ils étaient plusieurs, hier soir, à être venus narguer les Franco-marocains de La Paillade.
La voiture, entourée d’une dizaine de jeunes qui tentent de la stopper, probablement pour essayer d’en extraire les passagers et leur faire passer un mauvais quart d’heure, sort soudain de la queue, réussit un brusque demi-tour, percute plusieurs personnes, puis s’enfuit vers l’avant en écrasant un garçon. Probablement touché à la tête, il sera mort en arrivant à l’hôpital.
Bouleversé par cet événement dramatique aux relents racistes – quelle sorte de sentiment haineux éprouvent-ils, ces chauffards, pour venir à La Paillade brandir leur drapeau français ce soir-là ? – j’envoie quelques messages à mes amis pour tenter d’apaiser ma désolation en la partageant avec mes proches. L’un d’entre eux me répond : «Oui, mais si le Maroc avait gagné, personne n’aurait trouvé anormal que les voitures se baladent avec des drapeaux marocains.» Je lui fais remarquer que les Franco-marocains et les Franco-français ne vivent pas à égalité en France.
Les uns vivent au centre-ville, les autres sont ghettoïsés et subissent mille racismes et exclusions quotidiennes. Qu’hier soir il s’agissait de vivre une petite revanche symbolique au long mépris postcolonial. Que ça avait un peu marché jusque-là, nourrissant les espoirs les plus fous, et que la chute était d’autant plus dure. Et que donc sa comparaison est bancale. Puis j’ai laissé tomber, et je me suis réfugié dans ce texte.
P. D.
Journaliste, chercheur
Ndlr : au moment où nous publions cet excellent article de notre confrère Pierre Daum, nous apprenons que dix personnes, dont cinq enfants, ont péri dans un incendie à Vaulx-en-Velin, un autre ghetto à Lyon, dans une France à la dérive.
AP
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