Les élites intellectuelles françaises : ces éternels «Cerbère» des puissants (I)
Une contribution de Khider Mesloub – «Tout bourgeois se sent élu.» (Paul Nizan). Comme l’avait écrit Antonio Gramsci : pour régner, les classes sociales dominantes ne s’appuient pas uniquement sur la puissance de leur pouvoir économique et leurs forces répressives policières et militaires, mais également sur le concours idéologique de la caste intellectuelle. En France, comme dans les pays occidentaux, l’élite intellectuelle a toujours contribué à l’enrôlement des masses populaires dans les instances étatiques bourgeoises, à leur embrigadement idéologique. De fait, à l’exception des rares périodes révolutionnaires singularisées par le ralliement individuel de quelques intellectuels au combat des classes populaires, en général l’intelligentsia française est toujours demeurée la fidèle servante des classes possédantes, particulièrement dans les périodes d’effervescence sociale ou de préparatifs guerriers où elle dévoile sa nature contre-révolutionnaire et belliciste, comme lors du mouvement des Gilets jaunes, et actuellement, à la faveur du déclenchement de la guerre en Ukraine.
Historiquement, les intellectuels organiques, ces parasites à la plume élitiste vénale ou à la voix audiovisuelle cupide n’ont d’autre utilité sociale que de tresser des lauriers à leurs maîtres (les classes dirigeantes) et de se dresser avec hargne contre les classes populaires. De nos jours, à l’ère de la domination totalitaire du capital, l’intelligentsia bourgeoise, c’est-à-dire les gardiens de l’ordre social (journalistes, éditorialistes, experts médiatiques, écrivains, etc.) a pour fonction de magnifier les bienfaits de la société libérale, de l’argent, de la démocratie financière, du consensualisme, du conformisme, en un mot du capitalisme. De légitimer, à l’instar des anciennes castes aristocratiques religieuses, rabbiniques, chrétiennes et musulmanes, l’inégalité sociale, la monopolisation du pouvoir par la classe dominante. Comme l’a écrit Paul Nizan dans son livre Les Chiens de garde : «La bourgeoisie devine que son pouvoir matériel exige le soutien d’un pouvoir d’opinion. Ne subsistant en effet que par le consentement général, elle doit inlassablement donner à ceux qu’elle domine des raisons valides d’accepter son établissement, son règne et sa durée. Elle doit faire la preuve que son confort et sa domination et ses maisons et ses dividendes sont le juste salaire que la société humaine lui consent en échange des services qu’elle rend. Le bourgeois mérite d’être tout ce qu’il est, de faire tout ce qu’il fait, parce qu’il entraîne l’humanité vers son plus haut, son plus noble destin.»
En France, avec la révolte du mouvement des Gilets jaunes, les médias et les intellectuels organiques, ces voix de leurs maîtres, dévoilèrent, avec des aboiements rhétoriques emphatiques, dans un lexique mordant pour le peuple et léché pour les puissants, leur rôle de Chiens de garde de l’ordre établi. Leur aversion invétérée du peuple. Leur propension pavlovienne à se mettre au service de la classe dominante.
Durant toute la période de la lutte des Gilets jaunes, journalistes et intellectuels, ces clercs des temps modernes, communièrent dans la même ferveur de la surenchère de propagande haineuse contre le mouvement, rivalisant d’ingéniosité pour le dénaturer, le discréditer, le diffamer. Pour distiller contre le mouvement les pires calomnies.
A l’époque, y compris le multimillionnaire Bernard-Henry Levy avait pris l’initiative de publier une tribune au titre évocateur «L’Europe est en péril». En termes moins hypocrites, le capitalisme est en péril. En défenseur invétéré du capital, dans ce texte, ce plumitif de salon s’alarmait de l’émergence des «populismes», autrement dit des mouvements sociaux en lutte en Europe, notamment le mouvement des Gilets jaunes, dédaigneusement catalogué de raciste, d’antisémite et d’homophobe. Dans sa croisade contre les mouvements populaires «antisystème», le richissime sioniste Bernard-Henry Levy débaucha une trentaine d’écrivains décérébrés célèbres pour mener son opération de propagande et de calomnie contre les peuples révoltés. Conduits par ce calamiteux philosophe à la pensée polémologique ruisselant de sang vampirique et à l’activité nourrie d’affairements belliqueux macabres sur fond de fructueuses spéculations financières, ces tirailleurs de la littérature, fidèles soldats idéologiques du capital, appelèrent à se mobiliser contre la «vague populiste qui menace l’Europe». Autrement dit, qui menace la stabilité des privilégiés de l’Europe, le règne des classes possédantes.
Globalement, face aux Gilets jaunes, les porte-parole de la bourgeoisie, c’est-à-dire l’élite intellectuelle, se rassemblèrent uniment dans un front commun pour les fustiger, les qualifier de racistes, de fascistes, d’homophobes, de factieux. Mais aussi d’idiots. «Gilets jaunes : la bêtise va-t-elle gagner ?» se demandait Sébastien Le Fol dans Le Point (10 janvier 2019). Un autre intellectuel domestiqué, journaliste de son état, avait déclaré sur la chaîne du pouvoir BFM TV : «Les vrais Gilets jaunes se battent sans réfléchir, sans penser.» Son confrère «de laisse» du Figaro, Vincent Trémolet, en chien de garde du système, avait écrit le 4 décembre 2018 : «Les bas instincts s’imposent au mépris de la civilité la plus élémentaire.» Voici quelques autres perles journalistes vomies par ces plumitifs de service dans leurs périodiques respectifs mais sûrement pas respectables : «Mouvement de beaufs poujadistes et factieux» (Jean Quatremer), «dirigé par une minorité haineuse» (Denis Olivennes), s’apparentant à un «déferlement de rage et de haine» (Le Monde) dans lequel des «hordes de minus, de pillards» «rongés par leurs ressentiments comme par des puces» (Franz-Olivier Giesbert) libèrent leurs «pulsions malsaines» (Hervé Gattegno). Ce sont ces mêmes journaleux qui, hier fustigeaient les Gilets jaunes, qualifiés de racistes et d’antisémites, aujourd’hui, soutiennent les milices ukrainiennes otaniennes, issues du régiment néonazi Azov, régiment auréolé de toutes les vertus par toutes les élites occidentales décadentes belliqueuses.
Ainsi, à l’occasion du surgissement de cet inédit mouvement de masse des Gilets jaunes, l’intelligentsia française, cette caste décérébrée cerbère des puissants, dévoila sa véritable fonction d’auxiliaire intellectuelle servile de la classe dominante. Journalistes, intellectuels et membres de la classe dominante, toute cette mafia élitiste officielle, se liguèrent pour pilonner le mouvement des Gilets jaunes. Les journalistes, à coups de projections informatives insidieusement antimouvement Gilets jaunes ; le pouvoir, à coups de projectiles balistiques handicapants ; les intellectuels, à coups de projets de mobilisation de l’armée et de l’incitation de la police à user de leur arme contre les Gilets jaunes.
En effet, d’aucuns ordonnèrent au gouvernement Macron de mobiliser l’armée pour rétablir l’ordre. A l’instar de l’intellectuel organique Luc Ferry, frère d’arme de Bernard Henry-Levy, professeur de philosophie et ancien ministre, qui défraya la chronique en sommant les policiers à faire usage de leurs armes. Luc Ferry demanda à la police de tirer à balles réelles contre les Gilets jaunes lors des manifestations. «Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois, ça suffit», avait-il martelé lors d’une émission radiophonique intitulée «Esprits libres» (cela ne s’invente pas. Esprits libres… de massacrer le peuple quand il se révolte contre son esclavage). Mais aussi en exhortant l’armée à intervenir contre le mouvement des Gilets jaunes. Autrement dit, à écraser dans le sang ce mouvement. «On a la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies», s’était-il exclamé sur un ton furibond empli de haine de classe.
L’incitation hystérique au massacre des Gilets jaunes par Luc Ferry ne fut pas le délire d’un «esprit intellectuel» égaré, psychopathe, mais la pensée profonde de ces «Esprits libres» (thuriféraires de la démocratie des riches), de la majorité de cette intelligentsia française décadente, et de ses maîtres, la classe dominante bourgeoise française. Comme l’actualité contemporaine nous le prouve, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. C’est la même intelligentsia française belliciste et raciste qui, aujourd’hui, appelle à affamer le peuple russe par l’accentuation des sanctions économiques édictées contre Moscou, à massacrer les Russes, envoyer des troupes otaniennes en Russie ; déverse sa haine anti-arabe et islamophobe.
Ce ton haineux de l’élite contre le peuple rappelait curieusement celui des écrivains de l’époque de la Commune engagés de manière enragée contre le mouvement de révolte des communards. En effet, historiquement, ce déversement de haine contre le peuple révolté s’était déjà produit au cours de la Commune de Paris.
La Commune est cet événement historique où le peuple parisien s’empara du pouvoir. Effectivement, du 18 mars au 21 mai 1871, le pouvoir fut concentré entre les mains du peuple. Au cours de cette phase révolutionnaire, la Commune avait gouverné la ville de Paris. La Commune organisa la société dans l’unique intérêt du peuple. Elle fut le premier «Etat ouvrier», première expérience de l’autogestion populaire. Durant cette éphémère période de prise de pouvoir par le peuple, la classe dominante, réfugiée à Versailles, avait déployé tous les moyens meurtriers pour récupérer les rênes de son pouvoir. Jusqu’à se compromettre avec l’Allemagne de Bismarck, la veille encore combattue sur les champs de bataille.
La Commune de Paris donna immédiatement lieu à des réactions véhémentes hystériques. Tout ce qui comptait en France d’écrivains et d’intellectuels manifesta pour le mouvement et pour ses protagonistes une haine assassine. Un esprit vindicatif génocidaire. Sans surprise, actuellement, de nouveau on assiste de la part des élites françaises otaniennes à la même manifestation de haine vindicative et belliqueuse à l’égard des Russes, depuis l’invasion de l’Ukraine. D’aucuns, notamment des généraux, des écrivains, des journalistes, sur les plateaux télé, appellent ouvertement à assassiner Poutine, à s’enrôler dans l’armée ukrainienne pour combattre, abattre les Russes.
Contre la Commune de Paris, la bourgeoisie, effrayée par la mise à mal de son ordre social, trouva aussitôt un allié de poids : l’intelligentsia littéraire, qui mit sa vénale plume au service des classes dominantes. Dans un sursaut d’union sacrée de classe, la majorité des écrivains s’associa à la bourgeoisie pour fustiger la Commune de Paris, pourfendre les révolutionnaires. La Commune de Paris déchaîna aussitôt, chez ces tirailleurs littéraires, un tombereau d’injures et de falsifications.
A l’exception notable de Jules Vallès, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, partisans de la Commune, et partiellement de Victor Hugo qui conserva une certaine neutralité, tous les écrivains de l’époque fusionnèrent et communièrent dans une haine inexpiable contre les communards. Ces écrivains s’emportèrent avec virulence contre la Révolution parisienne, «gouvernement du crime et de la démence», selon Anatole France.
Par-delà leurs divergences idéologiques, tous ces écrivains trempèrent leurs plumes venimeuses dans l’encrier sanguinolent versaillais pour éructer leur belliqueuse hostilité assassine contre la Commune, appeler au massacre des communards. Ils transformèrent symboliquement leurs plumes en baïonnettes prêtes à écrire en lettres rouge sang leurs œuvres criminellement bourgeoises. Actuellement, ces écrivaillions, nullement vaillants, éructent depuis les rédactions de leur journal, les plateaux télé ou leur bureau leur belliqueuse animosité assassine contre les Russes, les nouveaux ennemis déclarés de l’Occident décadent. Sans oublier les Arabes et musulmans, devenus la cible des élites intellectuelle françaises. Notamment de Michel Houellebecq, écrivain devenu, depuis vingt ans, orfèvre en matière de haine des Arabes et des musulmans, néanmoins décoré de la Légion d’honneur par Macron.
En effet, le 18 avril 2019, l’islamophobe «intellectuellement terroriste» (n’avait-il pas déclaré lors de son dialogue avec Michel Onfray : «Je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers.» Implicitement, il invite la population française gauloise à s’armer pour se préparer à perpétrer des attentats contre les musulmans, à les combattre – abattre – les armes à la main), recevait des mains du président de la République française la médaille de la honte ; autrement dit, celle de la légitimation du racisme, de l’adoubement ségrégationniste.
Toutes obédiences politiques confondues, depuis les écrivains conservateurs, à l’instar de Maxime du Camp et Gustave Flaubert, en passant par les royalistes comme Alphonse Daudet, le comte de Gobineau, Ernest Renan, la comtesse de Ségur, Taine et bien d’autres, jusqu’aux réactionnaires Leconte de Lisle et Théophile Gautier, tous ces écrivains troquèrent leur costume de salon contre l’uniforme de mercenaire scribouillard, endossé pour épauler les Versaillais dans leur croisade bourgeoise génocidaire.
Outre ces écrivains de l’Ancien régime s’agrégèrent à la canonnade contre la Commune les plumitifs de sensibilité républicaine, comme François Coppée, Anatole France, George Sand, Emile Zola (oui, cet écrivain encensé comme un progressiste était en vrai un partisan de la nouvelle République bourgeoise génocidaire et colonialiste, autrement dit la IIIe République née sur le massacre de masse de la Commune de Paris et la théorisation pédagogique de la politique colonialiste exterminatrice dispensée par l’école de Jules Ferry, lui-même fervent partisan du colonialisme), pour ne citer que les plus célèbres.
En dépit de quelques nuances dans leurs diatribes hystériques anticommunardes, la dénonciation des communards fut unanimement partagée par l’ensemble de ces écrivains (aujourd’hui encore édités, publiés et enseignés à l’école, alors que de célèbres écrivains des années 1900-40 ont été bannis du système scolaire et des librairies en raison de leur vénielle collaboration avec le régime de Vichy). Parmi les plus virulents propagandistes zélés, d’aucuns décidèrent de rejoindre le chef du pouvoir exécutif, Thiers, à Versailles, le boucher de la Commune, pour le seconder dans ses préparatifs de la répression, du massacre de masse.
K. M.
(Suivra)
Note : Dans la mythologie grecque, Cerbère est le chien polycéphale (à trois, cinquante ou cent têtes) sévère et intraitable qui gardait les Enfers. De nos jours, on pourrait dire des «intellectuels organiques» qu’ils sont les Chiens de garde qui protègent l’ordre établi, le système dominant, c’est-à-dire l’infernal capitalisme.
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