Bureaucratie et virage numérique (II)
Une contribution de Férid Racim Chikhi(*) – Dans la précédente partie de cette contribution, j’ai passé en revue une définition algérienne de la bureaucratie, la valorisation du capital expérience et j’ai abordé la question de «la panacée : la numérisation ? avec un avertissement». Dans ce qui suit, il sera question de ce qu’en pensent quelques analystes exerçant en Amérique du Nord et autour de la Méditerranée ; le nécessaire besoin de la formulation d’un bon diagnostic, ainsi que quelques souvenirs de la première école de management algérienne édifiée par un vrai visionnaire de l’Etat, Mohand-Arezki Isli.
Numérisation, la panacée ? Avertissement !
La déconstruction de ce mal qu’est la bureaucratie, qui, depuis l’indépendance de l’Algérie, ronge les rouages du système de gouvernance du pays est, à mon avis, un acte vital puisqu’il se veut être un éclairage sans compromission. Par conséquent, à partir des intentions fort louables du président de la République, je passe en revue quelques idées, des pratiques et des suggestions réalisables pour progresser dans la gouvernance et de la gestion générale figée des institutions algériennes et de tout ce qui leur est rattaché.
Un virage numérique qui mène à un management dynamique et adéquat devient une exigence incontournable. En fait, selon ma perception, il devrait être plus question d’opérer des actions d’amélioration des performances que seulement de lutter contre la bureaucratie.
Cela peut se faire sur la base d’une révision des organigrammes des emplois (déjà implémentée avec le SGT), de la mise à niveau des définitions des tâches de ces emplois ; d’une révision du fonctionnement rationnel des structures et de leur évaluation systématique et, mieux encore, l’introduction d’un code de déontologie et d’un code d’éthique par domaine d’activités et par entreprise ou institution. Je préconise aussi d’exploiter les enseignements tirés des réseaux des télécommunications, des banques, des agences d’Air Algérie, etc.
Quand en juin 2021, le président Tebboune, s’est exclamé : «La situation n’est pas aussi catastrophique. Il y a des problèmes, des difficultés, peut-être aussi des blocages à cause de la bureaucratie, contre laquelle je lutterai avec toute mon énergie»… comme par magie, quelqu’un derrière lui, certainement un conseiller spécial en administration ou en management, lui aurait soufflé à l’oreille : «Il y a une solution, c’est la numérisation.» C’est parti pour un round de déclarations de spécialistes, y compris parmi ceux et celles qui ont quitté le pays sans avoir marqué de leurs empreintes les domaines d’activités où ils ont œuvré.
Les vrais praticiens et autres professionnels de la gestion et du management se sont tus, malgré leurs connaissances de la problématique et de la définition de recommandations avisées. Ils ont commencé à mieux s’informer avant de commenter. Quelques-uns le font, encore de nos jours, en sourdine, mais sans trop se mettre de l’avant. Ils observent, ils questionnent, ils consultent, ils sondent, ici et là. Ils échangent, avant de revenir à un état des lieux qui leur a servi de faire-valoir pour quitter le pays et ensuite parce qu’ils avaient compris, que malgré les changements qu’ils avaient préconisés, le mal agissait comme un cancer généralisé. D’autres, parmi les mieux informés, et au fait des nombreuses incertitudes qui détériorent tous les secteurs d’activités, les institutions, les organisations et les relations humaines de l’Algérie, ont établi un diagnostic structuré. Ils y mentionnent, entre autres, un changement de culture industrielle et des pratiques de gestion des ressources humaines loin de l’interventionnisme systémique ; malheureusement, tout leur kit de transformations profondes et majeures a toujours été incompatible avec les habitudes des tenants des arcanes des pouvoirs en place. Alors, la numérisation est-elle la bonne solution lorsque les mentalités dans bien des institutions et des bureaux de l’industrie et du commerce sont celles du douar et que l’ordinateur est inexistant dans bien des services locaux sur le territoire national ?
Questions
Je reprends les questions que je me suis posées et que bien d’autres ont, sans aucun doute, abordées à leurs convenances. J’en ai au moins une quinzaine qui se complètent et sont interdépendantes : quelles sont les recommandations formulées en conclusion du diagnostic professionnel, s’il y en a un qui a été formulé ? Quels sont les paramètres retenus pour procéder au changement ? A-t-on créé une structure de coordination ? Quel sont les profils des employés qui auront la charge de cette mutation essentielle et nécessaire ? Quelle est l’évaluation faite par les impacts sur les autres structures ? A-t-on prévu une période de transition et de combien de temps bénéficiera-t-elle ? Que fera l’Etat du parc des ordinateurs, devenus obsolètes ? Seront-ils rénovés ou iront-ils à la casse (a-t-on pensé à la création d’emplois) ? Seront-ils offerts à quelques pays amis démunis ? Avec quel équipement de remplacement ce virage sera-t-il effectué ? Quel sera le fournisseur principal ? Sera-t-il chinois, japonais, américain, etc. ? Sachant que bien des informaticiens sont convoitées par des pays européens et nord-américains où trouvera-t-on leurs remplaçants pour procéder à ce changement majeur ? A-t-on réfléchi à un plan de formation tous azimuts ? Même si l’on puise dans les 65 milliards de dollars de réserves de change, quel est le budget prévisionnel réfléchi par les promoteurs ? Là aussi, des interrogations, aussi bien fonctionnelles qu’organisationnelles, peuvent émerger ici et là et constituer d’autres aspects de la réflexion.
Un échange avec des analystes seniors
Dans un échange avec des collègues analystes experts de la théorie des organisations, je me suis enquis des solutions qu’ils prôneraient s’ils avaient la charge de résoudre le problème. S’en est suivi, un brainstorming en quelques séquences, comme nous avons l’habitude de le faire, lorsque ce type de questions nous est posé et que cela concerne l’analogie entre les pays du pourtour méditerranéen et ceux de l’Amérique du Nord.
A la fin de la conversation, tous étaient d’accord pour dire : «La numérisation pour venir à bout de la bureaucratie sans un changement de la culture industrielle et des mentalités, sans la pénalisation des ingérences et des interférences n’est qu’un transfert dans une boîte hermétique d’un problème sous le couvert d’un nouveau concept. Comme on le dit au Canada, c’est balayer la poussière sous le tapis. La bonne solution résiderait dans les pratiques des porteurs d’idées et les expériences des opérationnels. Les premiers proposent des idées aux seconds ; ces derniers sont les vrais innovateurs et créateurs parce qu’ils le mettent en application. Bien entendu, les propositions des opérationnels sont, elles aussi, examinées et envisagées par les stratèges. Cependant, il est entendu que si la numérisation est la panacée, cet antidote qui guérirait de tout peut-il être appliqué conséquemment par tous et pour tous ?»
Revenons au président de la République, il n’avait pas tort de souligner que la lutte contre la bureaucratie mettrait un terme aux tracasseries que rencontre l’Algérien dans son quotidien, le tout créé «fatalement» par des employés, qui, eux-mêmes, ont été formés à la mise en place de ces embûches et, par conséquent, font perdurer des systèmes nuisibles à l’Etat, ses institutions, ses organisations et notamment leurs usagers.
Formulation d’un bon diagnostic
Il est aussi vrai que la bureaucratie doit être prise à bras-le-corps pour la diminuer et la réduire. La décision du Président de la contrecarrer est la bienvenue. Cependant, plutôt que d’imposer une échéance de six mois, n’aurait-il pas été plus judicieux de procéder par étape et aborder la question par une politique d’ASP (Amélioration systématique des performances) des agents de l’Etat et des institutions publiques et parapubliques, des cadres de tous les secteurs d’activités et même ceux des services municipaux ? N’aurait-il pas été plus adéquat de décrypter le problème, le cerner, établir des solutions gagnantes et en choisir une ou deux pour le résoudre ? N’aurait-il pas été convenable de voir quels sont les «services» en mesure de coordonner et superviser toutes les activités de formalisation induites par cette lutte ? N’aurait-il pas été plus pertinent de donner plus de lest aux organes de contrôle et de vérification, tels que la Cour des comptes et l’IGF ? N’aurait-il pas été pertinent de prévoir une période de transition limitée dans le temps pour la formation des employés à l’usage de la digitalisation ? N’aurait-il pas été approprié d’évaluer par anticipation les résultats escomptés ? Et, qu’en est-il des employés marginalisés dont les compétences sont avérées mais qui ne font pas partie des «élus» ? Ne devraient-ils pas avoir à répondre à un profil type pour œuvrer et montrer leur potentiel personnel ?
En conclusion
Je me souviens d’un professeur (Boukhemis) de l’INPED, à l’époque il était un fan du philosophe du management Zaleznik. Ce dernier, en analysant le déclin des entreprises américaines, demandait souvent à ses étudiants : quelle est la différence entre les managers et les leaders ? Sans attendre leurs réponses, il répondait : «Les leaders ont une vision projective et sont moteurs de changement alors que les seconds sont davantage dans l’exécution et la gestion…» De son côté, même si pour Max Weber : «La bureaucratie est un système d’organisation efficace, caractéristique des sociétés modernes, elle repose sur des règles stables et sur un personnel spécialisé. Mieux encore, il considérait qu’elle est un modèle d’organisation rationnel, qu’elle peut avec le temps paralyser l’organisation à force de règles et de contrôles qui finissent par décourager les initiatives, et à cause d’une rationalité excessive qui amène les groupes à se replier sur les objectifs de leur département, au détriment de ceux de l’organisation.» Et, il préconise que pour la vaincre : «Il faut réduire les charges administratives qui grèvent l’économie […] c’est le premier pas et le plus important à faire sans omettre qu’une extension de cet objectif aux citoyens est souvent exigée dans la foulée.»
Mon prof de l’INPED nous avait soufflé que les causes de la faiblesse de la bureaucratie en Algérie résidaient dans les instructions données par la hiérarchie. Nous en avions conclu que ces directives étaient souvent mal, voire pas du tout, comprises, en raison du niveau scolaire très bas de ces «chefs», leur expérience n’ayant jamais fait l’objet d’une évaluation appropriée et du fait aussi qu’ils occupent ces emplois, non pas compte tenu de leur profil – qualification, expérience, compétences – mais de leur proximité avec un puissant du moment. La sollicitation intellectuelle des employés étant nulle, leur implication dans les tâches effectuées est souvent absente et, par conséquent, limite du même coup la productivité du travail. Alors, pour lutter contre la bureaucratie en Algérie ne vaut-il pas mieux, pour une période d’une année, un moratoire qui aiderait à tracer les pistes du succès plutôt qu’une redite de toutes les politiques n’ayant jamais abouti depuis 1962 ?
F.-R. C.
(Suite et fin)
(*) Analyste sénior Groupe d’études et de réflexion Méditerranée-Amérique du Nord (German)
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