Exclusif – Général Vincent Desportes : «Il aurait fallu négocier avec Poutine !»
Le général de division Vincent Desportes, par ailleurs docteur en histoire, a été attaché militaire à l’ambassade de France à Washington. De retour en France, il a été nommé conseiller défense du secrétaire général de la Défense avant de prendre la direction du Centre de doctrine d’emploi des forces. Pendant trois ans, il y a été responsable de l’élaboration des stratégies et du retour d’expérience de l’armée de terre française. Il a publié de nombreux ouvrages de stratégie et de praxéologie, de nombreuses contributions à des revues françaises et étrangères, et participe depuis une dizaine d’années à des conférences sur les thèmes de la stratégie et du leadership à travers le monde. Il est aussi professeur associé à Sciences Po Paris et enseigne la stratégie dans plusieurs grandes écoles, dont HEC. Il est régulièrement consulté par les pouvoirs publics et les grands médias sur les affaires internationales et militaires.
Mohsen Abdelmoumen : Les germes de la guerre en Ukraine ne se trouvent-ils pas dans le livre de Brezinski Le grand échiquier ?
Général Vincent Desportes : Les germes de cette guerre sont multiples. Une guerre ne surgit pas du néant, elle est créée par des conditions qui sont mises en place. Le germe de la guerre, c’est évidemment la fin de la guerre froide et la façon dont on a géré la fin de celle-ci. Une guerre, c’est comme un divorce, personne n’est jamais blanc et personne n’est jamais noir. Tout le monde a un peu de torts. Ce qui est sûr, c’est que les logiques qui correspondaient à la sécurité collective et au multilatéralisme qui ont été mises en place en 1991 lors de la dissolution de l’Union soviétique ont progressivement laissé place à des logiques de puissance de part et d’autre ; d’une part, du côté occidental et principalement du côté américain et, d’autre part, du côté russe. Ce qui est sûr, c’est que la grande stratégie américaine telle qu’elle est définie effectivement par Brzezinski dans Le grand échiquier consiste bien à séparer l’Ukraine de la Russie et à affaiblir la Russie.
A partir de 1991, on a eu une politique qui a cherché pendant quelques années à réintégrer la Russie dans l’Occident, de la même manière qu’on l’avait fait avec l’Allemagne en 1945, et puis, pour des raisons diverses, en particulier selon des logiques de puissance, ce mouvement s’est arrêté à partir du milieu des années 2000, 2006, 2007, et à partir de là, effectivement, on est tombé dans une logique d’expansion des zones d’influence qui ont conduit à l’élargissement de l’OTAN qui a été perçu, à tort ou à raison, par M. Poutine, comme agressif, et nous-mêmes, et quand je dis nous-mêmes, c’est essentiellement les Etats-Unis, pensions que cette politique n’était pas agressive. Mais elle a été vécue comme agressive. On ne peut pas nier la perception des autres.
- Poutine a délivré en quelque sorte une sommation avec la guerre en Géorgie en 2008. Nous n’avons pas su comprendre le langage de Poutine. Il l’avait dit lors de la conférence de sécurité à Munich, en affirmant que l’élargissement de l’OTAN était une provocation. Le mouvement d’élargissement s’est poursuivi. En quelque sorte, on a compressé un ressort qui a fini par se détendre dans cette guerre en Ukraine. L’agresseur est évidemment Vladimir Poutine qui a injurié les principes fondamentaux de l’ONU. La question se pose de savoir si l’Occident lui-même n’a pas créé les conditions qui ont finalement débouché sur cette guerre.
Dans le journal allemand Die Zeit du 7 décembre dernier, Angela Merkel a déclaré que les Accords de Minsk n’étaient qu’un moyen de gagner du temps pour que l’Ukraine puisse se préparer à la guerre. Que pensez-vous de cette déclaration très grave de l’ancienne chancelière allemande ?
Je pense d’abord que Madame Merkel aurait mieux fait de se taire et que, finalement, elle-même ne sort pas grandie puisque c’est elle qui a resserré les liens économiques, en particulier énergétiques, entre l’Allemagne et la Russie et qui, quelque part, a rendu l’Allemagne prisonnière de ses relations avec la Russie. Dans cette affaire-là, il y a des choses qui se font et qu’on ne dit pas. Je ne sais pas quelles étaient les motivations profondes des Accords de Minsk, ce qui est sûr, c’est qu’en 2014 il convenait de faire cesser ce conflit et qu’à partir des Accords de Minsk, il aurait fallu dialoguer avec le président Poutine et la Russie pour arriver à trouver une solution qui aurait évité de déboucher sur cette guerre. Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’Occident, en particulier les Etats-Unis, voulaient cette guerre. Ce qui est sûr, c’est que nous n’avons pas su l’empêcher et que, probablement, le sentiment américain de toute puissance, l’hubris américain, l’unipolarité américaine, a été une des sources, pas la seule, mais une des sources de ce conflit.
Dans l’une de vos conférences, vous avez évoqué la vassalité de la pensée géopolitique européenne par rapport aux Etats-Unis. L’Europe peut-elle s’affranchir de l’hégémonie américaine et se positionner en arbitre pour la résolution de ce conflit ?
L’Europe a eu le grand tort, à partir de 1991, de considérer que ses intérêts étaient naturellement convergents avec les intérêts américains. Ce qui est faux. Les intérêts américains et européens sont très largement superposables mais ne sont pas tous convergents. On ne peut oublier qu’un Etat – et personne ne peut le lui reprocher – agit d’abord dans son propre intérêt et dans l’intérêt de ses citoyens. Nombre de décisions américaines sont prises au nom de valeurs que nous partageons mais nombre aussi de décisions sont prises au nom des intérêts américains. Par exemple, la crise de l’Aukus en septembre 2021 a bien montré que l’Amérique se préoccupait d’abord de ses propres intérêts, ce qui est normal, et en particulier de ses intérêts dans le Pacifique et était capable, quand elle le souhaitait, de faire un pied de nez à l’Europe. Il est donc extrêmement important que l’Europe devienne un acteur géopolitique majeur qui soit capable d’avoir une politique divergente de celle des Etats-Unis quand cela est nécessaire. En tant qu’Européen, je crois profondément à ce qui s’appelle l’Occident, qui est l’alliance de l’Europe et des Etats-Unis, nous faisons partie d’un monde qui partage les mêmes valeurs mais, en même temps, nous n’avons pas à être alignés.
Le fait d’être allié ne signifie pas d’être aligné, le fait d’être allié ne signifie pas la vassalité. Appartenir au même monde ne signifie pas que la moitié de ce monde va diriger l’autre. L’Occident doit être une alliance entre égaux, donc il est plus que temps que l’Europe trouve son autonomie stratégique. Si l’Europe avait compris cela dès le début des années 1990, si l’Europe avait compris que les intérêts américains, en particulier l’extension de ses zones d’influence, n’étaient pas forcément les mêmes que les intérêts européens, alors il est tout à fait possible que cette guerre n’aurait pas eu lieu.
Les Américains et les Européens ont fourni de nombreuses armes à l’Ukraine. Des experts militaires alertent sur le fait qu’une partie de l’arsenal livré à l’Ukraine a été détourné et pourrait tomber entre les mains de différents groupes terroristes. N’y a-t-il pas un danger pour l’Europe et le monde que ces armes puissent être utilisées à des fins terroristes ?
C’est effectivement un risque. Dès qu’il y a des armes en circulation, il y a toujours un risque de détournement. Je ne suis pas un expert de ces affaires-là mais on a le sentiment que l’Ukraine, elle-même, et que Volodymyr Zelenski a bien compris ce risque et que s’il voulait que les armes continuent à arriver en Ukraine, il devait absolument s’assurer que ces armes ne soient pas détournées. Il a assuré l’Occident, qui, par ailleurs, le vérifie très certainement, que cela n’arrive pas. Il y a un risque. J’espère qu’aujourd’hui, et je pense que c’est le cas, ce risque est contenu.
N’y a-t-il pas un risque de confrontation nucléaire ?
Depuis le début, cette guerre est conduite sous menace nucléaire. Pour l’instant, et il faut en remercier Dieu, tous les jours, cela n’est pas arrivé mais on ne peut oublier que la Russie dispose de 6 000 têtes nucléaires en parfait état de fonctionnement. Et c’est d’ailleurs la présence des arsenaux américains et russes, sans compter ceux des Français et des Britanniques, qui maintiennent cette guerre à un certain niveau ou la cantonnent dans une certaine zone géographique. Donc, cette guerre est conduite sous menace nucléaire mais, d’un autre côté, s’il n’y avait pas cette menace nucléaire, il est très probable que cette guerre serait déjà mondiale.
L’OTAN ne sert-elle pas les intérêts américains avant les intérêts européens ? Cette organisation n’est-elle pas devenue un danger pour tous ?
Ce qui est absolument indispensable, c’est que l’Europe acquière son autonomie stratégique. L’OTAN, aujourd’hui, est une organisation qui est dirigée par les Américains qui, d’ailleurs, la financent pour 75%. L’OTAN a sa raison d’être mais doit se transformer en une alliance entre égaux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui où nous avons une hyper-puissance qui parle de manière bilatérale aux 26 ou 27 autres membres de l’OTAN. Il faut que l’Europe puisse se constituer en pilier européen de manière à ce qu’on ait une égalité de discours entre les Américains et les Européens et que les Européens puissent faire valoir leurs intérêts. On ne peut pas rêver, l’OTAN ne va pas disparaître, au contraire, elle va sortir renforcée de cette guerre puisqu’on sait déjà que la Finlande et la Suède vont rapidement en faire partie.
Mais le combat des Européens aujourd’hui doit d’être d’acquérir leur autonomie, la construction d’un pilier européen qui leur permettra de faire valoir leurs intérêts et leur évitera d’être subordonnés aux intérêts américains. C’est vrai, en particulier vis-à-vis de la Chine. Le secrétaire d’Etat Blinken, quand il passe à Bruxelles au mois d’avril ou juin 2021, explique à ses camarades ministres des Affaires étrangères que la mission de l’OTAN est désormais de se préparer à la guerre contre la Chine. Il est clair que la guerre contre la Chine n’est pas dans l’intérêt des Européens. Leur intérêt, au contraire, est d’empêcher que ce conflit, qui pourrait avoir des conséquences incalculables, ne se déclenche. Donc, effectivement, l’OTAN est aujourd’hui un outil dirigé par les Américains, même s’ils participent d’une manière très importante à la défense de l’Europe, mais il faut que, dans cette alliance, l’Europe trouve son autonomie stratégique et soit capable de dire non lorsque cela sera nécessaire.
Etes-vous optimiste quant à la résolution de ce conflit ? Pensez-vous que l’on se dirige vers des négociations à court ou moyen terme ? Et, selon vous, l’Europe pourra-t-elle se réconcilier un jour avec la Russie ?
Le problème de cette guerre aujourd’hui, c’est qu’elle n’est pensée que pour elle-même et que la seule pensée qui ne soit pas critiquée est de dire «il faut laisser la guerre se dérouler, on verra bien où elle ira». Pour m’être beaucoup préoccupé de stratégie et avoir écrit un certain nombre de livres sur la guerre, je sais bien, et tous les gens raisonnables le savent bien, que la guerre qui n’est pensée que pour la guerre conduit à la guerre et que donc, en même temps que l’on conduit la guerre et que l’on aide, et c’est normal, l’Ukraine à ne pas perdre, il faut arriver à penser la paix. Le problème de la guerre, ce n’est pas la guerre, c’est de construire un Etat de paix meilleur que le précédent. L’état de paix précédent a conduit à la guerre, il faut donc réfléchir dès à présent à une architecture globale de sécurité qui nous permettra de vivre en paix et qui permettra à nos enfants et à nos petits-enfants en Europe d’avoir une paix qui dure plus de trente ans contrairement à la paix qui a été instituée en 1991.
L’Europe doit trouver toute sa place dans ces négociations puisque cette guerre est une guerre entre Européens en Europe et ce dont il s’agit in fine, au-delà de la paix en Ukraine, c’est de la paix et de la sécurité pour l’intégralité de l’Europe. L’Europe doit devenir un acteur majeur de la construction de la paix, encore faut-il qu’elle le veuille. Or, pour l’instant, il n’y a aucune vision européenne. L’Europe ne sait pas ce qu’elle veut, c’est bien sa grande faiblesse et, aujourd’hui, l’Amérique est en train de réfléchir au futur qui ne sera pas forcément dans l’intérêt des Européens. Il faut donc que l’Europe se réveille, se dote d’une vision, imagine son futur avec la Russie parce que la Russie ne disparaîtra pas, et arrive à penser à un système qui lui permette de vivre en paix pendant de nombreuses années.
Etes-vous optimiste quant à la résolution de ce conflit ?
Hélas, il n’y a pas de bonne solution pour la sortie de ce conflit et il n’y a pas de solution proche. Les deux belligérants pensent à la fois que leur défaite est inenvisageable et les deux pensent qu’ils peuvent gagner. On est donc dans la logique du parieur. Les deux parties, la Russie et l’Ukraine, ont parié beaucoup avec de nombreux morts, on parle de pertes au niveau de 100 000 pour l’un et pour l’autre, et veulent absolument arriver à leurs fins. Il n’y aura pas de sortie bénéfique pour les Ukrainiens, pour les Russes et pour l’Europe, si n’est pas rapidement conduite cette réflexion sur la paix et sur le système de sécurité après la guerre. Il faut donc aujourd’hui à la fois que cette guerre soit conduite et que l’on donne les moyens à l’Ukraine de manière à ce qu’elle ne perde pas la guerre mais il faut en même temps que des hommes sages, intelligents, raisonnables se rassemblent au niveau international pour arriver à construire le monde qui sera le monde de demain.
Le monde d’hier est mort, l’ONU est morte, l’Europe est morte, l’OTAN est probablement morte dans sa forme. Le monde qui s’ouvre devant nous n’a plus rien à voir avec le monde que nous avons connu et donc il faut y penser maintenant. Le pire aujourd’hui pour le monde serait un effondrement de la Russie qui serait une source interminable de conflits qui amèneraient la Turquie et la Chine à se relancer dans des démarches impériales, etc. Le vide créé par la disparition de la Russie serait absolument terrible pour la paix. Il est donc temps aujourd’hui de penser le monde de demain si l’on veut que le monde que nous aimons arrive à survivre à ce conflit qui n’est, pour l’instant, que localisé mais qui pourrait dégénérer dans ses conséquences.
Donc, d’après vous, nous sommes déjà dans un monde multipolaire ? Nous sommes dans l’après-hégémonie exercée par les Etats-Unis ?
C’est quelque chose qui est ancien, la Chine existe. On est à nouveau dans un monde bipolaire avec deux grandes puissances, et il faut que ce monde devienne au moins tripolaire avec une Europe qui existe mais il faut surtout que nous organisions la vie de la communauté internationale dans laquelle l’Afrique, le Maghreb, l’Algérie existent. Nous devons repenser une architecture globale de sécurité. Le monde qui a été construit en 1945 et qui était un monde intelligent parce qu’il était basé sur l’idée de la responsabilité collective et la sécurité collective, ce monde-là est mort. Les instruments de cet ordre-là sont morts. Le monde n’est plus régulé aujourd’hui, il faut que les hommes de bonne volonté se lèvent, réfléchissent ensemble et arrivent à concevoir le monde dans lequel nos enfants et nos petits-enfants vivront demain.
Interview réalisée par M. A.
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